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dimanche 11 août 2019

Temistocle de Johann Christian Bach par les Talens Lyriques


Les larmes aux yeux devant tant de beauté

Temistocle est un dramma per musica en trois actes de Johann Christian Bach (1735-1782) sur un livret de Pietro Metastasio, révisé par le librettiste de la cour de Mannheim, Mattia Verazi, représenté pour la première fois le 5 novembre 1772 au Hoftheater de Mannheim.

Johann Christian Bach peint en 1776 par Thomas Gainsborough

Temistocle, célèbre héros athénien, frappé d’ostracisme, s’exile en Perse avec son fils Neocle en gardant l’anonymat. Sa fille Aspasia enlevée par des pirates a été vendue à la princesse Rossane. Cette dernière est amoureuse de Serse, roi de Perse. Rossane voit d’un mauvais oeil l’intérêt grandissant de Serse pour la belle grecque. Sébaste, général perse, qui désire Rossane et veut détroner Serse, intrigue de son côté. Entre temps, Lisimaco, un général grec, dont Aspasia est amoureuse, est envoyé par Athènes pour avertir Serse que Temistocle est en Perse. Ce dernier devance Lisimaco en révélant son identité à Serse. Enthousismé par cette révélation, Serse accorde son hospitalité et même son amitié à Temistocle. Serse espère ainsi conquérir les bonnes grâces d’Aspasia, il rêve aussi de mettre Temistocle à la tête de ses armées. Serse décide alors d’épouser Aspasia et Rossanne furieuse s’allie à Sébaste. Apprenant qu’il lui faudra combattre contre sa patrie, Temistocle refuse le commandement de l'armée et Serse l’envoie méditer au cachot. Face à une situation inextricable, Temistocle décide de se suicider. Impressionné par tant de grandeur d’âme, Serse fait preuve de clémence, il réunit Aspasia et Lisimaco, pardonne à Sebaste de l’avoir trahi et finit par épouser Rossanne.

Le public du théâtre du Capitole de Toulouse eut la chance d'assister le 22 juin 2005 à la première représentation depuis sa création de Temistocle dans sa version complète. Christophe Rousset dirigeait l'orchestre des Talens Lyriques et une équipe de chanteurs réunie pour l'occasion. Ce spectacle fit l'objet d'une chronique d'Emmanuelle Pesqué (1). En même temps, le même auteur et Jérôme Pesqué publiaient un dossier sur la genèse historique de l'oeuvre, les conditions de sa création, le livret, les interprètes, l'orchestre de Mannheim (2). Presque tout a été dit sur cet opéra dans ces deux articles et je ne reviendrai pas là dessus. Cette représentation pourtant mémorable n'a pas fait l'objet d'un CD mais il nous reste un enregistrement You Tube, commenté par Geoffroy de Longuemar (3). Je me contenterai ici d'une modeste description de ce superbe opéra seria.

Guerrier grec casqué, photo JPA Antonietti, source Wikipedia

Le première impression à l'écoute de l'oeuvre est indiscutablement sa parenté avec la musique de Wolfgang Mozart (1756-1791), le Mozart d'avant Idoménée évidemment. J'avoue même que si certains airs de Temistocle étaient insérés dans Lucio Silla, je ne m'en apercevrai pas tant les styles des deux compositeurs me semblent proches. Il est vrai que Lucio Silla fut créé en janvier 1773 à Milan soit deux mois à peine après Temistocle. D'influence directe il ne peut être question mais il est certain qu'au moment de composer Lucio Silla, Mozart connaissait des opéras du Bach de Londres antérieurs à Temistocle. L'année 1772 est une année féconde pour le salzbourgeois avec la composition de quatre ambitieuses symphonies amorçant une nette rupture avec les symphonies précédentes (les symphonies en fa majeur K 130, en mi bémol majeur K 131, en ré majeur K 133 et en la majeur K 134), des six quatuors à cordes Milanais K 155-160 et évidemment de Lucio Silla (4-6). Du fait de la quasi simultanéité de la composition de Temistocle et Lucio Silla et de la proximité stylistique et spirituelle des deux musiciens, la comparaison des deux opéras s'imposait. 

