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mardi 3 septembre 2019

Idomeneo, re di Creta


La sinfonia eroica de Mozart

La représentation en ce mois d'août 2019 au festival de Salzbourg d'une retentissante version d'Idomeneo mise en scène par Peter Sellars et dirigée par Teodor Currentzis (1) m'amène à me pencher sur cette œuvre unique dans la carrière de Wolfgang Mozart (1756-1791). L'occasion m'en avait été déjà donnée en 2016 à l'occasion de la création à l'Opéra National du Rhin d'une version très intéressante. Le texte suivant est une extension de la chronique que j'avais publiée sur ce spectacle (2).

Electre. ONR, photo Kayser 


Quand fin 1780 Mozart mit en chantier son Idomeneo et travailla sur le livret de Giambattista Varesco (1735-1805), Christoph Willibald Gluck (1714-1787) avait terminé sa carrière parisienne avec la création d'Iphigénie en Tauride, suivant immédiatement Armide. Lors de son séjour Parisien en 1778, le salzbourgeois n'avait sans doute pas vu ces deux tragédies lyriques mais assista à une représentation d'Alceste
Gluck et Tommaso Traetta procédèrent vers 1765 à la  réforme de l'opéra seria en incorporant choeurs et ensembles à un genre qui ne comportait à l'origine que des airs entrecoupés de récitatifs secs. Mozart ne pouvait ignorer cette réforme quand il composa Idomeneo et l'influence de Gluck est palpable, notamment dans les formidables choeurs et le personnage d'Elettra. Par contre le rôle d'Illia, un des plus beaux personnages féminins de son œuvre, est une pure création mozartienne.
On n'insistera jamais assez sur l'importance d'Idomeneo dans l'oeuvre mozartienne. Cette opéra qui est l'Eroica du salzbourgeois, domine de haut toute sa production antérieure. Après cette œuvre qui coïncide avec son départ de Salzbourg et son installation à Vienne, Mozart ne sera plus le même et la plupart des chefs d'oeuvres qui ont fait de Mozart une légende seront composés à partir de 1781 (3). La sinfonia d'ouverture, auparavant aimable divertissement dans Mitridate ou Lucio Silla, acquiert une toute autre dimension dans Idomeneo. Cette ouverture en effet résume dans un concentré saisissant l'essence de l'opéra. Avec Idomeneo, le langage musical de Mozart devient beaucoup plus hardi et complexe et on admire dans l'ouverture ainsi que dans de nombreux endroits de la partitions ces lourdes neuvièmes mineures si expressives et un discours musical très modulant. L'orchestration de Mozart avec quatre cors, trois trombones, deux trompettes, les bois au complet, est exceptionnelle par sa richesse et sa complexité. Certains chefs d'orchestre parlent avec raison d'opéra symphonique. Les instruments à vents et notamment les clarinettes sont utilisés avec une richesse et une variété dont je ne connais aucun exemple dans l'oeuvre antérieure de Mozart et dans celle de ses contemporains mis à part le Temistocle de Johann Christian Bach (4,5). S'il ne fallait citer que quelques exemples de cette œuvre qui regorge de merveilles, je choisirais :

