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dimanche 28 mars 2021

Hémon à l'Opéra National du Rhin

Raffaele Pé dans le rôle d'Hémon. © photo Klara Beck

Qui pouvait imaginer à la mi-mars 2020, qu'un an après le début de l'épidémie, les lieux de culture (théâtres, cinémas,opéras) pourraient être encore fermés au public? Contrairement à d'autres, les équipes de l'Opéra du Rhin ne jetèrent jamais l'éponge et furent à même de représenter en création mondiale Hémon de Zad Moultaka dans le cadre du festival Arsmondo 2021. Rappelons que le but de ce festival était d'ouvrir une grande maison d'opéra comme l'ONR à la création musicale internationale en général et à celle du Liban en particulier. Du fait de la situation sanitaire, il ne put y avoir d'exécution publique d'Hémon mais une retransmission radiophonique fut assurée le samedi 20 mars par France Musique (1-3).

Selon les créateurs de la musique (Zad Moultaka) et de la dramaturgie (Paul Audi), il n'était pas intéressant d'écrire une énième version de l'Antigone de Sophocle. En effet la tragédie de Sophocle avait été la source de nombreux livrets pour des opéras dont un des plus fameux était l'Antigona de Tommaso Traetta (4). C'est pourquoi les auteurs eurent l'idée de réécrire l'histoire vue de son angle mort, le suicidé Hémon, auparavant fiancé d'Antigone. Hémon promu à un rôle devenu capital de témoin des évènements, propose un point de vue radicalement différent de l'histoire. L'amour qu'il éprouve pour Antigone, généralement inexprimé ou quasiment muet dans la tragédie antique, prend ici l'importance qu'il mérite et en même temps tout son sens car cet amour s'oppose frontalement au pouvoir tyrannique de Créon, roi de Thèbes et à l'obstination de ce dernier et d'Antigone. En prenant conscience des ravages du pouvoir et de la folie que ce dernier engendre autour de lui, Hémon acquiert la lucidité qui lui permet de jeter l'éponge, de prendre la tangente, de renoncer au trône qui lui revient et en même temps de déjouer le cruel destin d'une famille maudite. Hémon a cassé ses chaines, il vivra donc, en homme libre par dessus le marché. Ainsi le mythe devient ici une fable sur le pouvoir et sur la manière d'y renoncer. Autre thème abordé dans le tableau 5: quand on a tout perdu, que peut-on faire? La réponse se trouve dans l'absence de renoncement, la résilience et le sursaut d'Hémon. C'est enfin un éloge de la fragilité qui sous tend cet opéra .


Béatrice Uria Monzon (Eurydice) © Photo Klara Beck

Quid de la caractérisation musicale des personnages? Chacun d'eux se transforme, se métamorphose. Hémon n'apparaît qu'au 3ème tableau mais est décrit auparavant par sa mère Eurydice. La vision qu'a cette dernière de son fils est celle d'un être chétif qui a besoin de sa protection. En fait la suite de l'opéra est un démenti de la parole maternelle et ce changement sera révélé de façon limpide lors de l'affrontement du père et du fils au tableau 4 au cours duquel le père devient le fils et vice et versa. L'interprétation moderne du personnage d'Antigone est celle d'une personne certes pieuse et chaste mais aussi une rebelle en partie responsable par son obstination des malheurs qui frappent sa famille. Toutefois l'amour qu'Hémon éprouve pour elle et son cri de désespoir quand il la retrouve morte, révèle un pan inconnu de leurs relations, et à mon humble avis, suggère que cet amour ait pu être réciproque et qu'Antigone est peut-être un personnage moins monolithique qu'il n'y paraît.


Judith Fa (Antigone)  © Photo Klara Beck

Et la musique dans tout cela? Si le livret écrit par Paul Audi dans une langue magnifique est limpide par son contenu et sa signification, il ne peut embrasser toute la complexité du drame qui se joue et c'est là que la musique intervient. Cette dernière donne une dimension nouvelle au texte non seulement en exprimant en surabondance ce que les mots ne peuvent pas dire mais encore en susurrant à l'auditeur ce qui arrivera plus tard, processus que les auteurs qualifient d'anticipation interprétative. Il s'établit ainsi une dialectique subtile entre les mots et la musique dans laquelle cette dernière a souvent une longueur d'avance (3).

La musique assez dissonante est basée sur un langage contemporain relativement accessible parcouru de passages lyriques notamment au tableau 3. D'ailleurs l'orchestre qui sous-tend l'opéra est une formation symphonique classique. Les passages très violents abondent et sont basés sur des ostinatos comme au tableau 5 où le mot chaos est sans cesse répété. Au tableau 6 (Antigone est morte) la violence de la musique atteint un paroxysme d'intensité, les percussions se déchainent avec tout l'orchestre dans une sorte de piétinement bestial d'une violence inouïe. La musique ne renie aucun des acquis de la musique occidentale mais réserve une place aux musiques orientales notamment par l'usage de quarts de tons aux cordes qui s'y prêtent très bien mais aussi aux vents ce qui est bien plus original et pose de réels problèmes aux exécutants. Tandis que la scène pourrait représenter un théâtre d'ombres, les quarts de ton pourraient devenir l'ombre qui traverse la matière musicale. Par cette synthèse de musiques traditionnelles et savantes, Hémon me semble traversé de résurgences d'oeuvres de Bela Bartok. En tout état de cause, la musique d'Hémon réserve au public des moments d'émotion intense et de pure délectation auditive.