Temistocle se distingue de Lucio Silla par de nombreux aspects. L'instrumentation de Bach est plus riche avec le puissant orchestre de Mannheim, comportant, en plus des bois au complet, trois clarinettes d'amour et des parties de hautbois et de basson concertants d'une folle virtuosité. Les vents, au lieu de doubler les cordes comme c'est souvent le cas chez Mozart à cette époque, forment un groupe indépendant, dialoguant avec celui des cordes. J'aimerais souligner aussi la densité de l'écriture de Bach, volontiers polyphonique, trait rappelant que malgré son immersion italienne de près de six ans, il reste le digne fils de son père. De plus Bach inaugure un procédé nouveau dans l'opéra seria consistant à doter les finales d'actes de plusieurs numéros à la chaine. C'est ainsi que le deuxième acte de Temistocle se termine avec sept sections enchainées. On est convié ainsi à un flot continu de mélodie d'une qualité exceptionnelle que l'on ne retrouve pas au même degré et avec la même constance dans Lucio Silla, aux mélodies plus anguleuses et moins fluides, à mon humble avis. Cette observation reflète toute la différence existant entre un compositeur de 37 ans au sommet de son art et un jeune homme de 16 ans, fut-il Mozart. Il faudra attendre quelques années pour que ce dernier donne avec Idomeneo (1780), une œuvre dans laquelle il se révèle tout entier et qui pour moi est sa sinfonia eroica.

Ostrakon portant le nom de Temistocle, 482 avant Jésus-Christ, source Wikipedia

Dans Temistocle, l'aria da capo règne dans pratiquement tout l'opéra mais le Bach de Londres prend quelques libertés avec cette structure (2,7). Rappelons que l'aria da capo consiste traditionnellement en la structure AA1BAA1 comportant cinq sections séparées par des ritournelles orchestrales et que que les sections A et A1, relativement semblables, sont répétées après B mais munies de vocalises et d'ornements supplémentaires à la discrétion du chanteur. Afin d'éviter les inévitables redondances, le Bach de Londres utilise le plus souvent l'aria dal segno, une structure AA1BA2 dans laquelle A2 consiste en l'entame de A raccordée à la partie de A1 située à partir d'un signe caractéristique indiqué sur la partition (dal segno = à partir du signe). Dans quelques airs seulement, Christophe Rousset adopte une solution encore plus radicale et musicalement cohérente dans laquelle la section A1 de la première partie, figurant sur la partition, est omise ce qui ne produit aucune perte de matière musicale puisque cette section A1 se retrouvera, lors de la reprise, incorporée dans la section A2.

Il est impossible de détailler tous les airs ou ensembles et il faut se résigner à sélectionner les passages les plus marquants, tâche difficile tant cet opéra regorge de beautés diverses. On observe une gradation dans l'intensité des émotions au fur et à mesure que l'action progresse avec des sommets d'intensité à la fin des actes II et III.

Acte I
Aria d'Aspasia Chi mai d'iniqua stella en sol mineur. L'écriture orchestrale de ce lamento bouleversant est remarquable avec les deux altos divisés et deux bassons indépendants. Aucune éclaircie n'est en vue et l'héroïne s'enfonce dans le désespoir.

Aria de Serse Contrasto assai piu degno en ré majeur. Oublie ta rancoeur et moi j'oublierai ma vengeance ! Dans cet air qui enchante par sa plénitude sonore, Serse propose que des relations apaisées s'installent entre Temistocle et lui.

Aria de Temistocle Non m'alletta quel riso. Grand air en si bémol majeur de type dal segno avec basson obligé. Il débute par une vaste introduction qui est presque un concerto pour basson en miniature. Pendant toute la durée de l'air, le ténor (Richard Söderberg) et le basson vont rivaliser de virtuosité. Dans cette conversation entre Temistocle et un interlocuteur imaginaire incarné par le bassoniste, le héros grec exprime sa méfiance à l'endroit de Serse et de ses propos lénifiants.

Acte II
Aria de Serse Del terreno nel concavo, un des sommets de l'oeuvre. C'est une aria di paragone (8) typique dans lequel le monarque compare sa jalousie à une braise qui couve et qui ne demande qu'un souffle d'air pour donner naissance à un incendie dévastateur. Les triolets de l'accompagnement créent une atmosphère d'abord hypnotique mais la voix du chanteur, soutenue par les coups de butoir de l'orchestre, enfle et et devient terrible sur les mots spavento e terror (épouvante et terreur). Curieusement la partie B de l'aria semble avoir été coupée. Metodie Bujor (basse) fut pour moi une révélation. Quelle voix et quel chanteur ! Un phénomène ! A ma grande déception, cet artiste si prometteur semble avoir disparu de la scène lyrique.

Aria de Rossane Or a' danni d'un ingrato, Aria dal segno typique. Il débute par une introduction très développée donnant la première place à un hautbois virtuose et se poursuit avec un dialogue flamboyant entre Rossane et peut-être son cœur représenté par l'instrument soliste. La colère de Rossane est extrême et elle veut punir celui qui l'a trompée mais elle sait aussi que son cœur déteste la vengeance. Ce duo d'un éclat très baroque montre que Bach ne dédaigne aucunement les formes anciennes. Marika Schönberg chante cet air avec un fort tempérament d'une voix pleine et chaleureuse.

