Libellés

mercredi 26 décembre 2018

Les trios avec pianoforte, chefs-d'oeuvre méconnus de Joseph Haydn


I. Les trios HobXV.11 en mi bémol majeur, HobXV.12 en mi mineur et HobXV.14 en la bémol majeur.

La numérotation des quelques 45 trios pour pianoforte, violon et violoncelle de Joseph Haydn (1732-1809) est un vrai casse-tête et la nomenclature Hoboken est encore plus embrouillée. Afin d'y voir plus clair, il faut adopter une approche chronologique, travail effectué par différents musicologues comme H. C. Robbins Landon ou bien Marc Vignal (1). La composition de ces trios se déroule en deux temps. On a relevé 17 trios dans une période s'étageant entre la fin des années 1750 et 1770, chiffre révisé à la baisse par Marc Vignal (2). Haydn arrête de composer des trios pendant une quinzaine d'années et en reprend la composition à partir de 1784 et jusqu'à 1797 avec 28 trios qui sont tous des chefs-d'oeuvre. Dans l'étude qui suit, nous nous concentrerons sur les plus remarquables trios de la maturité. Bien que les six trios composés en 1784 et 1785 soient des œuvres intéressantes, ce n'est qu'à partir de 1788 que Haydn trouve ses marques avec des œuvres pleinement abouties.

Nature morte par Anne Vallayer-Coster (1744-1818)

Trio n°24 en mi bémol majeur pour piano, violon et violoncelle (HobXV.11) 
Il a été composé en novembre 1788, c'est le premier d'une série de trois comprenant les trios en mi mineur (HobXV.12) et ut mineur (HobXV.13) du début de l'année suivante. Le trio en la bémol (HobXV.14) lui est écrit seulement en 1790 mais se rattache aux trois précédents par l'inspiration et le style. Quelques années auparavant, Mozart avait écrit deux trios pour la même formation en sol majeur KV 496 et en si bémol KV 502, tous deux datant du printemps 1786 (3-5). Contenant quelques passages génialement inventifs, les deux trios de Mozart sont peut-être les plus beaux et les plus fouillés des trios composés jusqu'alors, ils donnent de plus une place notable au violoncelle ce qui était une nouveauté à cette époque. En juin et juillet 1788, Mozart composera encore deux trios en mi majeur KV 543 et ut majeur KV 548, si le premier reste encore dans l'ambiance novatrice des deux précédents, le second, à mon humble avis, est moins créatif. Quant au dernier trio KV 564 d'octobre 1788, c'est une oeuvre modeste, rapidement écrite qui semble indiquer que Mozart se désintéresse de ce genre musical (5). Ainsi Joseph Haydn prend le relai de son ami et avec le présent trio nous offre une oeuvre triomphante qui montre à l'évidence qu'il est entré dans la période la plus créatrice de sa vie.
L'allegro moderato (structure sonate 4/4) qui ouvre ce chef-d'oeuvre frappe par ses vastes dimensions. Il débute par un thème à la fois lyrique et fier, typique de la tonalité de mi bémol majeur qui avec ses rythmes lombards se grave rapidement dans la mémoire. Le premier thème reparait à la dominante mais la suite, un chant continu et très modulant du piano et du premier violon, est toute différente. On arrive alors à un thème nouveau d'un charme mélodique irrésistible. Toute cette exposition fait 75 mesures. C'est le thème conclusif de la première partie qui amorce le développement en ut majeur, la suite est de nouveau un chant continu d'un lyrisme schubertien qui se déroule longuement à travers de magnifiques modulations. Le premier thème reparait en fa majeur mais c'est une fausse rentrée et après un passage plein de fantaisie on assiste à la véritable rentrée. Ce développement a duré 80 mesures. La rentrée est entièrement refondue. Le premier thème rapidement module en mi bémol mineur ce qui en change complètement la signification mais immédiatement le joyeux thème conclusif met un terme à la réexposition qui ne fait que 35 mesures. Il est certain que ces mots d'exposition, développement et réexposition ne signifient plus grand chose ici tant Haydn prend de libertés avec les formes qu'il manipule avec génie en fonction de son inspiration qui ici semble inépuisable.

Le dernier mouvement, Tempo di menuetto, contraste avec le précédent par sa sobriété. Il présente un mélange dgravité et de charme mélodique très attachants. Le menuet proprement dit, en deux parties est encadré de doubles barres de reprises. Le style en contrepoint à trois voix est sévère mais le résultat paradoxalement est plein de séduction. Le trio en la bémol qui suit est également encadré de doubles barres de reprises. La mélodie est évidemment issue du menuet et rappelle le thème de l'épisode correspondant du tempo di menuetto du trio pour piano, clarinette et alto KV 498 de Mozart datant de 1786. De belles modulations chromatiques amènent la rentrée. Cette troisième partie est très différente de la première, il n'y a plus de barres de reprises et chaque partie du menuet est librement variée, procédé qui évite la monotonie. 
Plénitude et harmonie sont les termes qui conviennent pour qualifier ce merveilleux trio.

