La sinfonia eroica de Mozart
La
représentation en ce mois d'août 2019 au festival de Salzbourg
d'une retentissante version
d'Idomeneo mise en scène par Peter Sellars et dirigée par Teodor
Currentzis (1) m'amène à me pencher sur cette œuvre unique dans la
carrière de Wolfgang Mozart (1756-1791). L'occasion m'en avait été déjà
donnée en 2016 à l'occasion de la création à l'Opéra National du
Rhin d'une version très intéressante. Le texte suivant est une
extension de la chronique que j'avais publiée sur ce spectacle (2).
Electre. ONR, photo Kayser |
Quand fin 1780 Mozart mit
en chantier son Idomeneo et
travailla sur le livret de Giambattista Varesco (1735-1805),
Christoph Willibald Gluck (1714-1787) avait terminé sa carrière
parisienne avec la création d'Iphigénie en Tauride, suivant
immédiatement Armide. Lors
de son séjour Parisien en 1778, le salzbourgeois n'avait
sans doute pas vu ces deux tragédies lyriques mais assista à une
représentation d'Alceste.
Gluck et Tommaso Traetta procédèrent vers 1765 à la réforme de l'opéra seria en incorporant choeurs et ensembles à un genre qui ne comportait à l'origine que des airs entrecoupés de récitatifs secs. Mozart ne pouvait ignorer cette réforme quand il composa Idomeneo et l'influence de Gluck est palpable, notamment dans les formidables choeurs et le personnage d'Elettra. Par contre le rôle d'Illia, un des plus beaux personnages féminins de son œuvre, est une pure création mozartienne.
Gluck et Tommaso Traetta procédèrent vers 1765 à la réforme de l'opéra seria en incorporant choeurs et ensembles à un genre qui ne comportait à l'origine que des airs entrecoupés de récitatifs secs. Mozart ne pouvait ignorer cette réforme quand il composa Idomeneo et l'influence de Gluck est palpable, notamment dans les formidables choeurs et le personnage d'Elettra. Par contre le rôle d'Illia, un des plus beaux personnages féminins de son œuvre, est une pure création mozartienne.
On n'insistera jamais
assez sur l'importance d'Idomeneo dans l'oeuvre mozartienne.
Cette opéra qui est l'Eroica du salzbourgeois, domine de haut
toute sa production antérieure. Après cette œuvre qui coïncide
avec son départ de Salzbourg et son installation à Vienne, Mozart
ne sera plus le même et la plupart des chefs d'oeuvres qui ont fait
de Mozart une légende seront composés à partir de 1781 (3). La
sinfonia d'ouverture, auparavant aimable divertissement dans
Mitridate ou Lucio Silla, acquiert une toute autre
dimension dans Idomeneo. Cette ouverture en effet résume dans
un concentré saisissant l'essence de l'opéra. Avec Idomeneo,
le langage musical de Mozart devient beaucoup plus hardi et complexe
et on admire dans l'ouverture ainsi que dans de nombreux endroits de
la partitions ces lourdes neuvièmes mineures si expressives et un
discours musical très modulant. L'orchestration de Mozart avec
quatre cors, trois trombones, deux trompettes, les bois au complet,
est exceptionnelle par sa richesse et sa complexité. Certains chefs d'orchestre parlent avec raison d'opéra symphonique. Les
instruments à vents et notamment les clarinettes sont utilisés avec
une richesse et une variété dont je ne connais aucun exemple dans
l'oeuvre antérieure de Mozart et dans celle de ses contemporains mis
à part le Temistocle
de Johann Christian Bach (4,5). S'il ne fallait citer que
quelques exemples de cette œuvre qui regorge de merveilles, je
choisirais :
Idomeneo, ONR, photo Kayser |
-l'aria di furore d'Elettra, à l'acte I, Tutte nel core vi sento
en ré mineur d'une puissance dramatique exceptionnelle même chez
Mozart. La voix est soutenue par un orchestre aux couleurs les plus
vives et les plus contrastées.
-le double choeur en do mineur, Pieta, numi pieta. Il
décrit l'épouvante provoquée par les éléments déchainés par Neptune. Un choeur lointain de marins en mer répond au choeur du peuple sur le rivage (sur la scène). L'effet
est saisissant.