Idomeneo, ONR, photo Kayser

-l'aria di furore d'Elettra, à l'acte I, Tutte nel core vi sento en ré mineur d'une puissance dramatique exceptionnelle même chez Mozart. La voix est soutenue par un orchestre aux couleurs les plus vives et les plus contrastées.
-le double choeur en do mineur, Pieta, numi pieta. Il décrit l'épouvante provoquée par les éléments déchainés par Neptune. Un choeur lointain de marins en mer répond au choeur du peuple sur le rivage (sur la scène). L'effet est saisissant.
-les deux choeurs fantastiques qui terminent l'acte II, d'abord Qual nuovo terrore, en do mineur suivi par Corriamo, fuggiamo, en ré mineur. Ces deux choeurs soutenus par les quatre cors annoncent, à mon humble avis, ceux du Vaisseau fantôme.
-le sublime quatuor vocal de l'acte III en mi bémol majeur, Deh resta, o cara, premier de ces magnifiques ensembles qui fleuriront dans les opéras suivants de Mozart, et qui me fait penser par sa richesse harmonique et contrapuntique au Recordare pie Jesu du Requiem K 626.
-l'admirable choeur en do mineur de l'acte III, scène 6, Oh voto tremendo... On y entend pour la première fois chez Mozart, des trompettes bouchées et des timbales avec sourdines. Dans ce choeur plane l'ombre de Lully (scène 5 de l'acte III d'Alceste) et même de Rameau (on pense à la déploration survenant après la mort de Pollux) mais les harmonies audacieuses (neuvièmes) et les dissonances annoncent l'avenir.
-la scène de la Voce, Ha vinto amore, Mozart a composé trois versions de longueur très inégale pour cette scène. Cette dernière, accompagnée uniquement de cuivres (trois trombones et deux cors), possède une sombre grandeur toute gluckienne.
-le deuxième aria di furore d'Elettra, D'Oreste, d'Ajace, en do mineur. Il est encore plus déchainé que le premier. Elettra, dévorée par la jalousie, évoque par ses imprécations le destin mortifère des Atrides.

Illia, ONR, photo Kayser

La carrière d'Idomeneo, cet opéra que Mozart aimait tant, fut désespérante avec trois représentations en tout lors de sa création au théâtre Cuvilliés à Munich. Certains historiens de la musique et musicologues, pour expliquer cet échec, affirment qu'à la date (29 janvier 1781) de création d'Idomeneo, l'opéra seria était un genre moribond (6). C'est complètement faux, l'opéra seria avait au contraire de beaux jours devant lui. En 1784, l'Armida de Joseph Haydn fut donnée 54 fois au théâtre d'Eszterhàza, Cimarosa composa la même année son Olimpiade, opera seria non réformé qui fit le tour de l'Europe, La Fedra de Paisiello obtint en 1788 un beau succès et l'apogée de ce genre opératique surviendra en 1796 avec la création triomphale de Gli Orazi ed i Curiazi de Cimarosa, qui pour moi représente le point culminant de l'évolution de l'opéra seria classique avant l'Ecuba (1812), dramma per musica de Nicola Manfroce (1791-1813) qui, dans la continuité de Cimarosa, ouvre une nouvelle ère dans laquelle s'llustreront Rossini et consorts. En fait, l'échec d'Idomeneo pourrait pourrait s'expliquer par sa grande nouveauté et le caractère trop épicé de ses harmonies. Quel palais aurait pu les supporter en 1781 ?

Elettra, ONR, photo Kayser

Idomeneo Nouvelle Production 2016 de l'Opéra National du Rhin

Sergio Alaponte, Direction Musicale
Christophe Gayral, Mise en scène
Barbara de Limburg, Décors
Jean-Jacques Delmotte, Costumes
Philippe Berthomé, Lumières
Karine Girard, Chorégraphie
Choeurs de l'ONR, Sandrine Abello, Direction
Irène Cordelia-Hubert, pianoforte
Orchestre symphonique de Mulhouse

Maximilian Schmitt, Idomeneo
Juan Francisco Gatell, Idamanre
Judith van Wanroij, Illia
Agneta Eichenholz, Elettra
Diego Godoy, Arbace
Emmanuel Franco, Gran Sacerdote
Nathanaël Tavernier, La Voce
Crétoises et Troyens
Acrobates et Danseurs

