Il trionfo delle donne
Agrippina est
un des opéras les plus attachants de Georg
Friedrich Haendel (1685-1759).
Il conjugue l'agrément d'un livret intelligent et d'une musique
d'une qualité exceptionnelle. Cet opéra a fait l'objet d'un dossier
remarquable sur Wikipedia.
Agrippina,
HWV 6, dramma per musica en trois actes, est créé
à Venise le 26 décembre 1709 au théâtre San Giovanni
Grisostomo. Il fait partie des œuvres de jeunesse de Haendel et
nous renseigne sur la période de trois ans pendant laquelle le Caro
Sassone fut immergé dans la culture italienne. Des œuvres
comme le génial Dixit Dominus, l'oratorio Il
trionfo del tempo e del disinganno et Agrippina,
ont une densité polyphonique, des couleurs et une fraîcheur que ses
œuvres futures plus équilibrées ne posséderont peut-être plus
plus au même degré. Il y a de plus dans ces œuvres un enthousiasme
juvénile et un dynamisme très prenants.
Xavier Sabata, Elsa Benoît, Joyce DiDonato |
Le
livret du cardinal Vincenzo Grimani (1655-1710)
relate des évènements en grande partie historiques d'une des
périodes les plus terribles de l'histoire romaine marquée par les
assassinats de Caligula, l'avènement du sanguinaire Nerone et les
meurtres d'Agrippina et de Poppea. Le librettiste évoque toutefois
une période plus calme dans ce déroulé sanglant et notamment les
efforts d'Agrippina de faire couronner son fils Nerone, efforts
finalement payés de succès. Pour ce faire Agrippina usera
d'intrigues pour arriver à ses fins et manipulera le naïf Claudio,
son époux. Elle utilisera à plein la faiblesse principale de
l'empereur, son désir de mettre Poppea dans son lit. Cette dernière,
courtisée aussi par Nerone, usera de ses charmes pour arriver à ses
fins c'est-à-dire s'unir à Ottone dont elle est amoureuse. Lors des
réjouissance générales, Nerone aura le trône et son rival Ottone,
Poppea.
Il
semble bien qu'à travers ces personnages historiques de la Rome
impériale, Vincenzo Grimani ait voulu évoquer certains aspects de
la vie politique et religieuse de son époque. On a même suggéré
que Claudio pourrait représenter le pape Clément XI. En
tous état de cause, les travers politiques et sociétaux (arrivisme,
ambition dévorante, corruption, populisme...) dénoncés dans ce
livret, relatifs à la société romaine du règne de l'empereur
Claudio ou à celle du début du 18ème siècle, sont d'une brûlante
actualité aujourd'hui.
Théâtre des Champs Elysées |
Le
traitement comique et même loufoque de diverses situations
dramatiques, la brièveté des airs rattachent cet opéra à ceux du
17ème siècle, notamment ceux de Francesco Cavalli,
de Giovanni Legrenzi ou de Luigi Rossi.
Ces derniers compositeurs mélangeaient allègrement comique et
tragique avant une première réforme de l'opéra seria effectuée
par Pietro Metastasio au début du 18ème siècle
sur le modèle du théâtre classique français.
Les
qualités musicales de cet opéra sont sensibles dès la sinfonia
liminaire. Cette dernière revêt la forme de l'ouverture à la
française avec un largo dans lequel on entend des réminiscences
de Jean-Baptiste Lully(1632-1687) et un presto, sorte
de fugato d'une folle virtuosité. L’œuvre
regorge ensuite de morceaux de bravoure, souvent empruntés aux
nombreuses œuvres (motets, cantates profanes, oratorios...) que
Haendel écrivit en Italie. Du fait de ces nombreux emprunts (plus
de trente cinq sur les quarante huit numéros de l’œuvre), Agrippina
peut presque être considérée comme un pasticcio. Une
lecture superficielle pourrait laisser croire que la musique de ces
emprunts ne colle pas toujours avec le texte du livret de l'opéra
mais c'est sans compter sur le génie du compositeur et de sa
musique. En de multiples occasions, la musique a le pouvoir
d'exprimer le non dit, notamment dans les rôle d'Agrippina et de
Poppea, quand leur paroles contredisent ce qu'elles pensent
réellement. L'originalité de l’œuvre réside beaucoup dans le
caractère des deux héroïnes, Agrippina et Poppea. Les deux femmes,
par leurs ruses, leurs intrigues, leurs mensonges et aussi leur
courage manipulent les hommes qui, il faut le dire, cumulent bêtise,
sottise, naïveté, lâcheté… Elles finissent par triompher comme
les protagonistes féminines de l'opéra bouffe de Pasquale
Anfossi (1727-1797), Il trionfo delle donne.
