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lundi 21 janvier 2019

Les trios avec pianoforte, chefs-d'oeuvre méconnus de Joseph Haydn


III. Apothéose. Trios en ré majeur HobXV.24, en mi bémol mineur HobXV.31, en do majeur HobXV.27, en mi majeur HobXV.28 et en mi bémol majeur HobXV.30

La chronologie des huit derniers trios composés en 1794-5 à Londres par Joseph Haydn fait encore l'objet de débats. Il semble bien que les trois premiers trios composés furent les trios n° 38 en ré majeur HobXV.24, n° 39 en sol majeur (alla zingarese) HobXV.25 et n° 40 en fa# mineur, Hob.XV.26. Ces trios sont dédiés à Rebecca Schröter, une pianiste avec laquelle Haydn entretint une correspondance affectueuse. Ils sont techniquement plus faciles que les trois suivants dédiés à la pianiste virtuose Thérèse Jansen-Bartolozzi (1), respectivement les trios n° 43 en do majeur HobXV.27, n° 44 en mi majeur HobXV.28 et n° 45 en mi bémol majeur, HobXV.29 qui possèdent une partie de pianoforte dense et complexe. Le trio n° 42 en mi bémol majeur HobXV.30, également dédié à Thérèse Jansen-Bartolozzi, a été publié plus tard à Vienne en 1797 mais cela ne prouve pas qu'il ait été composé après les trois trios n° 43, 44 et 45. Au plan stylistique, on voit se dessiner une double évolution vers, d'une part des œuvres monumentales comportant des structures sonates épanouies (trios n° 43 en do majeur et 42 en mi bémol majeur) comparables à celles des dernières symphonies, d'autre part des œuvres plus fantaisistes, voire plus disruptives (trios n° 44 en mi majeur et 45 en mi bémol majeur) où Haydn s'emploie à renouveler les formes, évolution, sommes toutes, parallèle à celle des quatuors à cordes.

Paul Klee, La machine à gazouiller (1922), MoMA, New York

Trio n° 38 en ré majeur (HobXV.24)
Il fait partie d'une série de trois dédiés à la pianiste Rebecca Schröter et publiés en novembre 1795 (2). Dans cette série, le plus célèbre est le trio n° 39, HobXV.25 en sol majeur, à cause de son rondo tzigane final. Le trio n° 40, HobXV.26 en fa dièze mineur est aussi connu à cause de de son adagio qui est une version pour trio du mouvement lent de la symphonie n° 102. 
Le trio n° 38 en ré majeur est très bref (un peu plus de douze minutes dans la version du trio van Swieten). 

Le premier mouvement Allegro 2/2, structure sonate, débute avec un beau thème en deux parties séparées par un point d'orgue, la première dans le ton du morceau et la deuxième en mi mineur. On arrive à la dominante (la majeur), matérialisée par deux accords massifs des trois instruments, on attend un second thème mais, surprise, c'est le premier qui revient dans la tonalité inattendue de fa majeur. Le thème reviendra encore au moins deux fois et sera chaque fois accompagné d'admirables modulations. Le développement est entièrement bâti sur le thème principal. L'élaboration thématique ne fait pas appel au contrepoint mais utilise toutes les ressources de l'harmonie car ce thème va faire l'objet des modulations les plus hardies. Ce qui est miraculeux, à l'audition de ce merveilleux mouvement, c'est l'impression d'un jaillissement continu de mélodies, alors que dans ce morceau tout procède du thème initial.

Le deuxième mouvement Andante en ré mineur, 6/8 comporte deux parties comme beaucoup de mouvements lents de sonates de Haydn. C'est une sorte de marche lente au caractère épique, alla Schubert. Lorsque le thème principal est repris dans la deuxième partie, l'effet produit est saisissant du fait de l'écriture; le violoncelle double la basse du piano et la main droite du pianiste double à l'octave le violon. La sonorité de ce passage est fascinante.

L'Andante est enchainé à l'extraordinaire dernier mouvement Allegro ma dolce, ¾, structure Lied. Ce dernier est basé sur un thème merveilleux traité selon un strict contrepoint à trois voix, mais un contrepoint flexueux essentiellement musical. Les lignes musicales se poursuivent, se croisent, se superposent. De savoureux chromatismes viennent corser l'harmonie. Un intermède central passionné et dramatique interrompt le flux mélodique du début mais ce dernier reprend et termine le trio dans la douceur pour notre plus grande délectation.
Ce trio possède un charme unique et personnellement je le place très haut dans ma liste de trios préférés.