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), L'abreuvoir (1765)

Trio n° 25 en mi mineur HobXV.12
Composé vraisemblablement à la fin de l'année 1788, ce trio  est une oeuvre imposante qui se ressent du voisinage des grandes symphonies n° 88 , 89, 90 et 91 contemporaines. De structure très classique, il comporte trois mouvements, les deux premiers sont des structures sonates et le dernier est un Rondo.

Dans le premier mouvement,
Allegro moderato, structure sonate, 2/2, Marc Vignal remarque une ressemblance avec la sonate en mi mineur KV 304 de Mozart (6). Cet allegro m'évoque plutôt le premier mouvement du quatuor avec piano en sol mineur KV 478. En tout état de cause, ce morceau a des accents mozartiens et n'aurait pas déparé la série de trios pour la même formation que Mozart entreprit en 1786 et qu'il arrêta malheureusement, après le cinquième en sol majeur KV 563, sans avoir composé de trio dans une tonalité mineure.
Le trio de Haydn débute avec un vibrant accord de mi mineur auquel le mi du violon joué sur la corde mi à vide confère une sonorité éclatante. Le thème très dramatique, se prête bien aux imitations canoniques, il est suivi par un second thème en sol majeur presqu'insouciant. Le développement est très court (vingt mesures) mais concentré et dramatique; il débute avec
une géniale combinaison des deux thèmes de l'exposition et se termine ex abrupto par le thème initial aux basses sous une avalanche de doubles croches à la main droite du pianiste. Lors de la réexposition, on assiste à une refonte complète de la première partie, le second thème en mi mineur est devenu fiévreux et angoissé et donne lieu à un nouveau développement passionné d'une écriture très dense. Le thème initial aux trois instruments à l'unisson revient une dernière fois et l'accord de mi mineur scelle ce magnifique mouvement plein de feu.

L'
Andante, structure sonate, 6/8, en mi majeur est un admirable morceau très développé et d'une portée musicale considérable. Il m'évoque l'Andante non moins remarquable de la sonate en la majeur pour violon et piano KV 526 de Mozart et ceci en dépit d'une différence de rythme marquée puisque le mouvement de Mozart est à 2/4. L'Andante de Haydn est, comme à son habitude, extrêmement orné, et contraste avec l'austérité de celui de Mozart mais l'esprit qui règne dans les deux morceaux me semble très voisin. Un thème magnifique au piano accompagné par les pizzicatti des cordes ouvre le mouvement. Ce thème sera ensuite répété de nombreuses fois pendant tout le morceau parfois surchargé d'ornements, passant constamment par de troublantes modulations tandis que les doubles dièzes fleurissent sous les doigts du pianiste. Les mots sont impuissants pour décrire la poésie et l'émotion qui émane de ce morceau enchanteur.

Avec le Rond
o, Presto, 2/4, en mi majeur, nous revenons sur terre. Le vigoureux refrain du Rondo est encadré par de doubles barres de reprises. Le premier couplet en mi mineur a des accents balkaniques, le thème débute en mineur et passe brutalement en majeur avec des octaves brisés dans l'extrême grave du pianoforte qui évoquent un roulement de tambour. Retour du refrain écourté et second couplet en ut dièze mineur qui est en fait un développement sur le motif qui termine l'exposé du thème du refrain. Ce développement s'enchaine sur un retour du premier couplet très modifié. Après un dernier retour du refrain, la coda est basée sur le roulement de tambour des basses du piano tandis que le violon grimpe dans les hauteurs. Il est impossible de décrire la vie et l'énergie qui animent ce magnifique Rondo qui n'a plus rien de Mozartien. Haydn est arrivé à la période la plus créatrice de sa vie et on entend dans ce rondo son enthousiasme et son optimisme.

Le Rocher, Jean-Honoré Fragonard (1780)

Trio n° 27 en la bémol majeur HobXV.14
Ce trio fut composé au début de l'année 1790 à Eszterhaza. Quelques mois plus tard (le 28 septembre), Nicolas le magnifique décédait. L'opéra d'Eszterhaza fut alors dissous par le Prince Anton, successeur de Nicolas tandis que Joseph Haydn quittait l'Autriche et s'embarquait pour l'Angleterre au début de l'année 1791. Finalement Haydn avait refusé les propositions de son admirateur, Ferdinand IV, roi de Naples, et cédé à celles, plus concrètes et précises de l'impresario Salomon qui le pressait de s'établir à Londres.