-les deux choeurs
fantastiques qui terminent l'acte II, d'abord Qual nuovo terrore,
en do mineur suivi par Corriamo, fuggiamo, en
ré mineur. Ces deux choeurs soutenus par les quatre cors
annoncent, à mon humble avis, ceux du Vaisseau fantôme.
-le sublime quatuor vocal
de l'acte III en mi bémol majeur, Deh resta, o cara, premier
de ces magnifiques ensembles qui fleuriront dans les opéras suivants
de Mozart, et qui me fait penser par sa richesse harmonique et contrapuntique au Recordare pie Jesu
du Requiem K 626.
-l'admirable choeur en do
mineur de l'acte III, scène 6, Oh voto tremendo... On y
entend pour la première fois chez Mozart, des trompettes bouchées
et des timbales avec sourdines. Dans ce choeur plane l'ombre de Lully
(scène 5 de l'acte III d'Alceste) et même de Rameau (on pense à la
déploration survenant après la mort de Pollux) mais les harmonies
audacieuses (neuvièmes) et les dissonances annoncent l'avenir.
-la scène de la Voce, Ha
vinto amore, Mozart a composé
trois versions de longueur très inégale pour cette scène. Cette dernière, accompagnée uniquement de cuivres (trois trombones et deux
cors), possède une sombre grandeur toute gluckienne.
-le
deuxième aria di furore d'Elettra, D'Oreste, d'Ajace,
en do mineur. Il est encore plus déchainé que le premier. Elettra,
dévorée par la jalousie, évoque par ses imprécations le destin
mortifère des Atrides.
Illia, ONR, photo Kayser |
La carrière d'Idomeneo,
cet opéra que Mozart aimait tant, fut désespérante avec trois
représentations en tout lors de sa création au théâtre Cuvilliés à Munich. Certains historiens de la musique et
musicologues, pour expliquer cet échec, affirment qu'à
la date (29 janvier 1781) de création d'Idomeneo, l'opéra seria
était un genre moribond (6). C'est complètement faux, l'opéra
seria avait au contraire de beaux jours devant lui. En 1784, l'Armida
de Joseph Haydn fut donnée 54 fois au théâtre d'Eszterhàza,
Cimarosa composa la même année son Olimpiade, opera seria
non réformé qui fit le tour de l'Europe, La Fedra de
Paisiello obtint en 1788 un beau succès et l'apogée
de ce genre opératique surviendra en 1796 avec la création
triomphale de Gli Orazi ed i Curiazi
de Cimarosa, qui pour moi représente le point culminant de
l'évolution de l'opéra seria classique avant l'Ecuba (1812),
dramma per musica de Nicola Manfroce (1791-1813) qui, dans la continuité
de Cimarosa, ouvre une nouvelle ère dans laquelle s'llustreront
Rossini et consorts. En fait, l'échec d'Idomeneo pourrait pourrait s'expliquer par sa
grande nouveauté et le caractère trop épicé de ses harmonies.
Quel palais aurait pu les supporter en 1781 ?
Elettra, ONR, photo Kayser |
Idomeneo Nouvelle
Production 2016 de l'Opéra National du Rhin
Sergio Alaponte,
Direction Musicale
Christophe Gayral,
Mise en scène
Barbara de Limburg,
Décors
Jean-Jacques Delmotte,
Costumes
Philippe Berthomé,
Lumières
Karine Girard,
Chorégraphie
Choeurs de l'ONR, Sandrine
Abello, Direction
Irène Cordelia-Hubert,
pianoforte
Orchestre symphonique de
Mulhouse
Maximilian Schmitt,
Idomeneo
Juan Francisco Gatell,
Idamanre
Judith van Wanroij,
Illia
Agneta Eichenholz,
Elettra
Diego Godoy, Arbace
Emmanuel Franco,
Gran Sacerdote
Nathanaël Tavernier,
La Voce
Crétoises
et Troyens
Acrobates et Danseurs
Christophe Gayral, et Barbara Limburg
voulaient illustrer le mythe de manière à en faire une fable. En
plaçant Neptune au milieu du plateau, la mise en scène met en
lumière l'assujettissement du peuple aux volonté du dieu et de ses
servants. En déboulonnant la statue à la fin de la pièce, le
peuple se libère de son asservissement et jette tous ses habits
noirs pour revêtir ceux de la liberté. L'ordonnateur d'une pareille
transformation c'est la Voce, une voix mystérieuse. Qui
est-elle ? Au spectateur de donner la réponse. La mise en scène
offre des pistes, on est au Siècle des Lumières, la raison délivre
l'homme de ses peurs ancestrales, de la superstition, mais selon
Christophe Gayral, le milieu maçonnique dans lequel baignait Mozart
en 1780, avant sa propre admission à la Franc-maçonnerie, pourrait
être une des clés (7). Une autre leçon de vie est explorée par la
mise en scène : c'est l'amour d'Idamante pour son père et
celui d'Illia pour Idamante. Illia, comme Konstanz, Aspasia ou
Pamina, est capable de donner sa vie par amour et c'est ce sacrifice
qui rend possible un dénouement heureux..