Andrea Mastroni, Gianluca Buratto, Xavier Sabata |
Compte rendu du concert donnée au Théâtre des Champs Elysés le 28 mai 2019
Il est impossible ici de commenter cette version de concert, à l'aune des interprétations de cet opéra. Ces dernières très nombreuses ont été analysées ici . Parmi les versions les plus récentes, celle de René Jacobs (2011) est vocalement impeccable. Le DVD (Naxos) issu d'une représentation à Vienne dirigée par Thomas Hengelbrock et mise en scène par Robert Carsen en 2016, a été injustement éreinté par la critique. La transposition dans l'Italie fasciste était pertinente car elle mettait en valeur le contraste entre une action souvent désopilante et une toile de fond sinistre. Le rôle titre était très bien chanté et joué par Patricia Bardon. Fin juillet 2019, une nouvelle version a été donnée à Munich avec une mise en scène de Barrie Kosky et la direction musicale d'Yvor Bolton. La distribution comporte quatre artistes (Elsa Benoît, Andrea Mastroni, Gianluca Buratto, Franco Fagioli) de la version de concert commentée ci-dessous. La version de Munich est remarquable surtout par le mise en scène qui est une réussite totale.
Tout
serait à citer dans les 48 airs de la version de concert du TCE, il
faut malheureusement se limiter aux moments les plus palpitants.
Acte
I
L'excellent
contre-ténor Carlo Vistoli, avait la tâche difficile
d'incarner Narciso, le plus stupide des courtisans d'Agrippina. Il
l'a fait d'une voix très séduisante et expressive dans son
aria Volo pronte accompagné de gracieuses flûtes à
bec. Pallante, autre âme damnée d'Agrippina, est presqu'aussi bête
que Narciso, mais le remarquable Andrea Mastroni fut
sauvé par sa voix de basse à la projection insolente dans son
deuxième air, Col raggio placido, malheureusement coupé
aux deux tiers.
L'air
di Poppea, Vaghe perle, eletti fiori, est une pastorale
aux belles couleurs délicatement accompagnée de flûtes à bec et
de théorbe. Le rôle de Poppea était chanté par Elsa
Benoît, soprano. Cette jeune artiste française a débuté une
carrière internationale notamment à l'opéra de Munich où elle
chante actuellement. Elle a réussi, d'une voix à l'intonation
superbe, une belle incarnation du rôle de Poppea. Aussi
manipulatrice qu'Agrippina, elle mène en bateau tous ses soupirants,
Claudio, Nerone et Ottone et utilise à merveille la carte de la
séduction. Elle montre qu'elle a plusieurs cordes à son arc
notamment dans l'air Tuo bene è il trono,
irrésistiblement populaire mais malheureusement tronqué de moitié.
Dommage car cet air, déjà présent dans Rodrigo HWV
5, me semblait inspiré par la musique populaire espagnole.
Acte
II
Dans
l'air conquérant de Claudio, Cade il mondo
soggiogato, Gianluca Buratto (basse) donnait vie
à un Claudio magistral. L'intonation parfaite de sa voix, la clarté
de ses vocalises étaient dignes de l'auguste personnage, roi du
monde au premier siècle après Jésus-Christ. La noblesse de son
timbre de voix s'exprimait pleinement dans son air majestueux de
l'acte 3, Sono di Roma il Giove où il affirme
l'autorité impériale et contredisait la réputation de faiblesse,
voire de veulerie que l'histoire lui a attribuée.
