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vendredi 6 octobre 2023

L'Olimpiade de Vivaldi par Jean-Chrisophe Spinosi et l'Ensemble Matheus

© @ars-essentia.   Jean Christophe Spinosi, Ana Maria Labin


L’ami ou l’amante, un choix cornélien pour le vainqueur des Jeux Olympiques

L’Olimpiade, opéra seria d’Antonio Vivaldi (1678-1741), livret de Pietro Metastasio (1698-1782), fut créé à Venise en 1734 au Teatro Sant’Angelo.


Megacle a accepté de combattre à la place de son meilleur ami Licida et sous son nom aux Jeux Olympiques. Si Megacle est vainqueur, c'est donc Licida qui remportera le prix. Megacle ignore que ce prix est Aristea, fille du roi Clistene dont il est amoureux en secret, amour payé de retour. Quand il apprend qu'Aristea est destinée au champion, il va combattre malgré son terrible désespoir et sort vainqueur. Licida exulte et s'apprête à prendre possession de son bien mais Aristea le repousse définitivement. Dans un accès de fureur, Licida agresse le roi Clistene et est condamné à mort. In extremis le roi reconnaît en Licida le bébé qu'il a abandonné aux flots marins. Licida et Aristea sont donc frères et sœurs et on se dirige vers une double union, celle de Megacle et Aristea, et celle de Licida avec son ancienne amante Argene.

Un beau livret comme on les aimait à l'époque baroque, regorgeant de situations dramatiques fortes et couvrant une palette étendue d’affects. Outre Antonio Vivaldi, ce livret inspira de très nombreux compositeurs, une cinquantaine au moins parmi lesquels : Antonio Caldara (1733), Giovanni Baptista Pergolese (1735), Leonardo Leo (1737), Baltassare Galuppi (1747), Nicolo Jommelli (1761), Nicola Piccinni (1761), Antonio Sacchini (1763), Tommaso Traetta (1767), Josef Myslivecek (1778), Giuseppe Sarti (1778), Giovanni Paisiello (1784) et surtout Domenico Cimarosa qui en 1784 composa un admirable opéra seria. En juin 2012, un pasticcio fut monté à l'Opéra de Dijon par Andrea Marcon sur le même texte de Pietro Metastasio. Des airs des compositeurs cités plus haut et d'autres encore (seize en tout), ont été réunis, afin de reconstruire un opéra complet. Malgré la diversité stylistique d’auteurs appartenant à des époques différentes : baroque, classique et même romantique comme Luigi Cherubini, cette salade russe s'avéra une réussite. Le dossier d’Emmanuelle Pesqué à propos de L’Olimpiade de Myslivecek nous a guidé dans l’élaboration de cette chronique (1).

Dans le même temps, Georg Friedrich Haendel (1685-1759) composait Orlando (1733) et s’apprêtait à écrire Ariodante et Alcina (1735). Tandis que le Saxon prenait quelques libertés avec le genre de l’opéra seria, on peut dire que L’Olimpiade de Vivaldi en représente l’archétype. Cet opéra consiste en une suite de récitatifs secs et d’arias; les ensembles (un court vaudeville à la scène 4 de l’acte I, un duetto à la fin de l’acte I et un mini-choeur final) sont réduits à la portion congrue. En outre la structure des airs est celle de l’aria da capo en cinq sections séparées par des ritournelles orchestrales sans exceptions. L’action se concentre dans le récitatif sec et est absente dans la majeure partie des airs. Ces derniers s’appuient sur des métaphores (aria di paragone) ou des considérations morales et philosophiques. La métaphore standard du vaisseau surpris par la tempête est utilisée deux fois pour représenter une âme désemparée, celle non moins courante de la tourterelle ayant perdu sa compagne donne lieu à un des plus beaux airs de la partition (2). Ces airs sont interchangeables et pourraient figurer à plusieurs endroits de la partition d’où la possibilité d’effectuer des changements importants sans trahir le livret et pour les chanteurs de remplacer un air par un autre dans lequel ils se savent assurés de remporter un franc succès. C’est ainsi qu’Isabelle Moindrot (L’opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993) utilise le terme de « structure en constellation » pour décrire ce type d’opéras : les arias sont des entités parfaites, closes, susceptibles d’être déplacées (3).

Cet opéra n’a donc rien d’original en ce qui concerne la forme mais le fond est d’une qualité exceptionnelle. Il débute par une sinfonia très inventive dont le premier mouvement est truffé de modulations étranges et de dissonances. Jean Sébastien Bach ne s’y était pas trompé, le langage harmonique de Vivaldi est sans doute le plus hardi de son époque. En outre les airs sont plus beaux les uns que les autres. 

© @ars-essentia. De g à d: Jean-Jacques L'Anthoën, Rémy Brès-Feuillet, Fernando Escalona, Ana Maria Labin, Chiara Brunello, Francesca Asciotti, Mathieu Toulouse

L’opéra débute sur les chapeaux de roues avec l’aria di paragone de Licida, Quel destrier, che all’albergo è vicino. Licida compare son impatience à posséder Aristea à celle d’un cheval qui prend le mors aux dents pour gagner l’auberge toute proche. Fernando Escalona y fait une brillante démonstration de son talent et de son énergie. Plus loin (scène 8), cet excellent contre-ténor nous ravit avec un des plus beaux airs de la partition, exemple parfait de bel canto, Mentre dormi, scène où règne une atmosphère quasi hypnotique. La voix est jeune et pure et mise en valeur par le clair-obscur orchestral. Elle triomphe à l’acte II dans un des sommets de l’opéra: l’aria di disperazione extraordinairement intense de Licida, Gemo in un punto e fremo. Trouvaille de génie, les furies qui tourmentent Licita sont figurées par les bariolages ultra-rapides des violons de l’orchestre.

