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mardi 23 mai 2023

Les concertos pour pianoforte de Mozart. Une trilogie dramatique et glorieuse

Les grands chevaux bleus (1911) Franz Marc (1880-1916) Walker Art Center Minneapolis


Après une pause de quelques mois à partir de juin 1784, due à un grave refroidissement, Wolfgang Mozart redonne des concertos en souscription. Après un concerto intimiste, le concerto en si bémol majeur K 456 dans la lignée des précédents, la perspective du salzbourgeois change en profondeur; désormais les concertos pour pianoforte vont devenir symphoniques (1-3). Cela est particulièrement net avec le concerto en fa majeur K 459 achevé le 11 décembre 1784. Ce dernier est presqu'une symphonie avec accompagnement de piano. Le caractère symphonique est aussi accentué par une orchestration riche incluant deux trompettes et des timbales en plus des deux cors, de la flûte, des deux hautbois et des deux bassons. Les parties de trompettes et timbales ont malheureusement été perdues dans le cas du concerto K 459. Elles donnent aux deux concertos suivants: le n° 20 en ré mineur K 466 et le n° 21 en do majeur K 467 leur caractère dramatique et leur majesté respectivement. Par leur caractère symphonique et la densité de l’écriture, ces trois concertos possèdent beaucoup de points communs c’est pourquoi on peut parler de trilogie.

Le renard bleu-noir (1911) Van der Heydt Museum Wuppertal


Concerto n° 19 en fa majeur K 459.

Le thème principal du premier mouvement, sorte de marche joyeuse, est visiblement inspiré du thème principal de la symphonie n° 47 en sol majeur de Joseph Haydn dont Mozart copia l’incipit dans son carnet de notes (4). Dans les deux allegros des deux amis, le thème de marche domine tout le mouvement. Chez Mozart l’orchestre a du mal à abandonner ce thème, les passages où les cordes et les bois jouent le thème et où le piano accompagne en arpèges sont nombreux et l’exposition se termine avec un magnifique développement de l’orchestre sur ce thème, aboutissant à une cadence et au développement proprement dit. Ce dernier basé essentiellement sur le thème principal se termine par un travail harmonique très voisin de la conclusion du développement de la symphonie n° 47 de Haydn. La réexposition est voisine de l’exposition.


Le deuxième mouvement est un Allegretto en do majeur de forme sonate sans développement. La nature de ce mouvement est très différente de celle des deux autres. On pense plutôt à de la musique de chambre. Il débute par un thème très chantant aux courbes harmonieuses. La deuxième partie de cet allegretto se termine par une élaboration très ouvragée du thème principal: les arabesques des parties de bois, de cordes et de pianoforte  se superposent à des gammes en notes piquées, combinaisons aboutissant à un feu d’artifice de timbres divers.


Malgré la beauté des deux premiers mouvements, l’intérêt de l’oeuvre se concentre sur le somptueux allegro assai final. C’est un rondo-sonate typique dans lequel l’intermède central est un puissant développement. Le refrain est un thème ensoleillé, composé d’anapestes (deux croches et une noire) d’une grande énergie interne. Ce refrain est quasiment identique au premier couplet du rondo final presto de la symphonie n° 78 en do mineur de Joseph Haydn, composée deux ans avant ce concerto (5). Le premier couplet débute par un sujet de fugue très dynamique, les entrées de fugue s’enchaînent à un thème nouveau donnant lieu à de merveilleux échanges entre pianoforte, bois et cordes. Le développement débute à l’orchestre et combine génialement le refrain et le couplet  dans un mouvement fugué plein de feu et d’énergie. Le pianoforte se joint à l’orchestre et les octaves brisés parcourent tout l’espace sonore. Tout ce passage possède un éclat merveilleux.  Dans la coda les cordes les vents et le piano lancent tour à tour les anapestes du thème initial avec humour et un esprit très opéra-bouffe. L’orchestre d’un mouvement impérieux met fin à ce spirituel bavardage.