Paul Klee, Polyphonie (1932), Kunstmuseum Bâle

Trio n° 41 en mi bémol mineur (HobXV.31) Rêve de Jacob
Le surnom de ce trio dérive peut-être d'une anecdote, rapportée par Dies (3). Composé en 1794-5, ce trio ne fut publié qu'en 1802 (4). La tonalité improbable de mi bémol mineur est déjà un manifeste d'originalité de la part de Haydn. Les six bémols à la clé du premier mouvement interdisent l'usage des cordes à vide pour le violon et le violoncelle et confèrent à ce mouvement un son typique.

Le premier mouvement
Andante, 2/4, est un thème varié comportant à la suite du thème principal en mi bémol mineur, encadré par de doubles barres de reprises, quatre variations alternant les modes majeur et mineur. La troisième "variation" dans la tonalité rare de si majeur (5) pourrait aussi bien être qualifiée d'intermède car elle s'éloigne beaucoup du thème initial. Ce dernier est particulièrement pathétique et la fin de sa deuxième partie est remarquable par son expression intense conférée par des harmonies chromatiques et des modulations poignantes. Les deux superbes variations mineures exploitent toutes les potentialités expressives du thème. On a là, à la suite des variations en fa mineur HobXVII.6 de 1793, un des thèmes variés les plus dramatiques et originaux de Haydn. Ces deux œuvres reflètent le désir chez Haydn de renouveler cette forme devenue désuète à ses yeux, tâche qu'il mènera à bien dans le premier mouvement de son quatuor à cordes opus 76 n° 6 en mi bémol majeur..

Le second mouvement "
Jacobs Dream" Allegro en mi bémol majeur est pour le moins étrange. De forme indéterminée, ce morceau m'a semblé atypique et je me suis demandé ce que son auteur avait voulu dire et où voulait-il nous emmener? La gaité de ce mouvement m'a semblé de surface et même factice, cachant une sourde angoisse sous-jacente. Cette angoisse affleure dans certaines parties du développement (mais est-ce vraiment un développement?). Lors du retour du thème principal, violon et piano font étalage de virtuosité avec des traits compliqués qui sont censés représenter l'ascension d'une échelle en direction des hauteurs célestes, ascension qui tourne mal et se termine par une chute dans le le vide. Y-a-t-il eu chez Haydn un désir de provocation vis à vis d'un violoniste inexpérimenté comme semble le relater Dies? Je ne crois pas en cette fable. Cette oeuvre, comme d'autres des années 1790 (nombreux passages d'Orfeo ed Euridice, sonate n° 61 en ré majeur, interlude en la mineur de la version chorale des 7 Dernières Paroles du Christ, trio n° 37 en ré mineur...), est plutôt le témoignage d'une anxiété passagère, d'une sensation de solitude ou d'un désarroi. C'est une fois de plus à Robert Schumann à qui je pense en écoutant ce trio et notamment au mouvement final de sa sonate n° 3 pour piano et violon en la mineur.

Paul Klee Variations (1927) MoMA New York

Trio n° 43 en do majeur (HobXV.27)
Nous abordons maintenant la dernière ligne droite avec deux des trois trios pour piano, violon et violoncelle en ut majeur, en mi majeur et en mi bémol majeur (HobXV.27, 28, 29 respectivement). Ces oeuvres composées par Joseph Haydn en 1794-5, furent dédiées à la pianiste virtuose Thérèse Jansen-Bartolozzi. Par leur dimensions et leur difficulté d'exécution, ils constituent un aboutissement dans ce genre musical et une source d'inspiration pour le jeune Beethoven.

Le trio n° 43 en do majeur est peut-être le plus vaste des trios de Haydn. Il s'ouvre par un spectaculaire premier mouvement Allegro auquel la tonalité de do majeur donne un brillant et une puissance extraordinaires. Le thème principal est d'un dynamisme et d'un élan qui emporte tout sur son passage. Après le thème énoncé énergiquement par les trois instruments, on entend la réponse dolce du piano qui avec ses secondes majeures laisse pressentir un rôle important dans le développement. Ce dernier est un des plus élaborés et intenses de Haydn, il est construit d'abord autour de ce fameux motif dolce du piano dont les secondes devenues mineures sont maintenant beaucoup plus sombres et menaçantes. Le thème principal reparaît forte en la bémol et la réponse en secondes va initier un nouveau développement contrapuntique très serré, donnant lieu à de magnifiques modulations. La transition amenant la rentrée est d'une fantaisie et inventivité tout simplement géniales. Le contraste existant entre la stabilité tonale de l'exposition et l'activité modulante intense du développement est frappant.