© @ars-essentia   Chiara Brunello, Francesca Asciotti, Jean-Jacques L'Anthoën

Chiara Brunello (Argene) fait preuve de beaucoup d’aisance dans la scène IV en forme de vaudeville, O care selve, dans laquelle elle dialogue avec tous les autres protagonistes de sa belle voix de mezzo-soprano. Elle est encore plus brillante dans l’air nettement humoristique, Piu non si trovano fra mille amants, dans lequel elle règle ses comptes avec ses ex-amants. 

Le roi Clistène fait son entrée avec un air au rythme irrésistible, Del destin non vi lagnate, le roi est presque comique avec un discours paternaliste et misogyne qui pourrait choquer si l’action ne se situait pas dans l’antiquité grecque. Jean-Jacques L’Anthoën semblait un peu en difficulté dans cet air avec une voix qui m’a paru engorgée, problème résolu par la suite, notamment dans son air de l’acte II, Qual serpe tortuosa. La voix du baryton s’est alors projetée hardiment avec une excellente intonation et de superbes vocalises. La fin de l’air toute en nuances et triple pianissimo était très réussie. 

L’acte I s’achève avec un duetto de Megacle et Aristea, Ne’giorni tuoi files, qui est indiscutablement un des sommets de la partition et un des passages les plus dramatiques de l’œuvre. Par sa noblesse, le style est proche de celui de l’oratorio. Rémy Brès-Feuillet s’y montre sous son meilleur jour avec une superbe voix claire aux contours bien dessinés. Ce jeune contre-ténor est désormais une valeur sure dans l’opéra baroque.

© @ars-essentia  Rémy Brès-Feuillet, Fernando Escalona

L’acte II débute avec un sommet de la partition, l’aria di paragone Sta piangendo la tortorella, un air délicatement orchestré avec deux cors obligés. Francesca Asciotti (Aristea) y montre son expérience de la musique baroque avec sa voix de contralto à la belle ligne de chant, aux couleurs mordorées et au legato élégant. De façon incompréhensible cet air magnifique a été amputé des deux tiers. L’année précédente, nous avions remarqué le potentiel dramatique remarquable de cette artiste en tant que Cornelia  dans Giulio Cesare de Haendel (4). 

Un air superbe d’Alcandro avec violoncelle obligé ouvre l'acte III, Sciagurato, in facia a morte, chanté magistralement par le baryton Matthieu Toulouse. On arrive à l’air magnifique d’Aminta chanté de façon très expressive par Ana Maria Labin, Son qual per mare ignoto, aria di paragone reprenant la métaphore du naufragé qui perdant son étoile, s’abîme en mer. La fin chantée pianissimo est particulièrement émouvante. Précédemment Ana Maria Labin avait brillé dans un autre air, l’aria di paragone d’Aminta, Siam Navi all’onde algenti, dans lequel le trouble du personnage est exprimé par la métaphore du navire en perdition. Elle y a prodigué son art de la vocalise et de l’ornementation. La virtuosité, jamais gratuite, était toujours étayée par une émotion intense. 

Le dernier tiers de l’acte consiste en récitatifs secs qui ne brillent pas par leur intérêt et en une conclusion diligentée par une sorte de Deus ex machina. Un concerto eût sans doute été le bienvenu mais Vivaldi ne l’a pas entendu ainsi car il a terminé son opéra par un chœur banal. C’est la seule faiblesse de cet opéra qui le rend, à notre humble avis, difficile à monter au plan scénique. Il en fallait plus pour décourager l’enthousiaste Jean-Christophe Spinosi qui proposera au TCE en 2024 une version mise en scène, ce qui répond à la question posée par notre confrère Jean-Luc Izard dans sa critique de L’Olimpiade donnée en février 2022 dans ce même théâtre (5).

© @ars-essentia


L’Ensemble Matheus nous a impressionné. La sinfonia a été menée tambour battant avec la plus grande précision. Les tempos généralement rapides m’ont paru appropriés au style de cette musique. Bien que les instrumentistes fussent relativement peu nombreux, la sonorité d’ensemble était très généreuse. Les violons faisaient preuve d’une belle agilité, une des violoncellistes a réalisé un merveilleux solo. Les deux cors naturels ont illuminé un très bel air d’Aristea. Enfin le continuo (un violoncelle, une basse d’archet, le clavecin et le théorbe) a manifesté son efficacité dans les récitatifs secs et a posé avec rigueur les bases de l’harmonie. La direction enthousiaste de Jean Christophe Spinosi nous a beaucoup plu. Son geste très ample nous a paru parfaitement lisible et capable d’impulser une grande énergie à l’orchestre et aux chanteurs.

La quintessence de la musique de Vivaldi, une palette de chanteurs d'exception et l’expérience de l’Ensemble Matheus et de son chef nous auront fait passer la plus belle des soirées.

  1.   https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=12656
  2.   Xavier Cervantes, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel. Variation sur un thème baroque. International Review of the  Aesthetics and Sociology of music. 26(2), 147-166, 1995.
  3.   Isabelle Moindrot, L’opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993, pp 197-234.
  4.   https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/giulio-cesare-haendel-goettingen-2022
  5.   https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/olimpiade-vivaldi-spinosi-tce-2022-02

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