II. Le temps des chefs-d'oeuvre
En 1787, Mozart entreprend la composition de deux quintettes avec deux altos, le quintette en do majeur K 515, examiné précédemment (1) et le quintette en sol mineur K 516. Ces deux quintettes sont très personnels et ne reflètent plus l'influence de Michael ou Joseph Haydn.
En 1787, Mozart entreprend la composition de deux quintettes avec deux altos, le quintette en do majeur K 515, examiné précédemment (1) et le quintette en sol mineur K 516. Ces deux quintettes sont très personnels et ne reflètent plus l'influence de Michael ou Joseph Haydn.
Wolfgang Mozart, portrait réalisé par son beau-frère Joseph Lange |
Quintette en sol mineur K 516.
Ce quintette, achevé le 16 mai 1787, a
une valeur et une signification musicales comparables à celles du
précédent quintette en do majeur K 515 mais diffuse en plus une intense aura émotionnelle. Après
avoir élargi considérablement les cadres dans le quintette K 515, Mozart revient à des proportions plus normales dans le quintette K 516..
Premier mouvement, allegro, 4/4,
structure sonate.
Cet admirable premier mouvement, très élaboré et
architecturé, est en même temps très mozartien, il repose sur deux
thèmes, le premier exposé sotto voce (à voix basse) n'est
pas sans rappeler le début de la symphonie n° 39 de Joseph Haydn en
sol mineur ; il donne lieu à une extensions aux chromatismes
très expressifs. Chose unique à ma connaissance chez Mozart, le
second thème est également en sol mineur (2), un accord de neuvième
mineure et une suite de modulations lui donnent un caractère
romantique et passionné.. Le premier thème reparait en si bémol
majeur à la fin de l'exposition et donne lieu à une extension très
dramatique jusqu'aux barres de reprises. Le développement est court
mais intense, les deux idées principales ayant fait l'objet d'un
travail thématique poussé durant l'exposition n'ont pas besoin de
longs développements supplémentaires qui entraineraient des
redondances. Ce développement est surtout construit autour du
deuxième thème dont l'apparition en mi bémol mineur dans l'extrême
grave du violoncelle a une intense portée expressive. La
réexposition est profondément modifiée par la transposition du
discours musical en sol mineur ainsi que par un nouveau développement
aux harmonies poignantes basé sur le thème initial. Une coda basée
le premier thème dont le caractère est exacerbé par de nouveaux
chromatismes, résume puissamment ce mouvement tandis qu'on note le
retour du second thème très mystérieux dans les profondeurs du
violoncelle.
Menuetto en sol mineur, ¾.
Il partage avec le menuetto du quatuor
en ré mineur K 421 et le menuetto du quatuor en sol mineur opus 74
n°3, Le Cavalier, de Joseph Haydn, de nombreux traits communs comme
de dramatiques chromatismes descendants. Les violents accords sabrés
par les cinq instruments en doubles ou triples cordes lui donnent une
dimension presque symphonique. Le trio en sol majeur n'apporte pas la
détente attendue, il se déroule dans un clair obscur non dépourvu
d'inquiétude.
Adagio ma non troppo en mi bémol
majeur, 4/4.
Cet adagio est un des plus beaux
mouvements lents de toute l'oeuvre de Mozart. Il est intéressant de
le confronter aux mouvements lents des ultimes quatuors à cordes de
Joseph Haydn car on peut toucher du doigt ce qui différencie ces
deux compositeurs. Les sublimes adagios de Haydn ont une dimension
mystique, quasi métaphysique, qui me semble absente chez Mozart, non
seulement dans ses œuvres instrumentales, mais même dans sa musique
religieuse. Chez ce dernier, le côté dramatique l'emporte presque
toujours et ce mouvement lent en apporte la preuve. Sur le plan
formel, il s'agit d'une structure sonate sans développement.