Jeune Fille avec chat (1912) Franz Marc Museum Kochel am See


Concerto n° 20 en ré mineur K 466

Le concerto en ré mineur est une oeuvre de Mozart très personnelle qui n’a aucun équivalent dans la musique contemporaine. S’il fallait trouver une source d’inspiration c’est chez Carl Philipp Emanuel Bach qu’il conviendrait de chercher et notamment dans ses splendides concertos pour clavecin et orchestre en ré mineur Wq 17 et Wq 23 très Sturm und Drang tous les deux, datant de la fin du séjour Berlinois ainsi que dans le concerto en do mineur Wq 43-4 composé à Hambourg en 1772. La forme de ce dernier est très audacieuse, les quatre mouvements: un allegro, un andante, un scherzo et un finale, recapitulazione de l’allegro liminaire, sont enchainés (6). C’est déjà le plan de la Wanderer Fantaisie de Franz Schubert. En admettant que Mozart eût connu ce concerto du Bach de Hambourg et pour peu qu’il s’en fût inspiré, il est probable qu’il était davantage séduit par son côté préromantique plutôt que par sa forme jugée peut-être trop hardie. Le concerto en ré mineur K 466  est en effet très classique pour la forme mais révolutionnaire pour le fond.


Le prélude orchestral par lequel débute le concerto est inoubliable: au dessous des syncopes pianissimo des violons, les basses émettent des roulades, grondements menaçants auxquels répondent les autres cordes. Le tutti orchestral éclate ensuite forte et la même dynamique sonore puissante se maintient jusqu’à une formule conclusive piano au sentiment très intense qui prélude à l’entrée du piano. Ce dernier entre en jeu avec un thème nouveau au profil interrogatif interrompu de silences. La réponse est donnée par le soliste lui-même sous forme de traits de virtuosité qui aboutissent au second thème proprement dit. Dans la suite de l’exposition, on assiste à une reprise variée et enrichie par le piano du prélude orchestral. Le développement très véhément consiste en un combat entre le soliste qui répète plusieurs fois son thème d’entrée interrogatif dans des tonalités variées et l’orchestre qui affirme de façon péremptoire le thème des basses confié cette fois à toutes les cordes, opposition toute beethovénienne. Dans la réexposition assez condensée, le climat dramatique est encore plus intense comme le souligne Olivier Messiaen (7). La magnifique coda basée sur les roulades des basses et la réponse des violons résume de manière vibrante l’essence du morceau. A noter la magnifique cadence que Ludwig van Beethoven écrivit pour ce concerto. 


La romanza en si bémol majeur est en fait un rondo. Le refrain exposé par le piano puis repris par l’orchestre est très doux et chantant. Changement brutal d’ambiance avec le couplet central en sol mineur très dramatique et violent. Ecrit principalement pour le piano et les vents, il anticipe étonnamment la section centrale de l’adagio du concerto pour piano n° 2 de Bela Bartok.


L’allegro assai final est un rondo sonate. Le thème du refrain est attaqué par le pianoforte avec une fougue sans égale dans toute l’oeuvre de Mozart. Ce thème est repris par l’orchestre avec une même vigueur et fait l’objet d’une extension dramatique et passionnée. Dans le premier couplet intervient un thème énergique et joyeux en fa majeur. Le couplet central est un superbe développement sur le thème initial inauguré par l’orchestre avec beaucoup d’intensité et continué par le piano. La rentrée saute le troisième énoncé du refrain et aboutit à une coda en ré majeur entièrement basée sur le thème du premier couplet de plus en plus dominateur et triomphant jusqu’à ce que l’orchestre mette un terme à cette exubérance de quelques traits rageurs.


Après une oeuvre d’une telle concentration, Mozart récidive quelques semaines plus tard avec un nouveau concerto d’une qualité égale mais d’un esprit très différent. 


Tyrol (1914) Galerie Nationale d'Art Moderne Munich


Concerto n° 21 en do majeur K 467 

Terminé le 9 mars 1785, il inaugure une nouvelle manière de composer avec une écriture pianistique plus massive peut-être inspirée de celle de Muzio Clementi (1752-1824) que Mozart rencontra à Vienne en 1782 lors d’une joute fameuse (8) dans laquelle le salzbourgeois se mesura au pianiste romain. En tout état de cause ce concerto est un des plus beaux du salzbourgeois. 