Le
lamento d'Ottone, amant de cœur de Poppea, Voi, che udite il
moi lamento est un des sommets de l'opéra, il fait suite
aux rejets vaudevillesques du soldat Ottone par Agrippina, Poppea,
Nerone, Pallante et Narciso et se signale par des harmonies
chromatiques descendantes à la manière de Monteverdi ou
de Cavalli. On admire les secondes mineures des violons. Le hautbois
jouent quelques notes sublimes d'une puissance expressive incroyable.
Cet air fut un des moments les plus intenses de la soirée. Xavier
Sabata remplaçait Marie-Nicole Lemieux dans
le rôle d'Ottone. D'emblée, il a fait admirer une voix pure au
timbre chaleureux et à la belle agilité. Il a surtout manifesté de
grandes qualités dramatiques, et a donné une interprétation
bouleversante de cet admirable lamento.
Joyce
DiDonato a composé un magistral personnage avec le rôle
d'Agrippina. A la fois séductrice et traîtresse, elle utilise
souvent le double langage, celui des mots et celui de la musique. Un
très bel exemple est donné par l'air Ho non so che nel cor.
Agrippina ne lâche rien. Son dialogue amusant avec Claudio à l'acte
2 montre son impitoyable détermination. Parfois, elle tombe le
masque et se révèle telle qu'en elle-même dans le génial Pensieri
voi mi tormentate, magnifique arioso aux harmonies chromatiques
et aux dissonances audacieuses où elle peut faire briller
l'étendue de sa tessiture avec des graves à tomber et la projection
de sa voix. C'est elle aussi qui termine l'acte 2 de façon endiablée
sur l'aria di paragone irrésistible Ogni vento,
dont le rythme de valse tout à fait inattendu déchaîna
l'enthousiasme du public. L'impératrice Agrippina fut
indiscutablement la reine de la soirée.
Acte
III
Aria
di Nerone avec hautbois et violon obligés, le plus virtuose de tout
l'opéra : Come nube che fugge dal vento. Cet air
d'un éclat éblouissant est quasiment identique à l'air final de
Piacere dans Il trionfo del tempo e del
disinganno. Aria di paragone typique, il reprend
la métaphore très baroque des nuages poussés par la tempête
allant dans toutes les directions. Les admirateurs de pyrotechnies
vocales furent comblés par Franco Fagioli dans cet
air, sommet de l’œuvre de Haendel par son énergie renversant
toutes les barrières. Une bruyante ovation récompensa l'exploit de
l'artiste. Auparavant ce dernier avait régalé l'assistance avec une
sicilienne troublante, Quando invita la donna l'amante,
sérénade très poétique simplement accompagnée par les pizzicati
des cordes.
Biaggio
Pizzuti jouait
le rôle de Lesbo, serviteur de Claudio et en même temps son
porte-parole. Cet excellent chanteur qu'on avait remarqué
dans Serse,
opéra donné dans le même lieu et le même chef (lire
notre chronique),
ne chantait pas d'airs mais a fait valoir son beau timbre de voix
dans les récitatifs secs et dans le chœur final.
Lors
du Serse précité, Il Pomo d'Oro avait
semblé un peu sur la réserve. Par contre cet orchestre s'est montré
sous son meilleur jour ce 28 mai 2019. Le public a d'ailleurs salué
l'engagement de son chef Maxim Emelyanychev dont le
geste précis et en même temps théâtral semblait parfaitement
approprié pour cette musique d'un baroque exubérant. La première
violoniste se jouait des bariolages vertigineux du fugato initial.
Le premier violoncelle se distinguait par une sonorité admirable.
Mention spéciale au premier hautbois intervenant dans les moments
les plus dramatiques de l’œuvre et dont chaque note valait son
pesant d'or. Grâce à un superbe clavecin, une basse d'archet
rigoureuse et et un théorbe de toute beauté, le continuo était
l'artisan de la superbe réussite de ce concert enchanteur.
Nonobstant
les réserves relatives aux coupures, ce concert fut une réussite
magistrale et les quarante huit airs de cet opéra enchanteur
passèrent comme l'éclair.
Cet
article est une mise à jour de la chronique publiée dans
Baroquiades :
http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/agrippina-haendel-emelyanychev-tce-2019
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire