Défense
d'aimer
Les
silhouettes des géants que sont Jean
Sébastien Bach, Georg
Friedrich Haendel, Antonio
Vivaldi ou Jean
Philippe Rameau ont
longtemps masqué de nombreux compositeurs contemporains de grande
valeur. Reinhard
Keiser (1674-1739)
fait partie de ceux-là. Maître de chapelle, puis
directeur-compositeur de l'opéra de Hambourg, il est l'auteur d'une
trentaine d'opéras et d'une grande quantité d’œuvres
religieuses. Parmi ses opéras, le plus connu est Croesus dont René
Jacobs a
donné récemment une magnifique version discographique (1). Il est
possible, grâce à cette œuvre imposante, de se faire une idée du
style de Keiser. Ce dernier est avant tout un mélodiste qui confie,
soit aux voix, soit à des instruments solistes de superbes mélodies,
c'est aussi un coloriste qui aime enrichir ses compositions du timbre
et des sonorités variées des instruments à vent (bois et cuivres)
à des fins pittoresques ou dramatiques. Le langage musical est
souvent simple et diatonique, on n'y trouve ni la densité
polyphonique de Bach, ni les dissonances acerbes de Vivaldi, ni les
élans dramatiques ou épiques de Haendel, mais ce langage musical
est en adéquation parfaite avec son objet ou avec le sujet traité
quand il s'agit d'opéra, avec une attention toute particulière
donnée à la caractérisation des personnages. Pour plus
d'informations concernant ce compositeur, on pourra également
consulter le compte-rendu d’Octavia
donnée au Festival d’Innsbruck 2017 (2). On peut aussi écouter
Der
geliebte Adonis
(3) une œuvre étonnante composée en 1697.
Au
temps où Keiser composait son Croesus (1710) et le
présent Singspiel Diana oder der Rächtige Cupidon (1712-1724),
Haendel avait déjà à son actif de magnifiques opéras seria
tels Rodrigo (1707), Agrippina (1709)
et Rinaldo (1711). A la même époque, Naples
célébrait la naissance de l'opera buffa, illustré par Antonio Orefice (Patro Calienno de la Costa, 1709), Alessandro Scarlatti (Il trionfo del onore, 1717) ou Leonardo Vinci (Li zite n'galera, 1722) (4). Il est probable que des échanges fructueux existaient
entre ces compositeurs allemands et transalpins. En tous cas, les
opéras de Keiser réalisent une synthèse des influences italiennes,
allemandes et françaises. Ils présentent aussi des caractères
originaux, ils se distinguent en effet par la présence à côté des
airs, de nombreux chœurs et interludes orchestraux, tandis que les
opéras de Haendel ou de Vivaldi de cette période consistaient en
une suite d'airs entrecoupés de récitatifs secs.
L'oeuvre
Diana,
déesse de la chasse, demande à ses servants, une dévotion totale
et estime que l'amour est incompatible avec l'observance de son
culte. Cupido ne peut admettre un pareil affront à l'essence même
de son pouvoir. Il va alors se venger en décochant des flèches qui
inoculeront aux personnes frappées une passion amoureuse. Aurilla,
courtisée par Tirsi, est frappée par une flèche et tombe amoureuse
d'Endimion, un jeune berger. Diane n'échappera pas à la vengeance
de Cupido, blessée par une flèche elle devient subitement amoureuse
à son tour d'Endimion. La situation se complique pour le dieu de
l'amour, ses flèches sont volées à leurs destinataires et en
contaminent d'autres. Pire que tout, Cupido est lui-même piégé
dans les filets du chasseur Silvano. Des imbroglios inextricables
s'ensuivent mais tout se règle à la fin. Cupidon obtient sa
libération en cédant Endimion à Diane. Mais Endimion ne l'entend
pas ainsi, il dédaigne ses amoureuses qui, à leur grand dam,
découvrent que la chienne du berger est l'unique amour de sa vie.
Les lois de la nature reprennent le dessus, Tirsi s'unit à Aurilla
sous l’œil bienveillant des dieux réconciliés.
Ce
livret, riche en situations comiques et bouffonnes, est tiré des
Métamorphoses d'Ovide et met en scène le conflit
entre Diane qui veut interdire à ses suiveurs l'amour sous peine de
mort et Cupidon qui ne peut admettre une loi qui fait outrage à sa
divinité. Ce thème fut admirablement mis en musique par Francesco
Cavalli (1602-1676) avec La Calisto (1651) et le
sera non moins habilement par Vicent Martin i Soler (1754-1806)
dans L'Arbore di Diana (1787) sur un livret de Lorenzo
Da Ponte (5,6).