L'orchestre et le choeur © Photo Klara Beck

L'exécution révèle une particularité rare, la partition du rôle d'Hémon est écrite pour une voix de baryton pendant la plus grande partie de l'opéra puis pour voix de contre-ténor dans le dernier tableau. Cette écriture ne fait que suivre le cheminement initiatique du personnage titre ainsi que peut-être celui du chanteur Raffaele Pé. Ce dernier reconnu comme un des excellents contre ténors de notre époque a fourni un grand effort pour acquérir une voix de baryton digne d'éloge. Le personnage titre s'identifie à son interprète à la fin puisque d'une part Hémon s'est libéré de ses chaines et que d'autre part son interprète a retrouvé sa voix naturelle de contre ténor. En tous état de cause, Raffaele Pé a parfaitement réussi cette transfiguration tout à fait extraordinaire. Tassis Christoyannis incarne Créon d'une voix impérieuse de baryton-basse à la superbe projection pendant les trois premiers tableaux mais son assurance va se muer en doute après son entrevue avec son fils au tableau 4 et en regrets au tableau 8 où le personnage devient très émouvant (je suis damné!). La partition d'Antigone, nièce de Créon (Judith Fa, soprano) est truffé de suraigus spectaculaires et aussi d'impressionnants intervalles dépassant l'octave, difficultés dont elle s'acquitte avec brio d'une voix au beau timbre. Béatrice Uria Monzon (mezzo soprano) chantait le rôle d'Euridyce, femme de Créon. Croyant son fils Hémon mort, elle sombre dans la folie et de sa voix rompue aux rôles les plus dramatiques (la princesse Eboli dans Don Carlo) émeut par son engagement, notamment dans les tableaux 2 et 8. Geoffroy Buffière (basse) est Hyllos, doyen des magistrats siégeant au conseil de Thèbes. Ce dernier intervient surtout dans le premier et le cinquième tableau d'une voix au timbre chaleureux et une superbe diction. Marta Bauza, Claire Péron, Francesca Sorteni et Anaïs Yvoz, récitantes, interviennent en parlé-chanté, exercice très périlleux dans lequel elles excellent avec un engagement exceptionnel, notamment au tableau 7 dans leur narration de la folie d'Eurydice.

Les musiciens de l'orchestre philharmonique de Strasbourg placés sous la direction de Bassem Hakiki exécutaient une partition très dense, à la fois sévère par la gravité du sujet mais aussi très virtuose. Les cordes pouvaient déployer leur maîtrise technique dans la douceur ( beaucoup d'harmoniques fascinantes, passages sul ponticello) comme dans la force. Les cuivres et notamment des trompettes suraigües intervenaient dans les passages les plus agressifs et dissonants et en même temps les plus dramatiques. Les percussions (tam tam, caisse claire), la harpe et les cloches avaient un rôle très important. Le choeur de l'opéra de Strasbourg (Chef de choeur Alessandro Zuppardo) doit être félicité chaleureusement pour sa contribution essentielle, c'est la vox populi du théâtre antique qui s'exprimait et commentait les évènements dramatiques. Les partitions très ardues ont exigé un travail considérable de la part de tous les participants à ce magnifique projet, mais en fin de compte la réussite est totale.


Félicitations pour cette œuvre exceptionnelle qui résonne si bien avec notre époque et qui a vu le jour contre vents et marées (3). On espère qu'un avenir plus clément permettra une représentation du spectacle vivant.


  1. Hémon, dossier pédagogique https://www.operanationaldurhin.eu/files/f7a10090/hemon_dossierpedagogique_def_light.pdf

  2. Ce texte est une version allongée d'une chronique publiée dans Odb-Opéra : https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=23274&sid=ca20d284b7c15945e349f1d9bb31a36d

  3. Judith Chaine, Table ronde https://www.francemusique.fr/emissions/samedi-a-l-opera/creation-d-hemon-de-zad-moultaka-a-l-opera-national-du-rhin-92956

  4. https://piero1809.blogspot.com/2019/12/antigona-de-tommaso-traetta.html


Hémon/Zad Moultaka
Opéra en neuf tableaux
Livret de Paul Audi
Création mondiale

Bassem Hakiki, Direction Musicale
Zad Moultaka, Mise en scène, Scénographie, Costumes
Gilles Rico, Co-mise en scène
Violaine Thel, Collaboration aux costumes
Eric Soyer, Lumières
Yann Philippe, vidéo

Raffaele Pé, Hémon
Tassis Christoyannis, Créon
Judith Fa, Antigone
Béatrice Uria Monzon, Eurydice
Geoffroy Buffière, Basse
Marta Bauza, Claire Péron, Francesca Sorteni et Anaïs Yvoz, Récitantes

Choeur de l'Opéra National du Rhin
Alessandro Zuppardo, Chef de choeur
Orchestre Philharmonique de Strasbourg

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