L'adagio débute doucement avec un thème grave d'une grande
plénitude mais rapidement l'inquiétude s'installe alors
qu'apparaissent de nombreux chromatismes. Un deuxième thème en si
bémol mineur au premier violon frappe par son expression désolée,
le premier alto lui répond de manière étrange dans son registre le
plus grave. Un troisième thème en si bémol majeur syncopé et lyrique possède un caractère très particulier et
donne lieu à des échanges ineffables avec les autres instruments.
La rentrée ne montre pas de gros changements, toutefois la
transition entre le second et le troisième thème donne lieu à
d'audacieuses modulations enharmoniques, les deux dessus évoluant en
do bémol majeur avec plein de bémols tandis que les basses jouent
en si majeur, tonalité truffée de dièzes. Ces quelques mesures
très hardies amènent le troisième thème puis une courte coda très
émouvante.
Adagio sol mineur 3/4.
Chose unique chez Mozart, un adagio
suit un autre adagio. Il s'agit d'une sorte de lamento dramatique de
caractère presque baroque du premier violon, ponctué par les
pizzicatos du violoncelle et les batteries des autres instruments. Il
s'enchaine au dernier mouvement.
Allegro en sol majeur, 6/8
Ce rondo dont la joie est un peu
factice, est parsemé de barres de reprises, d'où de nombreuses
répétitions entrainant l'impression de tourner en rond. En fait ce
mouvement détonne un peu dans le contexte et rompt dans une certaine
mesure l'unité de l'oeuvre. A noter que le même reproche a été
fait à Beethoven dans la conclusion joyeuse de son onzième quatuor
en fa mineur dit Serioso. En tout état de cause, on ne peut
reprocher à Mozart de vouloir sortir du climat un peu dépressif des
quatre mouvements précédents et ce rondo, riche en belles mélodies
s'écoute très agréablement.
1790 est une des pires années pour
Mozart. Pourtant elle débutait bien, Cosi fan tutte vient
d'être créé et a obtenu un franc succès. Mais Mozart connait de
nombreux déboires, sa situation financière va de mal en pis, le
prince Karl Lichnowsky lui intente un procès pour dettes, son voyage à
Francfort en septembre 1790, organisé à la va-vite, lui rapporte
beaucoup d'honneurs et peu d'argent. Il ne compose pratiquement
plus, situation exceptionnelle chez lui, traduisant une
sorte d'état dépressif. Deux quatuors à cordes K 589 et K 590 sont écrits au printemps 1790 pour le roi de Prusse (3). Il faudra attendre l'hiver pour que
Mozart entreprenne la composition d'un nouveau quintette en ré
majeur K 593 qui sera joué en présence de Joseph Haydn en décembre
1790.
Quintette en ré majeur K 593.
Il est le plus homogène des quintettes
du point de vue du style et évolue constamment à un niveau
artistique d'exception. Il donne au contrepoint une plus grande place
que dans les quintettes précédents et débute par une introduction
lente d'une grande profondeur.
Larghetto, ¾. Ce larghetto donne un
ton à la fois grave et sérieux au quintette entier. Tout le morceau
va alors consister en une interrogation mystérieuse du violoncelle,
à découvert, débutant par un sforzando auquel répondront les deux
violons et les deux altos avec douceur. Cette alternance question-réponse va se répéter six fois et on aboutit à un point d'orgue.
Le thème au violoncelle est presqu'identique à celui qui ouvre
l'adagio pour deux clarinettes et trois cors de basset K 484a,
probablement contemporain.
L'allegro, 2/2, qui suit de structure
sonate est très remarquable par son usage du contrepoint. Il débute
par un thème magnifique de force, de fantaisie et d'esprit,
comportant trois sections. Suivent des jeux contrapuntiques étonnants
où les trois sections du thème vont se combiner de façon très
habile et subtile. Mis à part un court intermède de caractère plus
mélodique à la fin de l'exposition, on peut dire que les trois
composantes du thème initial jouent le rôle principal dans ce
mouvement et qu'il n'y a pas de second thème. On arrive à la fin du
morceau où une surprise nous attend avec le retour du Larghetto
initial un peu allongé. Le dernier mot apparaît au thème principal
qui conclut de façon lapidaire un mouvement qui, à mon avis, reflète l'art de Carl Philipp Emmanuel Bach..