Dès
la sinfonia d'ouverture en un seul mouvement de Diana oder
der sich rächende Cupido, Keiser se singularise. On est loin de
l'ouverture à la française suivie d'une fugue des opéras de
Haendel et de ses contemporains français ou de la sinfonia
vivaldienne en trois mouvements.
Les
airs sont généralement très courts, et cette concision fluidifie
l'action dramatique qui se déroule à toute vitesse. A l'acte I,
l'air d'Endimion en fa majeur, Sonno placido e gradito,
écrit pour voix de mezzo-soprano et accompagné par le hautbois et
les cordes, est centré sur la beauté mélodique. Cet air du sommeil
est remarquable par son climat hypnotique, il donne à la
mezzo-soprano l'occasion de chanter de belles notes graves. Le
superbe aria d'Aurilla en mi mineur, Wie schwer ist es,
est un des plus pathétiques et émouvants de toute la partition. La
jeune femme, tombée amoureuse d'Endimion, réalise qu'elle doit
absolument cacher cette passion de peur que Diana ne l'apprenne. Elle
clame son désespoir auquel fait écho une magnifique partie de
violoncelle solo. On arrive alors à l'aria d'Endimion, Qual
solinga tortorella, en ré majeur, un air impressionnant de
virtuosité expressive avec une partie d'alto solo obligée d'une
grande difficulté. Dans cet aria di paragone, le berger se
compare à une tourterelle qui a perdu sa compagne. L'acte I se
termine avec l'aria di furore en la mineur de
Diana, Jove, vieni e servi all'ira, où Diana, repoussée
par Endimion, invoque Jupiter afin qu'il la venge. L'accompagnement
des violons en doubles croches presto est particulièrement
intéressant car il reflète le tempérament irascible de la déesse.
A l'acte II, l'air pastoral, Ne' mormorare, di lucid'onde,
sorte de barcarolle que chante Aurilla avant de s'endormir, est très
poétique et coloré avec son accompagnement de cordes avec sourdines
et de la flûte à bec. Enfin, morceau de bravoure de l'acte III,
l'air final de Diana, Pensa, che fost'e sei, est écrit dans
un registre très tendu pour la voix de soprano et bénéficie d'un
accompagnement virtuose des premiers et seconds violons qui
rivalisent de bariolages. On remarque que les violoncelles, doublés
par un basson et le violone sont parfois divisés, audace pour
l'époque.
La
représentation
Dans
la lignée de spectacles comme L'Italiana in Londra de
Cimarosa, créé en 2015, Alceste de Lully en
2016, Pimpinone de Telemann et
Livietta e Tracollo de Pergolese en 2017, Génération
Baroque continue d'explorer l'opéra du 18ème siècle en en
revisitant les aspects les plus joyeux et les plus impertinents.
Diane ou la vengeance de Cupidon, Singspiel en trois
actes, un remarquable témoignage de la capacité de Keiser à
traiter des sujets comiques, convenait admirablement à ce projet.
Le
livret est plus profond qu'il n'y paraît. Dans le défense
d'aimer instauré par Diana, on peut y voir en filigrane, une
dénonciation des excès de pouvoir de dictateurs ou de religieux qui
prétendent imposer des lois coercitives à l'homme, thème qui sera
traité brillamment par Richard Wagner dans son deuxième
opéra, Das Liebesverbot. Benjamin Prins a choisi une
approche plus décalée en situant l'action dans une préhistoire
fantaisiste. En procédant ainsi, la mise en scène remonte aux
origines les plus profondes des
mythes. Le traitement burlesque, éclectique et parodique donne
l'occasion de mettre en valeur certaines scènes érotiques,
d'introduire d'amusants anachronismes et de gommer tout message
prétentieux qu'on serait tenté d'y trouver. Au delà de la
différence d'époques, cet état d'esprit me semble proche de celui
d'Offenbach dans
certaines de ses comédies. Les protagonistes (Diana comprise) sont à
peine vêtus de misérables hardes en toile de jute, et évoluent
dans un décor rempli de végétation évoquant une forêt primitive
(Anita Fuchs,
costumes et scénographie), recelant des cachettes multiples révélées
par des éclairages astucieux. Les traits envoyés par Cupido sont
représentés par des flashes aveuglants (Christian
Peuckert, éclairages).
