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samedi 5 janvier 2019

Les trios avec pianoforte, chefs-d'oeuvre méconnus de Joseph Haydn


II. Les trios HobXV.18 en la majeur, HobXV.22 en mi bémol majeur et  HobXV.23 en ré mineur.

Pendant son deuxième séjour à Londres (1794-5), Joseph Haydn a composé quinze trios pour piano, violon et violoncelle, en comptant les oeuvres écrites à Londres mais publiées plus tard à Vienne. Alors que l'esprit classique prévalait dans les trois trios pour flûte ou violon de 1790 (HobXV.15-17), un souffle romantique anime les trios de 1794-5. Haydn fait preuve de son imagination inépuisable et y crée peut-être les plus belles mélodies de toute son oeuvre. Il est intéressant de signaler que les plus grands trios de Haydn, à commencer avec le trio n° 24 en mi bémol majeur (HobXV.11) de 1788, sont tous postérieurs à ceux de Mozart (1786-88 ) (1,2). Malgré le modernisme extraordinaire de tous ces trios, le violoncelle se contente de doubler la basse du piano à la manière baroque ce qui n'est en rien une pratique archaïsante mais révèle une volonté clairement affirmée d'augmenter le volume sonore de l'ensemble. Il est vrai que ces trios sonnent admirablement.


George Lambert (1700-1765) View of Dunton Hall (Lincolnshire)

Trio n° 32 en la majeur (HobXV.18)
Ce trio fait partie d'une série de trois publiés en novembre 1794 à Londres et dédiés à la Princesse Maria Anna Esterhazy (3). Avec le trio n° 32, Haydn frappe un grand coup et compose une oeuvre d'une originalité et d'une inventivité exceptionnelles. Ses trois mouvements sont à des titres divers aussi beaux les uns que les autres.

Un thème superbe qui appelle le travail contrapuntique ouvre le premier mouvement, Allegro moderato. Arrivé à la dominante, alors qu'on attend un second thème, c'est le premier qui reparaît, suivi immédiatement par un motif nouveau et de troublantes modulations mineures. Le développement n'est pas très long mais exceptionnellement intense. Il débute par des imitations et des contrepoints sur le thème principal; tout s'arrête brusquement et alors survient un passage extraordinaire: alors que la main droite du pianiste dessine des arpèges, les basses jouent un motif descendant mystérieux et le violon des figurations ascendantes; ce schéma se reproduit plusieurs fois dans des tonalités de plus en plus éloignées et on admire l'audace des modulations et la hardiesse de l'harmonie. La réexposition présente des différences importantes avec l'exposition et le motif nouveau signalé dans cette dernière est allongé et rendu plus intense par des modulations qui rappellent celles du développement.

L'
andante en la mineur 6/8 débute par un thème mélancolique au rythme de sicilienne. On arrive alors à un intermède central en la majeur basé sur un thème nouveau. Tout cet intermède est incroyablement romantique et selon Marc Vignal, ressemble à la partie correspondante du mouvement lent, andante sostenuto, de la sonate en si bémol D 960 de Schubert (3). Le retour du thème initial se traduit par des changements notables et en particulier par des ornements raffinés et de nouveaux contrepoints qui en augmentent le pouvoir évocateur et la poésie.

Le finale
Allegro, Rondo Polacca alla ungerese, est un exemple typique de rondo à la hongroise. Moins connu que le Rondo alla ungarese du trio n° 39 en sol (HobXV.25) ou celui terminant le concerto pour piano en ré majeur (HobXVIII.11), il est tout aussi brillant et hardi que ces derniers. Le refrain encadré par des barres de reprises est particulièrement entrainant et dynamique. Particulièrement remarquable est la fin de chaque couplet où le retour du thème tzigane du refrain se traduit par un martèlement sauvage des basses (clavier et violoncelle). Le deuxième couplet peut-être également entendu comme une coda finement ouvragée. Ainsi se termine dans la joie la plus débridée, une oeuvre commencée dans un climat méditatif.

Thomas Gainsborough (1727-1788) Près de King's Bromley

Trio n° 36 en mi bémol majeur (HobXV.22)
Second de la série de trois trios dédiés à la Princesse Maria Hermenegild Esterhazy, ce trio, datant de la fin de 1794 ou du début de 1795, est le plus vaste et le plus "symphonique" des trios pour piano, violon et violoncelle composés jusqu'alors. Sa tonalité de mi bémol, ses dimensions, son lyrisme généreux le rapprochent de la symphonie n° 99 conçue peu de temps avant.