Quartetto Quel silenzio, quel sospiro. En fait il s'agit d'un remarquable finale d'acte, comportant sept sections enchainées, durchcomponiert. Le quartetto (Serse, Aspasia, Neocle, Rossane) souvent polyphonique et très dramatique débouche sur le monologue d'Aspasia. Ce dernier débute par un extraordinaire choeur d'instruments à vents, passage unique dans toute la musique du 18ème siècle. Les bois et les cuivres dialoguent de manière ineffable avec Aspasia et cette dernière entame un chant désespéré, Cosi ad onta dell'empio. Mais Aspasia se reprend et conclut cette scène sublime avec une coda passionnée et combattive. Aspasia, incarnée ici par la remarquable Ainhoa Garmendia, est un magnifique personnage féminin anticipant Konstanz et même Léonore.

Acte III
Aria de Lisimaco A quei sensi di gloria. Encore un sommet. L'air débute par une admirable introduction orchestrale en doubles croches qui installe un motif lancinant qui va perdurer durant tout l'air. La voix totalement indépendante de l'orchestre déroule une merveilleuse mélodie. On en a les larmes aux yeux devant tant de beauté. Une flamme inconnue monte en moi ; déjà elle m'inspire me secoue et m'embrase...flamme évidemment représentée par la mélodie orchestrale qui soutenue par de puissants cors ne cesse de grandir. Raffaella Milanesi donne à cette scène un caractère presque épique.

Aria d'Aspasia Ah si resti...Les clarinettes d'amour qui interviennent de façon canonique, par quintes ascendantes donnent à cet air une couleur très originale et probablement sans précédent. Aspasia ne se sent pas la force d'accepter la décision de son père Temistocle de se donner la mort. Dans la partie centrale plus calme, elle prie les dieux d'adoucir son tourment et de l'aider.

Les mots sont impuissants pour décrire le finale de l'acte III durchcomponiert également. Il débute par un récitatif accompagné puis d'une Aria de Temistocle Ma di Serse. Dans cet arioso sublime la forme s'efface devant l'intensité de l'émotion. Il n'y a plus ici d'aria da capo mais un des plus beaux chants pour ténor du répertoire classique dans lequel le héros fait ses adieux au monde avant de boire dans la coupe fatale. Richard Söderberg incarne à la perfection ce rôle, il trouve dans le cantabile de cet arioso son terrain de prédilection et peut développer sa voix au timbre chaleureux et noble.

Contrairement à beaucoup d'opéras seria de l'époque qui se terminent par un choeur banal, la scène finale est digne de ce qui précède avec un choeur polyphonique qui ne déparerait pas un oratorio. On note en particulier à l'orchestre les quintes descendantes qui font écho aux quintes ascendantes de l'aria d'Aspasia.
Une lieto fine est souvent la règle dans l'opéra seria. Toutefois le librettiste a tenu à donner une certaine liberté à l'interprétation. Le choeur final se borne à chanter les louanges de Serse qui a su faire preuve de clémence à la manière d'un souverain du Siècle des Lumières. Pendant ce temps le sort de Temistocle reste incertain. On peut facilement imaginer qu'il ne se contentera pas des paroles lénifiantes de Serse et qu'il mettra à exécution sa menace.

Xerxes, portrait imaginaire datant de 1553 par Guillaume Rouille (1518-1589)

Grâces soient rendues à Christophe Rousset d'avoir ressuscité cette partition, d'en avoir donné une interprétation remarquable au plan vocal et instrumental et d'avoir ainsi laissé un modèle qui sera précieux dans le futur si une maison d'opéra ou un festival avaient la bonne idée de donner une nouvelle version de ce chef-d'oeuvre.

  1. Isabelle Moindrot, L’Avant Scène Opéra n° 42, Lucio Silla, pp 23-86, 1991.
  2. Laurine Quétin, L'opéra seria de Johann Christian Bach à Mozart. Genève, éditions Minkoff, 2003.
  3. Aria di paragone, très en vogue dans l'opéra seria baroque, basée sur une comparaison ou une métaphore. Par exemple , dans une situation confuse et troublée, le protagoniste se compare au passager d'un navire en perdition dans une mer déchainée.
  4. Ce texte est une mise à jour d'un texte plus ancien http://haydn.aforumfree.com/t559-temistocle-j-c-bach-opera-seria-genial
  5. Les excellents Cecilia Nanneson (Neocle) et René Troilus (Sebaste) complétaient la distribution.
  6. On peut écouter l'opéra entier sans les récitatifs secs: https://www.youtube.com/watch?v=DYz4pRz9FC0



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