Adagio en sol majeur, ¾.
Ce magnifique adagio est aussi profond
que celui du quintette K 516 précédent mais très différent
d'esprit. Le thème est d'abord énoncé, un beau thème grave
possédant beaucoup de caractère, suivi par un motif descendant au
rythme surpointé. On aboutit à un intermède en ré mineur très
dramatique consistant en un chant passionné du premier violon auquel
le violoncelle répond par des trilles menaçants tandis que les
autres instruments accompagnent de sextolets. Ce dialogue se poursuit
longuement et aboutit au retour du thème initial dans la tonalité
de si bémol majeur qui initie un développement, construit autour du motif
descendant surpointé et se terminant par des dissonances étranges. La
réexposition suit le même plan que l'exposition. On aboutit à une
très belle coda pleine de sentiment basée sur le thème de
l'intermède mineur. Cette coda met un point final à cet adagio, un des plus profonds et en même temps des
plus rigoureusement construits de Mozart.
Menuetto et trio. C'est le triomphe de
la grâce et du charme mozartien. Les idées s'enchainent avec une
élégance superlative, marque d'un art arrivé à son sommet..
Allegretto 6/8, structure sonate.
Ce magnifique finale est le mouvement
le plus complexe au plan contrapuntique du quintette et peut être
comparé de ce point de vue au finale de la symphonie Jupiter. Il est
bâti sur un thème unique de caractère populaire sur une basse de
musette. Une controverse existe à propos du thème qui aurait été arrangé par une main inconnue. Le début du thème original de
Mozart serait en fait une simple gamme chromatique descendante. La
question est d'importance puisque le thème initial irrigue tout le
mouvement comme le sang dans les veines. Certains exécutants jouent
à la suite les deux finales possibles. La version munie de la gamme
chromatique est plus dissonante, plus agressive, celle possédant le
thème modifié est plus gracieuse et aérienne. Lequel est le finale
authentique ? Difficile question à laquelle on ne peut
répondre, à ma connaissance, même si j'ai une préférence
personnelle pour le thème modifié. En tout état de cause, ce
mouvement est un prodige à la fois harmonique et contrapuntique.
Décrire ce mouvement est difficile car on a du mal à dégager des
sections vu que tout est matière à travail thématique et
développement. Le développement proprement dit de 70 mesures débute
par une modulation impressionnante (on passe en effet de si majeur à
do majeur) et se poursuit avec une fugue complexe sur un sujet issu
du thème principal. Le passage le plus étonnant se trouve dans la
réexposition, tour de force de polyphonie à cinq voix digne de Jean
Sébastien Bach où un fragment du thème principal et quatre autres
fragments dérivés du même thème sont combinés avec la plus
grande science, passage procurant du plaisir à l'écoute et une
béatitude intellectuelle à qui sait lire la musique. Ainsi se
trouve réalisée la prédiction de Mozart à propos d'un de ses
concertos de piano : Cà et là...les connaisseurs seuls
peuvent y trouver aussi satisfaction...Pourtant, de façon que les
non connaisseurs en puissent être contents, sans savoir
pourquoi...(4)
Quintette en mi bémol majeur K 614.
Comme le dit Georges de Saint Foix, ce
quintette traite un sujet moins élevé que le quintette précédent
(5). Le matériau thématique est bien moins riche et Saint Foix
parle d'austérité franciscaine. Peut-être Mozart a-t-il voulu
revenir au style de Michael Haydn dans ses divertimentos de 1786.
Finies les envolées lyriques des quintettes précédents, les thèmes
des quatre mouvements de ce quintette sont neutres et peu
différenciés. Les surprises harmoniques sont plus rares. On ressent
chez Mozart une certaine forme de repli sur lui-même.