Le premier mouvement,
Allegro moderato 2/4, est une structure sonate dont le thème unique a un rythme surpointé très caractéristique. C'est un des morceaux les plus aventureux de Haydn et de ce point de vue, il n'a rien à envier aux quatuors contemporains de l'opus 64. La tonalité de la bémol majeur est propice à de brusques changements d'éclairage. En modulant fréquemment en la bémol mineur puis par enharmonie en sol dièze mineur puis si majeur, il est possible d'élargir la palette tonale et d'accéder à de nouvelles atmosphères et couleurs (7). C'est dans le développement que se produisent ces modulations. Il commence par une formule conclusive chargée de retards située à la fin de l'exposition mais transposée en ut mineur ce qui en change radicalement la signification et la rend âpre et même dissonante (secondes mineures). La suite consiste en admirables modulations aboutissant à la dominante de do bémol majeur puis coup de théâtre, on entend le thème initial en si majeur (fausse rentrée) qui donne lieu à une page spectaculaire et fantaisiste d'arpèges modulants dans les tons diézés, aboutissant à un accord de ré dièze majeur pianissimo et un point d'orgue. Cette fois nous assistons à la vraie rentrée du thème principal dans le ton (la bémol) du morceau. Cette reexposition est écourtée et s'achève par une conclusion piano.

L'
Adagio en mi majeur (8) est un des morceaux les plus extraordinaires et visionnaires de Haydn. Plutôt que Beethoven, c'est Schubert ou même Brahms que l'on perçoit ici. Toutefois la concision, l'art de dire un maximum avec peu de notes, sont typiques de Haydn. Dans la première partie, le violon expose un thème sublime de caractère hymnique sur un accompagnement du piano en basse d'Alberti. La partie centrale en mi mineur est une improvisation très libre de caractère tzigane sur le thème de l'Adagio. C'est le piano qui improvise (triples croches par groupes de 11, 12 ou 13 !) tandis que les cordes et la main gauche du pianiste ponctuent avec des pizzicattis. Remplacez par la pensée la main droite du pianiste par une clarinette hongroise, ajoutez une contrebasse et un cymbalum et vous aurez peut-être une idée de ce que J.Haydn pouvait entendre dans les campagnes avoisinantes d'Eszterhàza. Le retour du thème en mi majeur se déroule sans grands changements si ce n'est une belle modulation en ré dieze majeur (par enharmonie mi bémol majeur, dominante de la bémol majeur) qui nous amène sans interruption et en douceur au la bémol majeur du Rondo final.

Le Rondo final,
Vivace, 2/4, est entièrement construit sur un seul thème. Le refrain sera énoncé cinq fois et les couplets sont des développements, principalement sur le thème du refrain. Rondo ou structure sonate? Cette question est secondaire car ce morceau est en fait un développement perpétuel d'un thème toujours en devenir. Il termine de la façon la plus brillante un trio que l'on peut légitimement placer au sommet de la production de son auteur, non seulement dans le trio avec clavier, mais encore tous genres confondus..

Ces trois trios de vastes dimensions correspondent à une régression, par rapport aux trios de Mozart, pour ce qui est du rôle du violoncelle. Ce dernier double presque tout le temps la basse du clavier à la manière de la basse d'archet dans la sonate pour violon et continuo baroque. Il reviendra à Beethoven à partir de 1794 avec son trio opus 1 n° 1 en mi bémol majeur, de donner au violoncelle le rôle qu'il aura dans le trio romantique. Par contre ces trios de Haydn représentent une superbe avancée pour ce qui est de l'harmonie à laquelle je trouve une saveur délicieuse et souvent des accents romantiques. Comme toujours chez Haydn il n'y a pas une note de trop, la parole est d'or.

    1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p.783-8
    2. Dans la liste des dix sept trios de jeunesse répertoriés par Robbins Landon, M. Vignal a retiré quatre transcriptions pour cette formation d'autres œuvres du compositeur et deux perdus ce qui laisse onze trios dont l'authenticité est garantie.
    3. Georges de Saint Foix, W._A. Mozart. IV L'épanouissement. Desclée de Brouwer, 1937.
    6. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p. 1140 et sequentes.
    7. On retrouve le même type de modulations dans deux magnifiques mouvements en la bémol majeur presque contemporains de Mozart: l'Adagio de la sonate pour piano et violon KV 481 (1786) et l'Andante de la 39ème symphonie (1788).
    8. La tonalité de mi majeur surprend après l'accord de la bémol majeur terminant le premier mouvement. Le changement d'éclairage à la fois qualitatif (couleurs différentes) et quantitatif (lumière plus ou moins intense), voulu par le compositeur, est frappant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire