Les larmes aux yeux devant
tant de beauté
Temistocle est un dramma per musica en trois
actes de Johann Christian Bach (1735-1782) sur un livret de
Pietro Metastasio, révisé par le librettiste de la cour de
Mannheim, Mattia Verazi, représenté pour la première fois le 5
novembre 1772 au Hoftheater de Mannheim.
Johann Christian Bach peint en 1776 par Thomas Gainsborough |
Temistocle,
célèbre héros athénien, frappé d’ostracisme, s’exile en Perse avec son fils Neocle en gardant
l’anonymat. Sa fille Aspasia enlevée par des pirates a été
vendue à la princesse Rossane. Cette dernière est amoureuse de
Serse, roi de Perse. Rossane voit d’un mauvais oeil l’intérêt
grandissant de Serse pour la belle grecque. Sébaste, général
perse, qui désire Rossane et veut détroner Serse, intrigue de son
côté. Entre temps, Lisimaco, un général grec, dont Aspasia est
amoureuse, est envoyé par Athènes pour avertir Serse que Temistocle
est en Perse. Ce dernier devance Lisimaco en révélant son identité
à Serse. Enthousismé par cette révélation, Serse accorde son
hospitalité et même son amitié à Temistocle. Serse espère ainsi
conquérir les bonnes grâces d’Aspasia, il rêve aussi de mettre
Temistocle à la tête de ses armées. Serse décide alors d’épouser
Aspasia et Rossanne furieuse s’allie à Sébaste. Apprenant qu’il lui faudra combattre contre sa patrie, Temistocle refuse le commandement de l'armée et
Serse l’envoie méditer au cachot. Face à une situation
inextricable, Temistocle décide de se suicider. Impressionné par tant de grandeur
d’âme, Serse fait preuve de clémence, il réunit Aspasia et Lisimaco,
pardonne à Sebaste de l’avoir trahi et finit par épouser
Rossanne.
Le public du théâtre
du Capitole de Toulouse eut la chance d'assister le 22 juin 2005 à
la première représentation depuis sa création de Temistocle dans
sa version complète. Christophe Rousset dirigeait l'orchestre des
Talens Lyriques et une équipe de chanteurs réunie pour l'occasion.
Ce spectacle fit l'objet d'une chronique d'Emmanuelle Pesqué (1).
En même temps, le même auteur et Jérôme Pesqué publiaient un
dossier sur la genèse historique de l'oeuvre, les conditions de sa
création, le livret, les interprètes, l'orchestre de Mannheim (2).
Presque tout a été dit sur cet opéra dans ces deux articles et je
ne reviendrai pas là dessus. Cette représentation pourtant
mémorable n'a pas fait l'objet d'un CD mais il nous reste un
enregistrement You Tube, commenté par Geoffroy de Longuemar (3). Je
me contenterai ici d'une modeste description de ce superbe opéra
seria.
Guerrier grec casqué, photo JPA Antonietti, source Wikipedia |
Le première impression à
l'écoute de l'oeuvre est indiscutablement sa parenté avec
la musique de Wolfgang Mozart (1756-1791), le Mozart d'avant
Idoménée évidemment. J'avoue même que si certains airs de
Temistocle étaient insérés dans Lucio Silla, je ne m'en apercevrai
pas tant les styles des deux compositeurs me semblent proches. Il est
vrai que Lucio Silla fut créé en janvier 1773 à Milan soit deux
mois à peine après Temistocle. D'influence directe il ne peut être
question mais il est certain qu'au moment de composer Lucio Silla,
Mozart connaissait des opéras du Bach de Londres antérieurs à
Temistocle. L'année 1772 est une année féconde pour le
salzbourgeois avec la composition de quatre ambitieuses symphonies
amorçant une nette rupture avec les symphonies précédentes (les
symphonies en fa majeur K 130, en mi bémol majeur K 131, en ré
majeur K 133 et en la majeur K 134), des six quatuors à cordes
Milanais K 155-160 et évidemment de Lucio Silla (4-6). Du fait de la
quasi simultanéité de la composition de Temistocle et Lucio Silla
et de la proximité stylistique et spirituelle des deux musiciens, la
comparaison des deux opéras s'imposait.