Christophe Gayral, et Barbara Limburg voulaient illustrer le mythe de manière à en faire une fable. En plaçant Neptune au milieu du plateau, la mise en scène met en lumière l'assujettissement du peuple aux volonté du dieu et de ses servants. En déboulonnant la statue à la fin de la pièce, le peuple se libère de son asservissement et jette tous ses habits noirs pour revêtir ceux de la liberté. L'ordonnateur d'une pareille transformation c'est la Voce, une voix mystérieuse. Qui est-elle ? Au spectateur de donner la réponse. La mise en scène offre des pistes, on est au Siècle des Lumières, la raison délivre l'homme de ses peurs ancestrales, de la superstition, mais selon Christophe Gayral, le milieu maçonnique dans lequel baignait Mozart en 1780, avant sa propre admission à la Franc-maçonnerie, pourrait être une des clés (7). Une autre leçon de vie est explorée par la mise en scène : c'est l'amour d'Idamante pour son père et celui d'Illia pour Idamante. Illia, comme Konstanz, Aspasia ou Pamina, est capable de donner sa vie par amour et c'est ce sacrifice qui rend possible un dénouement heureux..
Afin de mieux assurer son propos, Christophe Gayral a coupé certains récitatifs, supprimé les deux airs d'Arbace, un peu hors d'oeuvre selon lui, le dernier air d'Idomeneo ainsi que le ballet final. Enfin il a confié le rôle d'Idamante à un ténor au lieu du soprano traditionnel du temps baroque et cela en accord avec la version de l'opéra que Mozart révisa en 1786. Le propos gagne en clarté, certaines incohérences du livret sont gommées, malheureusement de la musique superbe de Mozart disparaît et on peut le regretter.
Le décor est réduit à l'extrême, des panneaux mobiles définissent par les angles qu'ils forment des espaces variables à l'infini (35 dans le spectacle), les éclairages de Philippe Berthomé, très créatifs les habillent de teintes austères allant du blanc au noir. L'effet est très heureux et efficace.

Idamante, ONR, photo Kayser

Le rôle titre était tenu par Maximilian Schmitt. Le chanteur, bien connu par ses interprétations des passions de Jean Sébastien Bach, a donné une belle version de son premier air, Vedremmo intorno l'ombre dolente... avec une voix bien projetée et beaucoup de sentiment. Dans le célèbre Fuor del mar, véritable défi pour les ténors du fait de l'ambitus très large de la partition, Maximilian Schmitt a vaillamment rendu justice à cet air malgré une voix légèrement engorgée dans les vocalises. Le rôle d'Idamante était chanté par le ténor mozartien Juan Francisco Gatell. Sa voix à la projection excellente et aux beaux aigus se mariait parfaitement avec celle d'Illia dans le duetto de très belle facture S'io non moro a questi accenti... (acte III, scène 2). Du côté des femmes, Illia fut chanté avec beaucoup de talent et d'engagement par Judith van Wanroij, qui connait parfaitement le répertoire baroque et classique.  Son phrasé, son legato firent également merveille ce soir. Agneta Eichenholz (Elettra), fut souveraine dans son air de l'acte II, Idol moi, se ritroso altro amante..., par contre je suis resté un peu sur ma faim dans l'aria di furore de l'acte I et celui de l'acte III. Les quatre chanteurs cités ci-dessus donnèrent une magnifique interprétation du quatuor, Deh resta, o cara.
Les choeurs, neuf au cours des trois actes, tous formidables, donnèrent à ce spectacle une grande partie de son caractère percutant.
Seul motif de déception, la scène de la Voce, si importante dans le déroulement de l'action, a été expédiée trop rapidement. Les cuivres jouant sans trop de conviction, l'excellent Nathanaël Tavernier (La Voce), n'a pu s'exprimer avec l'impact nécessaire.
L'orchestre de Mulhouse dirigé par Sergio Alapont a donné une prestation remarquable et cela dès la sinfonia. Ce chef m'a beaucoup impressionné et la réussite de ce spectacle lui doit beaucoup. Les bois étaient excellents et le quatuor flûte, hautbois, cor et basson fit merveille dans l'air d'Illia Se il padre perdei.
Un Idomeneo créatif et novateur qu'il ne fallait manquer sous aucun prétexte!