Afin de mieux assurer son
propos, Christophe Gayral a coupé certains récitatifs,
supprimé les deux airs d'Arbace, un peu hors d'oeuvre selon lui, le
dernier air d'Idomeneo ainsi que le ballet final. Enfin il a confié
le rôle d'Idamante à un ténor au lieu du soprano traditionnel du
temps baroque et cela en accord avec la version de l'opéra que
Mozart révisa en 1786. Le propos gagne en clarté, certaines
incohérences du livret sont gommées, malheureusement de la musique
superbe de Mozart disparaît et on peut le regretter.
Le décor est réduit à
l'extrême, des panneaux mobiles définissent par les angles qu'ils
forment des espaces variables à l'infini (35 dans le spectacle), les
éclairages de Philippe Berthomé, très créatifs les
habillent de teintes austères allant du blanc au noir. L'effet est
très heureux et efficace.
Idamante, ONR, photo Kayser |
Le
rôle titre était tenu par Maximilian
Schmitt. Le chanteur,
bien connu par ses interprétations des passions de Jean Sébastien Bach, a
donné une belle version de son premier air, Vedremmo
intorno l'ombre dolente... avec
une voix bien projetée et beaucoup de sentiment. Dans le célèbre
Fuor del mar,
véritable défi pour les ténors du fait de l'ambitus très large de
la partition, Maximilian
Schmitt a vaillamment
rendu justice à cet air malgré une voix légèrement engorgée dans
les vocalises. Le rôle d'Idamante était chanté par le ténor
mozartien Juan Francisco
Gatell. Sa voix à la
projection excellente et aux beaux aigus se mariait parfaitement avec
celle d'Illia dans le duetto de très belle facture S'io
non moro a questi accenti...
(acte III, scène 2). Du côté des femmes, Illia fut chanté avec
beaucoup de talent et d'engagement par Judith
van Wanroij, qui connait
parfaitement le répertoire baroque et classique. Son phrasé,
son legato firent également merveille ce soir. Agneta
Eichenholz (Elettra),
fut souveraine dans son air de l'acte II, Idol moi, se
ritroso altro amante..., par
contre je suis resté un peu sur ma faim dans l'aria di
furore de l'acte I et celui de
l'acte III. Les quatre chanteurs cités ci-dessus donnèrent une
magnifique interprétation du quatuor, Deh resta, o cara.
Les
choeurs, neuf au cours des trois actes, tous formidables, donnèrent
à ce spectacle une grande partie de son caractère percutant.
Seul
motif de déception, la scène de la Voce,
si importante dans le déroulement de l'action, a été expédiée
trop rapidement. Les cuivres jouant sans trop de
conviction, l'excellent Nathanaël
Tavernier (La Voce),
n'a pu s'exprimer avec l'impact nécessaire.
L'orchestre
de Mulhouse dirigé par Sergio
Alapont a donné une
prestation remarquable et cela dès la sinfonia. Ce chef m'a beaucoup
impressionné et la réussite de ce spectacle lui doit beaucoup. Les bois étaient excellents et le
quatuor flûte, hautbois, cor et basson fit merveille dans l'air
d'Illia Se il padre perdei.