L'andante est de forme lied. La tonalité de la majeur de ce mouvement, très éloignée de l'ut majeur initial, déroute un peu mais c'est un trait assez constant dans les oeuvres de Haydn postérieures à 1790. La première partie débute avec un thème d'une grande ampleur et richesse mélodique. L'intermède mineur d'une grande violence contraste vivement avec ce qui précède d'autant plus que son thème est issu mystérieusement du thème principal du morceau. La rentrée achève ce morceau dans un climat apaisé et quelque peu mélancolique.

Le génial Presto final équilibre par ses dimensions le premier mouvement. Le thème principal de cette structure sonate renoue avec le schéma ascendant du thème du premier mouvement et, ici, le mouvement ascendant est encore plus incisif. On est sidéré pendant ce début par la vitesse des modulations à la main gauche du pianiste et au violoncelle dont les figurations semblent se dérober sous les autres voix. Un second thème plus lyrique clôt l'exposition.  Le développement est axé sur le thème principal qui passe par toutes les couleurs possibles, c'est ensuite le second thème qui est développé, puis le début de second thème passe au violon tandis que la main gauche du pianiste s'empare de bribes du premier thème: l'effet produit par cette combinaison est particulièrement riche et intense. Lors de la reexposition, le second thème donne lieu à une extension syncopée, martelée par les trois instruments, d'une puissance extraordinaire. Dire qu'un tel morceau préfigure Beethoven est presque un lieu commun, il serait plus exact de dire que dans de nombreuses oeuvres de musique de chambre, le jeune Beethoven s'inspire de Haydn! En tout état de cause, ce Presto enthousiasma Felix Mendelssohn qui écrivit à sa soeur: Les gens n'en revenaient pas d'étonnement qu'une chose aussi belle puisse exister et pourtant elle est imprimée depuis longtemps chez Breitkopf et Härtel (6).

Trio n° 44 en mi majeur (HobXV.28) 
C'est le deuxième des trios dédiés par Joseph Haydn à la pianiste Thérèse Jansen-Bartolozzi et composés entre 1794 et 1795. Plus intimiste et fantasque que le précédent trio, le monumental trio en do majeur, n° 43, HobXV.27, il se distingue par un extraordinaire mouvement central.

Le premier mouvement 
Allegro moderato s'ouvre par un thème truffé d'appoggiatures, joué piano à la main droite du pianiste avec un luxe de nuances. Les doubles croches piquées de la main gauche et les pizziccati des cordes confèrent à ce thème une sonorité très originale et séduisante. Ce thème, répété une fois, joue en quelque sorte un rôle de portique. Il reparaîtra une fois encore au cours de l'exposition à la dominante mais sera suivi par une brusque modulation en sol majeur qui nous emmène dans des contrées mystérieuses. La liberté de ce mouvement se manifeste de façon encore plus vive lors du retour tout à fait inattendu du thème en la bémol majeur au cours du développement. Ce dernier assez court n'est pas basé sur le travail thématique mais est plutôt une libre fantaisie utilisant plusieurs motifs notamment celui qui terminait l'exposition. La partie de violon est très difficile avec doubles cordes et passages à deux voix. La réexposition est profondément modifiée et donne lieu à une extension lyrique et passionnée d'un des motifs de l'exposition. On notera dans cette section l'intervention de puissants octaves à la main droite du pianiste. Alors que le trio n° 43 en do majeur, HobXV.27 s'ouvre par un monumentale structure sonate, on dirait que dans ce trio, Haydn est à la recherche d'autres formes pour canaliser les idées qui bouillonnent en lui.

La première fois que j'écoutai les premières mesures du thème de l'a
llegretto en mi mineur, je crus à un plagiat du mouvement lent du Concerto Italien de Jean Sébastien Bach. Toutefois au fur et à mesure que la musique s'écoulait, je réalisai l'extrême originalité de cette musique. C'est d'abord la ligne de basse d'allure typiquement baroque à la manière d'un ostinato de chaconne que l'on remarque. Toutefois cette allure baroque disparaît quand cette basse obstinée est transposée dans les profondeurs du clavier et prend une résonance caverneuse, amplifiée par le vide existant entre le soprano et la basse. Ce caractère inquiétant presque fantastique est exacerbé quand le thème passe aux basses et la ligne de basse passe à la main droite du pianiste et au violon à l'octave. Depuis ma première audition, ce mouvement n'a pas perdu une once de sa force et exerce toujours la même fascination.