Allegro di molto, 6/8, structure
sonate. Les deux altos entonnent joyeusement le thème en sixtes
suggérant deux cors de chasse, les violons répondent doucement à
la tierce. Un deuxième thème également pastoral mais bien
individualisé, va être chanté par le premier violon et repris par
le violoncelle. Ce thème va ensuite disparaître du discours musical
et le thème initial va prendre la direction des évènements. Le
développement très court laisse la place à une réexposition peu
modifiée. Une coda puissante et presque symphonique basée sur le
thème initial relève ce que ce morceau pouvait avoir de trop
facile. L'écriture est virtuose et les violons, altos et violoncelle
ont fort à faire.
Andante, si bémol majeur, 2/2.
Une esquisse écrite dans la tonalité
rare de la bémol majeur suggère que Mozart avait prévu au départ
un mouvement lent plus profond. Le morceau réalisé est plus léger
mais a une structure très originale, compromis entre le thème varié
et le rondo, structure fréquente chez Joseph Haydn mais rare chez
Mozart. Le thème ressemble à une ariette populaire, il fait l'objet
de deux variations. Dans la première, le thème est au second
violon avec un contrechant très expressif du premier violon, la
seconde donne le thème au premier violon avec des petites notes
syncopées au second violon comme des battements d'ailes. On arrive
alors à un intermède qu'on pourrait presque considérer comme une
nouvelle variation tant il ressemble au thème. On note que cet
intermède se termine par un passage étonnamment dissonant, répété
trois fois, qui surprend dans ce contexte placide. Dans la variations
suivante, on se délecte de gruppettos harmonieux qui circulent à
tous les registres. Ces figures qui donnent beaucoup de poésie au discours, finissent par mourir dans les profondeurs du violoncelle.
Menuetto et trio. C'est le trio qui
retient toute l'attention avec un thème de laendler très dansant,
il n'y a pas de barres de reprises qui pourrait couper l'élan. A la
fin, les temps sont scandés vigoureusement par les basses et la
mélodie est jouée par les trois dessus jouant à l'unisson, donnant
à ce trio un net parfum de valse.
Finale Allegro, 2/4. Rondo sonate.
L'influence de Joseph Haydn est
manifeste dans ce finale strictement monothématique. Le thème
unique est quasiment celui du finale du quatuor à cordes en mi bémol
opus 64 n° 6, composé par Haydn en 1790 et que Mozart aimait
beaucoup. Mozart a donc adopté, à la manière de Haydn ou de
Clementi, un type de mouvement basé sur un thème unique. Pour ne
pas lasser l'auditeur, il fallait une science de la composition
superlative. Mozart et Joseph Haydn étaient capables de tels
exploits. Les énergies tenues en bride dans les mouvements
précédents, se libèrent enfin. Le vaste développement, de
longueur (90 mesures) équivalente à celle de l'exposition, est ici
le cœur du morceau et on s'émerveille sur le fugato à deux sujets
(les deux parties constitutives du thème) sur lequel ce
développement est construit. Une remarquable coda de 60 mesures, basée sur la combinaison sujet contre-sujet sur laquelle s'était
appuyé le développement, termine ce quintette et met un point final
à la production mozartienne dans ce genre musical. A ce stade de mon
propos, je voudrais rendre hommage à T. de Wizewa et Georges de
Saint Foix pour la pertinence de leurs analyses musicales (5).
- Les quintettes à cordes de Mozart. A l'écoute de Michael Haydn. http://piero1809.blogspot.fr/2017/05/les-quintettes-cordes-de-mozart.html
- Dans une œuvre appartenant à l'époque classique, composée dans le mode mineur, sol mineur par exemple, le second thème est généralement écrit au relatif majeur, soit si bémol majeur. Lors de la réexposition, le discours musical est transposé dans la tonalité de départ, soit sol mineur.
- Sur les six quatuors commandés par le roi de Prusse, Mozart n'en écrivit que trois. Une seule sonate pour piano nous est parvenue sur les six sonates faciles commandées à Mozart pour la princesse de Prusse. Vu l'importance de son commanditaire et la situation financière dramatique de Mozart, cette attitude est incompréhensible.
- Lettre de Wolfgang Mozart du 28 décembre 1782.
- Georges de Saint Foix, W.A. Mozart. V. Les dernières années. Desclée de Brouwer et Cie, 1940.
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