Un
Idomeneo créatif et novateur qu'il ne fallait manquer sous aucun
prétexte!
Idomeneo,
nouvelle création Festival de Salzburg 2019
Theodor
Currentzis, Direction musicale
Peter
Sellars, Réalisateur, mise en scène
George
Tsypin, Décor
Lemi
Ponifasio, Chorégraphe
James
F. Ingalls, Création lumières
Antonio
Cuenca Ruiz, Dramaturgie
Russel
Thomas, Idomeneo
Paula
Murrihy, Idamante
Ying
Fang, Illia
Nicole
Chevalier, Elettra
Levy
Sekgapane, Arbace
Issachah
Savage, Grand Prêtre de Neptune
Jonathan
Lemalu, Neptune/La Voce
Brittne
Mahealani, Danseuse
Arikitau
Tentau, Danseur
David
Steffens, Basse
MusicAeterna
Choir of Perm Opera
Vitaly
Polonsky, Chef de choeur
Freiburger
Barockorchester
Un
compte rendu détaillé a été donné de ce spectacle (1) que j'ai visionné sur medici.tv et je ne
reviendrai pas ici sur la mise en scène, la scénographie et la
chorégraphie. Je suis globalement d'accord avec le point de vue
exprimé dans cette chronique.
Au plan musical, on ne peut que saluer la beauté de la réalisation tout en regrettant l'importance des coupures. Comme à Strasbourg, les deux airs d'Arbace sont escamotés, par contre l'opéra est enrichi de deux œuvres majeures : un extrait de Thamos, roi d'Egypte K 345: le solo de Sethos pour voix de basse, choeur et orchestre, Ihr Kinder des Staubes erzittert et le fameux récitatif Ch'io mi scordo di te suivi par l'air Non temer amato bene avec pianoforte obligé K 505. Ce dernier air évolue dans un monde radicalement différent de celui d'Idomeneo et m'a donc semblé hors sujet, par contre l'extrait de Thamos s'intègre admirablement dans le spectacle et la basse David Steffens s'y montre impressionnant. Ying Fang, soprano (Illia) est absolument merveilleuse, la voix a un timbre enchanteur mais la technique vocale n'est pas en reste, on admire en effet la superbe ligne de chant agrémentée d'un phrasé et d'un légato parfaits. Idamante est chanté par une mezzo-soprano (le rôle était tenu par un castrat au moment de la création de l'oeuvre). Paula Murrihy a composé un personnage plausible, à la fois sincèrement amoureux et faisant preuve de beaucoup d'humanité dans ses relations avec son père. En outre son timbre de voix est très beau et son intonation optimale, notamment dans la périlleuse descente chromatique à découvert présente dans l'air Non temer amato bene. L'Elettra de Nicole Chevalier est absolument fascinante. Avec trois airs magnifiques, le rôle est gratifiant. Dans le troisième air, son comportement sur scène frise l'hystérie et sa prestation ne consiste pas seulement en vociférations mais est de plus très musicale. Habitué à Richard Croft dans le rôle d'Idomeneo, j'ai été surpris par la voix étonnamment sombre de Russel Thomas. La puissance vocale est indiscutable mais parfois l'agilité fait un peu défaut notamment dans les vocalises du célèbre Fuor del mar. Cette interprétation du personnage m'a paru cependant digne d'intérêt. Dans le rôle de La Voce, Jonathan Lemalu est véritablement impressionnant.
Mention
spéciale aux choeurs d'une puissance renversante et à un Freiburger
Barockorchester en grande forme bien que la prise de son ne rendît pas justice aux bois, notamment dans l'air d'Illia Se il padre perdei.
- Georges de Saint Foix, W. A. Mozart, III. Le Grand Voyage. Desclée de Brouwer, 1936, pages 220-239. Une des meilleures analyses de l'opéra, à ma connaissance.
- Rencontre avec Christophe Gayral, Entretien organisé par l'Opéra du Rhin, librairie Kléber, mardi 15 mars 2016.
- La sinfonia eroica de Mozart, titre emprunté à Alfred Einstein qui l'utilise à propos du concerto n° 9 en mi bémol majeur Jeunehomme K 271.
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