Allegro maestoso. 

Le thème, une noble marche, débute piano aux cordes, les cuivres et les bois répondent forte. On imagine une légion romaine défilant. Une fois que le général vainqueur, arborant la couronne de gloire, s’est incliné devant César, la marche peut procéder triomphalement jusqu’à la fin de la cérémonie. Ainsi se déroule cette introduction orchestrale, la plus symphonique que Mozart ait jusque là composée dans un concerto. Le piano enrichit encore d’avantage la trame symphonique avec des traits d’une écriture pianistique très dense inusitée chez Mozart. Le discours musical toujours énergique aboutit à une héroïque péroraison en mi bémol majeur de tout l’orchestre qui s’enchaine au développement. Ce dernier très long et dramatique est basé sur une idée nouvelle très expressive. La réexposition est fortement remaniée et condensée sans perdre une once de puissance; à la fin les soldats quittent les lieux tout doucement et la musique s'éteint progressivement..


Le sublime andante en fa majeur est selon Olivier Messiaen, une des pages les plus belles de la musique de Mozart et de toute la musique (7). Cas très rare chez Mozart, cet andante n’a pas de forme: une mélodie continue, durchcomponiert, déroule ses volutes sans reprendre son souffle tout au long du morceau. Un chant merveilleux des violons avec sourdine s’élève au dessus des pizzicati des basses. Aux mesures de 12 à 18 des quintes se succèdent selon un mouvement descendant au dessus d’une pédale de dominante; elles engendrent des dramatiques neuvièmes mineures et donnent lieu aux frottements les plus audacieux et troublants entre cordes, vents et pianoforte. Ce passage extraordinaire sera répété quatre fois au cours du mouvement avec des combinaisons différentes d’instruments (9).


Après de pareils sommets, on revient sur terre avec un allegro vivace assai joyeux et vigoureux. Le thème aux contours chromatiques est léger et insouciant. Le premier couplet comporte deux thèmes gracieux et spirituels et une collaboration féconde s’établit entre le piano et les vents. Suit un grand développement basé essentiellement sur le thème du refrain avec des imitations viriles entre les octaves des basses du piano et les bois à l’unisson. Après un retour raccourci du premier couplet, une puissante coda aboutit à une formidable gamme ascendante à l’unisson du piano et trois accords sabrés par tout l’orchestre. Il n’y a pas une note de trop dans ce finale très élaboré.


Ces trois concertos sont remarquables par la densité de l’écriture et la profondeur des idées. Dans cette trilogie, Mozart atteint des sommets qu’il lui sera difficile de dépasser. Murray Peraya (piano) comblera les amateurs les plus exigeants.


  1. C.M. Girdlestone, Mozart et ses concertos pour piano, Desclée de Brouwer, Paris, 1953. 
  2. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amédée Mozart, IV. L’Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, pp. 81-90.
  3. https://piero1809.blogspot.com/2023/04/les-concertos-pour-pianoforte-et.html
  4. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 997-8.
  5. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1114-5. Les incipit des symphonies n° 47, 75 et 78 furent notés par Mozart en 1783.
  6. Michel Rusquet, Les oeuvres concertantes de C.P.E. Bach, https://www.musicologie.org/15/rusquet_bach_cpe_concert.html
  7. Olivier Messiaen, Les 22 concertos pour piano de Mozart, Librairie Séguier, Archimbaud/Birr, pp. 67-74. 
  8. Muzio Clementi, compositeur méconnu, https://piero1809.blogspot.com/2016/12/muzio-clementi-compositeur-meconnu.html
  9. Cet andante fait partie de la musique du film Elvira Madigan de Bo Widerberg (1967).
  10. Les tableaux de Franz Marc, libres de droits, proviennent de l'article de Wikipedia sur ce peintre.

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