Le premier mouvement, Allegro moderato à 2/4, structure sonate, est vraiment monumental. Il débute avec un thème ascendant en valeur longues au piano suivi par une chute de tierces. Quelques mesures plus loin une variante très lyrique du thème est chantée par le violon avec un accompagnement en sextolets du piano. Ce passage inoubliable n'a plus rien à voir avec la musique du 18ème siècle, il évoque Schubert voire Schumann. L'analyse de ce morceau n'est pas aisée en raison de srichesse thématique, le thème principal est répété à la dominante comme toujours chez Haydn à cette époque, mais son retour est précédé et suivi par plusieurs courts motifs dont un, très caractéristique, est un puissant unisson dans la tonalité de sol bémol majeur. Le violon s'empare du second thème, une longue mélodie très romantique richement accompagnée par les sextolets du piano. L'exposition se termine avec un court motif de tierces issu peut-être du thème principal. 
Le gigantesque développement commence avec ce dernier motif qui fait l'objet d'un traitement en style contrapuntique très serré aux harmonies acerbes; le thème principal fait une courte apparition pour laisser la place au second thème qui va passer par les modulations les plus variées puis un court fragment de ce thème sera échangé entre violon et piano et entre les deux mains du pianiste, fragmentation du thème qui évoque irrésistiblement Beethoven. Cette longue et intense élaboration du second thème est interrompue par l'unisson que nous avons signalé et que des modulations nouvelles rendent encore plus impérieux. La réexposition est globalement semblable à l'exposition mais l'unisson caractéristique est fortement allongé et plus menaçant que jamais dans sa nouvelle tonalité de do bémol majeur. 


Encore un mouvement lent inoubliable, décidément Haydn nous gâte dans ce trio! Ce poco Adagio en sol majeur 2/2 débute avec un thème extraordinaire, d'une personnalité unique. Le thème en valeurs pointées est constamment accompagné par des triolets de croches d'où un balancement rêveur évoquant un nocturne. Ajoutons à cela une partie de piano assez chargée avec de nombreuses tierces ou sixtes parallèles, les accords massifs à la main droite qui donnent à ce mouvement une sonorité très spéciale. L'exposition s'achève avec une descente chromatique mélancolique qui se répète un octave plus bas avec une intensité accrue. Le développement débute avec le thème initial métamorphosé par des modulations extraordinaires qui préfigurent le dernier Schubert et on retient son souffle jusqu'à la rentrée qui reproduit en gros l'exposition. Cet Adagio est un des plus profonds parmi les mouvements lents de Haydn, il m'évoque l'Andante du concerto n° 21 en ut majeur K1 467, de dix ans antérieur, de Mozart. Evidemment les deux morceaux sont très différents mais l'atmosphère de rêverie nocturne qui règne dans les deux oeuvres est semblable.


Avec le finale Allegro à 3/4, structure sonate, nous revenons sur terre. Il débute avec un thème dont le rythme quelque peu syncopé a un parfum d'Europe centrale. Après un long passage assez virtuose, le second thème contraste avec son charme mélodique et sa simplicité et l'exposition s'achève avec un dernier thème vigoureusement rythmé au dessus d'octaves brisés des basses du piano. Le développement consiste d'abord en une sorte de fantaisie qui nous emmène rapidement en la majeur, tonalité très éloignée du mi bémol initial, le thème principal pointe son néz en la majeur et est bientôt suivi par le mélodieux second thème qui grâce à de superbes modulations nous conduit à la rentrée. Cette dernière est d'abord identique à l'exposition mais le second thème est considérablement allongé et donne lieu à de belles modulations et des chromatismes qui en amplifient encore l'expression.
Avec le trio n° 27 en la bémol (HobXV.14) de 1790, le trio n° 36 en mi bémol figure parmi mes préférés. Il est étonnant qu'une oeuvre de ce calibre soit relativement peu connue.
En écrivant ce texte j'ai tâché dans la mesure du possible de m'abstraire des commentaires de Marc Vignal (4) et de proposer une opinion personnelle. Il est possible que le lecteur attentif de ces lignes reconnaisse des tournures de phrases appartenant au spécialiste incontesté, du moins en langue française, de Haydn. Si tel était le cas, ce serait involontaire de ma part.