Temistocle se distingue de
Lucio Silla par de nombreux aspects. L'instrumentation de Bach est
plus riche avec le puissant orchestre de Mannheim, comportant, en plus des bois au complet, trois
clarinettes d'amour et des parties de hautbois et de
basson concertants d'une folle virtuosité. Les vents, au lieu de
doubler les cordes comme c'est souvent le cas chez Mozart à cette
époque, forment un groupe indépendant, dialoguant avec
celui des cordes. J'aimerais souligner aussi la densité de
l'écriture de Bach, volontiers polyphonique, trait rappelant que
malgré son immersion italienne de près de six ans, il reste le
digne fils de son père. De plus Bach inaugure un procédé nouveau
dans l'opéra seria consistant à doter les finales d'actes de
plusieurs numéros à la chaine. C'est ainsi que le deuxième acte de
Temistocle se termine avec sept sections enchainées. On est convié
ainsi à un flot continu de mélodie d'une qualité exceptionnelle
que l'on ne retrouve pas au même degré et avec la même constance
dans Lucio Silla, aux mélodies plus anguleuses et moins fluides, à
mon humble avis. Cette observation reflète toute la différence
existant entre un compositeur de 37 ans au sommet de son art et un
jeune homme de 16 ans, fut-il Mozart. Il faudra attendre quelques
années pour que ce dernier donne avec Idomeneo (1780), une œuvre
dans laquelle il se révèle tout entier et qui pour moi est sa
sinfonia eroica.
Ostrakon portant le nom de Temistocle, 482 avant Jésus-Christ, source Wikipedia |
Dans Temistocle, l'aria da capo règne dans pratiquement tout
l'opéra mais le Bach de Londres prend quelques libertés avec cette
structure (2,7). Rappelons que l'aria da capo consiste
traditionnellement en la structure AA1BAA1 comportant cinq sections séparées par des ritournelles orchestrales et que que les sections A et A1,
relativement semblables, sont répétées après B mais munies de
vocalises et d'ornements supplémentaires à la discrétion du
chanteur. Afin d'éviter les inévitables
redondances, le Bach de Londres utilise le plus souvent l'aria dal
segno, une structure AA1BA2 dans laquelle A2 consiste en l'entame
de A raccordée à la partie de A1 située à partir d'un signe
caractéristique indiqué sur la partition (dal segno = à partir du
signe). Dans quelques airs seulement, Christophe Rousset
adopte une solution encore plus radicale et musicalement cohérente
dans laquelle la section A1 de la première partie, figurant sur la
partition, est omise ce qui ne produit aucune perte de matière
musicale puisque cette section A1 se retrouvera, lors de la reprise, incorporée dans la
section A2.
Il est impossible de
détailler tous les airs ou ensembles et il faut se résigner à
sélectionner les passages les plus marquants, tâche difficile tant
cet opéra regorge de beautés diverses. On observe une gradation
dans l'intensité des émotions au fur et à mesure que l'action
progresse avec des sommets d'intensité à la fin des actes II et
III.
Acte I
Aria d'Aspasia Chi mai
d'iniqua stella en sol mineur. L'écriture orchestrale de ce
lamento bouleversant est remarquable avec les deux altos divisés et
deux bassons indépendants. Aucune éclaircie n'est en vue et
l'héroïne s'enfonce dans le désespoir.
Aria de Serse Contrasto
assai piu degno en ré majeur.
Oublie ta rancoeur et moi j'oublierai ma vengeance ! Dans cet
air qui enchante par sa plénitude sonore, Serse propose que des
relations apaisées s'installent entre Temistocle et lui.
Aria de Temistocle Non
m'alletta quel riso. Grand air en si bémol majeur de type dal
segno avec basson obligé. Il débute par une vaste introduction
qui est presque un concerto pour basson en miniature. Pendant toute
la durée de l'air, le ténor (Richard Söderberg) et le
basson vont rivaliser de virtuosité. Dans cette conversation entre
Temistocle et un interlocuteur imaginaire incarné par le bassoniste,
le héros grec exprime sa méfiance à l'endroit de Serse et de ses
propos lénifiants.
Acte II
Aria de Serse Del
terreno nel concavo, un des sommets de l'oeuvre. C'est une aria
di paragone (8) typique dans lequel le monarque compare sa
jalousie à une braise qui couve et qui ne demande qu'un souffle
d'air pour donner naissance à un incendie dévastateur. Les triolets
de l'accompagnement créent une atmosphère d'abord hypnotique mais
la voix du chanteur, soutenue par les coups de butoir de l'orchestre,
enfle et et devient terrible sur les mots spavento e terror
(épouvante et terreur). Curieusement la partie B de l'aria
semble avoir été coupée. Metodie Bujor (basse) fut pour moi
une révélation. Quelle voix et quel chanteur ! Un phénomène !
A ma grande déception, cet artiste si prometteur semble avoir
disparu de la scène lyrique.
Aria de Rossane Or a'
danni d'un ingrato, Aria dal segno typique. Il débute par
une introduction très développée donnant la première place à un
hautbois virtuose et se poursuit avec un dialogue flamboyant entre
Rossane et peut-être son cœur représenté par l'instrument
soliste. La colère de Rossane est extrême et elle veut punir celui
qui l'a trompée mais elle sait aussi que son cœur déteste la
vengeance. Ce duo d'un éclat très baroque montre que Bach ne
dédaigne aucunement les formes anciennes. Marika Schönberg
chante cet air avec un fort tempérament d'une voix pleine et
chaleureuse.