Idomeneo, nouvelle création Festival de Salzburg 2019

Theodor Currentzis, Direction musicale
Peter Sellars, Réalisateur, mise en scène
George Tsypin, Décor
Lemi Ponifasio, Chorégraphe
James F. Ingalls, Création lumières
Antonio Cuenca Ruiz, Dramaturgie

Russel Thomas, Idomeneo
Paula Murrihy, Idamante
Ying Fang, Illia
Nicole Chevalier, Elettra
Levy Sekgapane, Arbace
Issachah Savage, Grand Prêtre de Neptune
Jonathan Lemalu, Neptune/La Voce
Brittne Mahealani, Danseuse
Arikitau Tentau, Danseur
David Steffens, Basse
MusicAeterna Choir of Perm Opera
Vitaly Polonsky, Chef de choeur
Freiburger Barockorchester

Un compte rendu détaillé a été donné de ce spectacle (1) que j'ai visionné sur medici.tv et je ne reviendrai pas ici sur la mise en scène, la scénographie et la chorégraphie. Je suis globalement d'accord avec le point de vue exprimé dans cette chronique.

Au plan musical, on ne peut que saluer la beauté de la réalisation tout en regrettant l'importance des coupures. Comme à Strasbourg, les deux airs d'Arbace sont escamotés, par contre l'opéra est enrichi de deux œuvres majeures : un extrait de Thamos, roi d'Egypte K 345: le solo de Sethos pour voix de basse, choeur et orchestre, Ihr Kinder des Staubes erzittert et le fameux récitatif Ch'io mi scordo di te suivi par l'air Non temer amato bene avec pianoforte obligé K 505. Ce dernier air évolue dans un monde radicalement différent de celui d'Idomeneo et m'a donc semblé hors sujet, par contre l'extrait de Thamos s'intègre admirablement dans le spectacle et la basse David Steffens s'y montre impressionnant. Ying Fang, soprano (Illia) est absolument merveilleuse, la voix a un timbre enchanteur mais la technique vocale n'est pas en reste, on admire en effet la superbe ligne de chant agrémentée d'un phrasé et d'un légato parfaits. Idamante est chanté par une mezzo-soprano (le rôle était tenu par un castrat au moment de la création de l'oeuvre). Paula Murrihy a composé un personnage plausible, à la fois sincèrement amoureux et faisant preuve de beaucoup d'humanité dans ses relations avec son père. En outre son timbre de voix est très beau et son intonation optimale, notamment dans la périlleuse descente chromatique à découvert présente dans l'air Non temer amato bene. L'Elettra de Nicole Chevalier est absolument fascinante. Avec trois airs magnifiques, le rôle est gratifiant. Dans le troisième air, son comportement sur scène frise l'hystérie et sa prestation ne consiste pas seulement en vociférations mais est de plus très musicale. Habitué à Richard Croft dans le rôle d'Idomeneo, j'ai été surpris par la voix étonnamment sombre de Russel Thomas. La puissance vocale est indiscutable mais parfois l'agilité fait un peu défaut notamment dans les vocalises du célèbre Fuor del mar. Cette interprétation du personnage m'a paru cependant digne d'intérêt. Dans le rôle de La Voce, Jonathan Lemalu est véritablement impressionnant.
Mention spéciale aux choeurs d'une puissance renversante et à un Freiburger Barockorchester en grande forme bien que la prise de son ne rendît pas justice aux bois, notamment dans l'air d'Illia Se il padre perdei.

  1. Georges de Saint Foix, W. A. Mozart, III. Le Grand Voyage. Desclée de Brouwer, 1936, pages 220-239. Une des meilleures analyses de l'opéra, à ma connaissance.
  2. Rencontre avec Christophe Gayral, Entretien organisé par l'Opéra du Rhin, librairie Kléber, mardi 15 mars 2016.
  3. La sinfonia eroica de Mozart, titre emprunté à Alfred Einstein qui l'utilise à propos du concerto n° 9 en mi bémol majeur Jeunehomme K 271.




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