Le finale 
Allegro à ¾ a un thème très original, charmant et dansant, énoncé innocentemente. A la fin de cette première partie, la répétition quasi obsessionnelle de la première mesures de thème aboutit à un crescendo d'intensité expressive. L'intermède central en mi mineur est issu du thème initial, confié essentiellement aux cordes, il impressionne par sa véhémence et son âpreté très brahmsiennes. Les modulations sont hardies et on navigue de mi mineur vers si bémol mineur en passant par do# mineur pour revenir à mi majeur, ton principal du morceau. La reprise de la première partie s'effectue avec de menus changements. La coda très poétique évoque cette fois le Brahms doux et rêveur de la deuxième symphonie en ré majeur.

Paul Klee, Polyphony 2, Kunstmuseum Bâle

Trio n° 42 en mi bémol majeur (HobXV.30) Apothéose
On pourrait discuter longuement pour savoir lequel des grands trios pour piano, violon et violoncelle dans la tonalité de mi bémol majeur: n° 23 (HobXV.10), n° 24 (HobXV.11), n° 36 (HobXV.22), n° 45 (HobXV.29), et le présent trio n° 42, peut-être le dernier composé car paru chez l'éditeur Artaria fin 1797, est le plus beau. Ce qui est certain c'est que tous ces trios en mi bémol ont un air de famille, une sonorité particulière faite de force, noblesse, lyrisme, gravité.

Le premier mouvement
Allegro moderato, 4/4, est une puissante structure sonate pleinement épanouie d'une grande richesse thématique, on peut distinguer, sans compter les nombreux motifs secondaires, au moins quatre thèmes, tous généreusement développés. Les deuxièmes, troisièmes et quatrièmes thèmes sont subtilement issus du premier. L'admirable troisième thème en si bémol mineur est incroyablement romantique. Le quatrième thème très virtuose évoque une ritournelle de concerto pour piano. Le développement très intense est construit à partir des premiers, seconds et quatrièmes thèmes. Lors de la réexposition, profondément remaniée, on remarque une extension très dramatique du second thème. Le troisième thème est modifié également de façon inattendue ce qui le rend encore plus expressif. On a ici sans aucun doute un des plus grandioses premier mouvements de Joseph Haydn.

Le très bel
andante con moto en do majeur, 3/8, offre un vif contraste avec ce qui précède. De forme lied, il débute avec un thème merveilleusement harmonisé au caractère recueilli, presque religieux.. L'intermède central, très court et intense, reste dans l'ambiance de la première partie tout en l'approfondissant et dans la troisième section, le thème initial est réexposé avec de nouveaux ornements. Une émouvante transition enchaine ce mouvement au suivant.

C'est avec un finale,
Presto, ¾, énigmatique et disruptif que se termine l'oeuvre. D'une extrême concentration comme beaucoup de mouvements de cette période, ce morceau est un mouvement perpétuel sans la moindre pause pour reprendre son souffle. La première partie est encadrée de doubles barres de reprises. Le thème anguleux exposé par le piano n'est pas facile à mémoriser mais les contrepoints du violon en facilitent la compréhension. La deuxième partie est un vaste et véhément intermède mineur. Le thème, d'abord au violon est accompagné par une partie de pianoforte massive et agressive, il se partage ensuite entre clavier et violon avec une violence accrue; à la fin de l'intermède, on entend à la main gauche du piano un écho en mineur du thème initial. La troisième partie est d'abord une récapitulation de la première partie avec quelques modifications. Dans la vaste coda, le contrepoint devient de plus en plus serré et le morceau se termine avec la plus grande énergie mais de manière interrogative. Rien de joyeux dans ce morceau mais une angoisse latente typique du dernier Haydn. La fragmentation des thèmes et l'absence de respiration entre eux, la hâte fiévreuse me font penser une fois de plus au Schumann de la deuxième sonate pour piano et violon en ré mineur opus 121 ou encore au trio opus 132 pour piano, clarinette et alto.

Après cet ultime chef-d'oeuvre, dernier né d'une liste de quarante cinq, cette série s'achève en apothéose.

1. Heureuse Therèse Jansen qui fut également dédicataire en 1794 de trois magnifiques sonates pour pianoforte, opus 33 n° 1 en la majeur, n° 2 en fa majeur et n° 3 en do majeur de Muzio Clementi, en poste à Londres à l'époque.
2. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard 1988, p. 1256.
4. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard 1988, p. 1262-4.
5. Si majeur est la sous-dominante de fa # majeur, enharmonique de sol bémol majeur, relatif majeur de mi bémol mineur, tonalité principale du premier mouvement du trio n° 41.
6. Marc Vignal, Joseph Haydn, ibid, p. 1259-1260.

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