John Constable (1776-1837) Vallée de Dedham

Trio n° 37 en ré mineur (HobXV.23)
C'est le dernier des trois dédiées à la princesse Maria Hermenegild Esterhàzy et publiés en 1795. Après un trio pastoral et détendu (n° 35 en ut majeur), puis un trio grandiose (n° 36 en mi bémol), voici une œuvre introvertie au climat pessimiste.
Dans ce trio, le piano se taille la part du lion. Le violon a une partie importante mais relativement simple. Ce rôle du violon dans la majeure partie des trios (à deux importantes exception près) contraste vivement avec celui, virtuose et même acrobatique, du premier violon dans les quatuors à cordes. Quant au violoncelle, rappelons qu'il se contente de doubler la basse du piano mais que toutefois son rôle est essentiel dans l'assise sonore de l'ensemble. De tous les trios de 
Joseph Haydn, celui-ci est un des plus denses et profonds.

Molto andante, ré mineur. Nouvel exemple de la double variation chère à Haydn où une variation majeure succède à une variation mineure, ce premier mouvement est très semblable à celui qui ouvre le trio n° 33 en sol mineur (HobXV.19) mais avec un caractère plus heurté et plus sombre. Après une superbe deuxième variation mineure d'une grande intensité en contrepoint strict à trois voix, survient une variation majeure avec des triples croches assez virtuoses au piano. Le mouvement s'achève par une courte coda et deux vigoureux accords de ré majeur sabrés par les trois instruments.

Adagio non troppo, Cantabile. Un mouvement lent en si bémol majeur, sous-dominante de fa majeur (relatif majeur de ré mineur) est tout à fait normal dans une oeuvre en ré mineur. Mais comme le premier mouvement s'achève en ré majeur et que le finale débute (et finit) en ré majeur, la tonalité de si bémol surprend. La logique aurait voulu une tonalité de sol majeur (sous-dominante de ré majeur), incidemment, tonalité des mouvements lents des trois trios précédents, mais voilà, Haydn ne fait jamais comme tout un chacun et son originalité n'est jamais gratuite. Il fallait en effet marquer la différence du mouvement central d'avec ceux qui l'entourent et donc le choix d'une tonalité éloignée n'est pas fortuit. Cet adagio est en effet un des plus profonds parmi les mouvements lents des trios de Haydn. Il y a dans ce morceau une tristesse et presqu'un abattement que l'on rencontre rarement chez lui. Ce morceau m'évoque immanquablement l'adagio du premier trio en ré mineur opus 63 pour piano, violon, violoncelle de Robert Schumann.
L'
adagio de Haydn débute par une longue phrase du piano très richement ornementée (5). Lorsque cette phrase est répétée par le violon, une inéffable émotion se dégage. La suite, encore plus chargée au piano avec accords massifs, tierces parallèles, octaves brisés est toujours aussi expressive. Une sublime transition de quelques mesures amène la rentrée qui reproduit le schéma de l'exposition en le variant notablement. La partie de piano est encore plus chargée d'ornements et quelques mesures de coda terminent cet exceptionnel morceau dans un climat d'abattement.

Comme dans le dernier mouvement de la sonate n° 61 (HobXVI.51) contemporaine ou bien celui de la sonate n° 56 (HobXVI.42) de 1784, 
Ré majeur n'a rien de gai ou d'aimable dans le Presto à ¾, structure sonate, du présent trio. Rien de joli non plus dans ce mouvement hâché et âpre . Ce Finale illustre un style caractéristique du dernier Haydn avec des mouvements d'une extrême densité et concentration où les idées se pressent fiévreusement sans la moindre respiration tout au long d'une course haletante et angoissante (6). Ici le contrepoint à trois ou quatre voix règne en maître du début à la fin, et un rythme ambigu oscille souvent entre ¾ et 6/8. Pourtant rien n'est improvisé, il s'agit au contraire d'un mouvement de sonate monothématique hautement organisé et muni d'un développement très court mais particulièrement dense. Une puissante coda canonique résume impitoyablement l'essence du morceau et met un point final à ce mouvement sans concession.

En route pour les derniers trios où Haydn nous réserve quelques surprises!

    1. https://piero1809.blogspot.com/2018/11/six-trios-pour-pianoforte-violon-et.html
    2. https://piero1809.blogspot.com/2018/12/six-trios-pour-pianoforte-violon-et.html
    3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1250-1.
    4. Marc Vignal, ibid, p. 1253-6.
    5. Je serais heureux de savoir si une étude de l'ornementation des parties de pianoforte chez Joseph Haydn, a été faite.
    6. Le choeur final de l'opéra L'Anima del filosofo ou encore la sinfonia qui ouvre l'oratorio Les saisons, en sont les illustrations les plus caractéristiques.



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