Quartetto Quel
silenzio, quel sospiro. En fait il s'agit d'un remarquable finale
d'acte, comportant sept sections enchainées, durchcomponiert.
Le quartetto (Serse, Aspasia, Neocle, Rossane) souvent polyphonique
et très dramatique débouche sur le monologue d'Aspasia. Ce dernier
débute par un extraordinaire choeur d'instruments à vents, passage
unique dans toute la musique du 18ème siècle. Les bois et les
cuivres dialoguent de manière ineffable avec Aspasia et cette
dernière entame un chant désespéré, Cosi ad onta dell'empio.
Mais Aspasia se reprend et conclut cette scène sublime avec une coda
passionnée et combattive. Aspasia, incarnée ici par la remarquable
Ainhoa Garmendia, est un magnifique personnage féminin
anticipant Konstanz et même Léonore.
Acte III
Aria de Lisimaco A quei
sensi di gloria. Encore un sommet. L'air débute par une
admirable introduction orchestrale en doubles croches qui installe un
motif lancinant qui va perdurer durant tout l'air. La voix totalement
indépendante de l'orchestre déroule une merveilleuse mélodie. On
en a les larmes aux yeux devant tant de beauté. Une flamme
inconnue monte en moi ; déjà elle m'inspire me secoue et
m'embrase...flamme évidemment représentée par la mélodie
orchestrale qui soutenue par de puissants cors ne cesse de grandir.
Raffaella Milanesi donne à cette scène un caractère presque
épique.
Aria d'Aspasia Ah si
resti...Les clarinettes d'amour
qui interviennent de façon canonique, par quintes ascendantes
donnent à cet air une couleur très originale et probablement sans
précédent. Aspasia ne se sent pas la force d'accepter la décision
de son père Temistocle de se donner la mort. Dans la partie centrale
plus calme, elle prie les dieux d'adoucir son tourment et de l'aider.
Les mots sont impuissants
pour décrire le finale de l'acte III durchcomponiert
également. Il débute par un récitatif accompagné puis d'une Aria
de Temistocle Ma di Serse. Dans cet arioso sublime la forme
s'efface devant l'intensité de l'émotion. Il n'y a plus ici d'aria
da capo mais un des plus beaux chants pour ténor du répertoire
classique dans lequel le héros fait ses adieux au monde avant de
boire dans la coupe fatale. Richard Söderberg incarne à la
perfection ce rôle, il trouve dans le cantabile de cet arioso son
terrain de prédilection et peut développer sa voix au timbre
chaleureux et noble.
Contrairement à beaucoup
d'opéras seria de l'époque qui se terminent par un choeur banal, la
scène finale est digne de ce qui précède avec un choeur
polyphonique qui ne déparerait pas un oratorio. On note en
particulier à l'orchestre les quintes descendantes qui font écho
aux quintes ascendantes de l'aria d'Aspasia.
Une lieto fine est
souvent la règle dans l'opéra seria. Toutefois le librettiste a
tenu à donner une certaine liberté à l'interprétation. Le choeur
final se borne à chanter les louanges de Serse qui a su faire preuve
de clémence à la manière d'un souverain du Siècle des Lumières.
Pendant ce temps le sort de Temistocle reste incertain. On peut
facilement imaginer qu'il ne se contentera pas des paroles
lénifiantes de Serse et qu'il mettra à exécution sa menace.
Xerxes, portrait imaginaire datant de 1553 par Guillaume Rouille (1518-1589) |
Grâces
soient rendues à Christophe Rousset d'avoir ressuscité cette
partition, d'en avoir donné une interprétation remarquable au plan
vocal et instrumental et d'avoir ainsi laissé un modèle qui sera
précieux dans le futur si une maison d'opéra ou un festival avaient
la bonne idée de donner une nouvelle version de ce chef-d'oeuvre.
- Isabelle Moindrot, L’Avant Scène Opéra n° 42, Lucio Silla, pp 23-86, 1991.
- Laurine Quétin, L'opéra seria de Johann Christian Bach à Mozart. Genève, éditions Minkoff, 2003.
- Aria di paragone, très en vogue dans l'opéra seria baroque, basée sur une comparaison ou une métaphore. Par exemple , dans une situation confuse et troublée, le protagoniste se compare au passager d'un navire en perdition dans une mer déchainée.
- Ce texte est une mise à jour d'un texte plus ancien http://haydn.aforumfree.com/t559-temistocle-j-c-bach-opera-seria-genial
- Les excellents Cecilia Nanneson (Neocle) et René Troilus (Sebaste) complétaient la distribution.
- On peut écouter l'opéra entier sans les récitatifs secs: https://www.youtube.com/watch?v=DYz4pRz9FC0
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