Cupido, joué ici par une femme, contraste avec les autres
personnages par son apparence soignée et sa tenue vestimentaire, un
élégant déshabillé. Une direction d'acteurs attentive et inspirée
apporte beaucoup de vie et de naturel aux évolutions et impulsions
des personnages jusque dans leurs postures de chasseurs primitifs.
Les
chanteuses et les chanteurs, jeunes et dynamiques, ont manifesté un
engagement exceptionnel. Diana était incarnée par Elisaveta
Belokon. Son rôle est sans doute le plus acrobatique au plan
vocal avec des vocalises étourdissantes et de nombreux suraigus,
notamment dans une aria, Pensa, che fost'e sei. Sa
prestation fut de toute beauté. Elle a fait montre, dans chacune de
ses interventions, d'une technique vocale remarquable et d'une
intonation d'une parfaite justesse, le tout avec une voix
agréablement acidulée.
Dans
le rôle d'Aurilla, Janina Staub (soprano) a
parfaitement mis en avant sa belle ligne de chant ainsi qu'une voix à
la superbe projection et au timbre corsé et chaleureux. Je l'ai
trouvée autant à son avantage dans les airs brillants et virtuoses
que dans des airs plus intérieurs où elle s'est avérée très
émouvante.
Santiago
Garzón-Arredondo (baryton) a donné une belle
interprétation du rôle de Tirsi (personnage attachant qui ose dire
ses quatre vérités à Diana), avec une voix ample, bien projetée
et capable de mille nuances.
Carlos
Arturo Gómez Palacio (ténor) s'est montré très
convaincant dans le rôle du cynique Silvano en exprimant d'une voix
claire et bien timbrée le caractère impulsif du jeune chasseur.
Dans la cadence de son dernier air, il a montré qu'il pouvait
grimper à des hauteurs impressionnantes.
Pour
incarner Endimion, objet de tous les désirs, il fallait une artiste
sortant du commun. Belinda Kunz (mezzo-soprano) m'a
subjugué par la beauté de son timbre de voix, son legato harmonieux
et par des graves dignes d'une contralto, elle a pu faire valoir
l'étendue de sa tessiture en descendant facilement jusqu'au La 2.
Vera
Hiltbrunner (soprano) a donné une image spirituelle,
malicieuse et élégante de Cupido, dieu de l'Amour. En actrice
accomplie, ses mimiques et ses réflexions ont fait mouche à chaque
fois et ont complété la caractérisation musicale poussée de ce
personnage. Sa voix agile et ses jolies vocalises aériennes ont fait
le reste dans une prestation délectable.
L'orchestre
de Génération Baroque jouait en petite formation (les cordes à
l'unité, une flûte à bec, un hautbois, un basson, clavecin,
théorbe) avec à chaque pupitre un(e) artiste. Chez les cordes j'ai
apprécié le jeu élégant et délié de la première violoniste.
Tout au long de l’œuvre, hautbois et flûte à bec ont réalisé
un travail de toute beauté. Le continuo apportait une assise
harmonieuse aux récitatifs secs, aux airs et aux nombreux choeurs de
la partition. Le tout sous la direction experte de Martin
Gester, à la fois directeur musical, instrumentiste et pédagogue
exceptionnel.
Cette
soirée délicieuse a rendu justice à un compositeur qui mérite
absolument d'être mieux connu.
Cet
article est une version un peu allongée d'une chronique publiée
dans BaroquiadeS (7).
1.
https://www.forumopera.com/v1/critiques/croesus-keiser.htm
2.
http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/octavia-keiser-innsbruck-2017
3.
https://www.youtube.com/watch?v=v3KeWrzuiuA
4. Michele Scherillo, L'opera buffa napoletana durante il settecento. Storia letteraria, Delhi (India), 2016. ISBN 4444000059778PB.
4. Michele Scherillo, L'opera buffa napoletana durante il settecento. Storia letteraria, Delhi (India), 2016. ISBN 4444000059778PB.
5.
Dorothea Link, “L'arbore di Diana: a Model for Così fan tutte.”
In Wolfgang Amadè Mozart: Essays on his Life and Work, ed. Stanley
Sadie, 362-73. Oxford: Oxford University Press, 1996.
7.
http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/diane-et-cupidon-keiser-generation-baroque-2018
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