Libellés

samedi 2 août 2025

Rex Salomon de Tommaso Traetta

Jugement de Salomon. Miniature extraite de la bible historique de Guyart des Moulins (1412-5)


Trésors cachés des orphelinats vénitiens au 18ème siècle

Tommaso Traetta (1727-1779), né à Bitonto, une ville située les Pouilles, fait toutes ses études musicales à Naples sous la férule de Nicola Porpora (1686-1768) et d’autres compositeurs. Il connait le succès à Naples et à Parme en tant que compositeur d’opéras. En même temps que Christoph Willibald Gluck (1714-1787) et Ranieri de Calzabigi (1714-1795), il réforme l’opéra seria en y introduisant ensembles et chœurs. Parmi ses opéras, Antigona (1771), montée par Christophe Rousset et Les Talens Lyriques est une œuvre somptueuse mais Buovo d’Antona (1756), opéra de cape et d’épée, est également très remarquable. 


Quand il fut nommé chef de chœur à l’Ospedaletto dei Derilitti de Venise,le 8 juin 1766, Tommaso Traetta trouva une situation très dégradée du fait de la mauvaise gestion de ses prédécesseurs. Il fallait remettre en place les enseignements musicaux, reconstituer un petit ensemble vocal et instrumental… L’Ospedaletto dei Derilitti était un des quatre orphelinats vénitiens (avec ceux della Pieta, dei Incurabili et dei Mendicanti) en activité aux 17ème et 18ème siècles, institutions laïques dans lesquelles une éducation générale et musicale était donnée à des jeunes filles orphelines qui permettait à certaines d’entre elles de s’établir dans la vie, soit par le mariage, soit en prenant le voile. Elles étaient appelées « filles du choeur » et étaient recrutées en suivant des critères stricts, la première condition étant leur statut d’orphelines ; elles devaient en outre avoir été baptisées et provenir d’une union légitime. Les plus douées, sélectionnées par le chef de choeur, désignées comme « consacrées à la musique », avaient la possibilité de chanter dans les offices religieux et de connaître leur moment de gloire en concert dans des œuvres, essentiellement des oratorios, de compositeurs réputés. C’est ainsi qu’à partir de 1766, Tommaso Traetta, Antonio Sacchini (1730-1786), Domenico Cimarosa (1748-1801), Pasquale Anfossi (1727-1797) composèrent des morceaux d’inspiration religieuse pour les concerts des orphelinats. Le lecteur intéressé par le sujet peut consulter l’excellent article de Caroline Giron-Panel (1).


Lettrine historiée d'une bible médiévale (France, 1170-80), illustrant la sagesse du roi qui étudie la voute céleste à l'aide d'un astrolabe


Rex Salomon arcam faederis adoraturus in templo fut représenté en 1766 lors de la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge. Il s’agit d’un oratorio en latin sur un sujet biblique dont le livret de Domenico Benedetti (1766), fut modifié par Pietro Chiari en 1776 après adjonction de trois récitatifs accompagnés nouveaux et le remplacement de deux airs par deux nouvelles compositions.


Le sujet est tiré du Premier Livre des Rois aux temps du transfert de l’Arche d’Alliance dans le temple de Jérusalem. Les prêtres Abiathar, Zadok et la Reine de Saba procèdent à la louange du roi Salomon. L’évènement est couronné par la conversion de l’Ammonite Adon, qui renie son dieu Moloch pour épouser la vraie foi de Salomon.


Outre le sujet biblique quasiment imposé, d’autres contraintes existaient pour Traetta : les personnages ne pouvaient être incarnés que par des jeunes filles ; ces dernières étaient protégées par une grille et ne pouvaient être vues par le public (2). Au plan musical cet oratorio s’apparente de près à l’opéra seria napolitain non réformé, il débute par une sinfonia, ouverture à l’italienne en trois mouvements, suivie par un chœur très bref et se compose d’une suite d’airs entrecoupés de récitatifs secs. Les airs sont presque tous de structure da capo : AA1BA, avec d’amples ritournelles orchestrales séparant les quatre sections. Trois récitatifs accompagnés apportent du dynamisme et de l’action dramatique à l’ensemble et évitent un ressenti de monotonie, qui pourrait résulter de la succession d’airs contemplatifs, si beaux soient-ils. Un duetto et un chœur homophone très bref concluent l’ouvrage. Il n’y est question ni de contrepoint ni du moindre petit fugato – mais c’était déjà le cas dans de nombreux oratorios d’Alessandro Scarlatti (1660-1725).


Salomon recevant la reine de Saba (1650) par Jacques Stella (1596-1657). Musée des Beaux Arts de Lyon.


Pour qui connaît la flamboyante Antigona de Traetta, opéra seria composé en 1771, l’audition de Rex Salomon pourrait être décevante à la première écoute. On n’y retrouve aucune des audaces harmoniques et orchestrales fulgurantes et aucun des ressorts dramatiques puissants présents dans l’opéra. Il faut toutefois considérer l’ouvrage de façon objective et prendre en compte les conditions de sa représentation : orchestre de chambre, ensemble choral de petite taille et voix féminines solistes probablement plus modestes que celles des chanteuses professionnelles de l’époque. L’accent est mis principalement sur l’agrément mélodique pour l’auditeur et la vocalité pour la chanteuse plutôt que sur la théâtralité et l’action dramatique. Une fois que l’on a dit cela, on réalise alors que l’œuvre est parfaitement appropriée à son objet, qui est de communiquer à l’auditeur un message d’une haute valeur morale et spirituelle et en même temps de donner à des jeunes filles défavorisées l’occasion de s’exprimer avec toutefois la modestie requise par la sacralité du lieu lorsque l’exécution est effectuée dans la chapelle de l’Ospedale.


Les commentateurs de l’époque firent l’éloge de Rex Salomon, ils ont été satisfaits par la relative simplicité et la piété du propos délivré dans cet oratorio et l’occasion leur a ainsi été donnée de fustiger les excès de virtuosité et de décorum de certaines œuvres religieuses contemporaines. Dans la notice de cet enregistrement, le terme de « parfaite médiocrité » utilisé par un critique, ne doit pas être interprété comme une critique ; en effet il est explicité dans un sens très favorable à l’ouvrage et à son exécution. Voilà des considérations qui reviennent à toutes les époques et qui concernent l’adéquation des chants d’église aux convenances religieuses. C’est un débat sans fin du fait de sa subjectivité, chacun ayant sa vision de la religiosité en musique. Cette dernière, en outre, n’étant pas la même à l’époque de Marc-Antoine Charpentier, à celle de Tommaso Traetta et un siècle plus tard à celle de Charles Gounod.


Le roi Salomon a côté du roi David, par Juan Bautista Monegro, Monastère El Escorial.


Contrairement à l’opéra seria où il existe souvent une hiérarchie dans les personnages avec deux principaux et d’autres plus secondaires, les cinq protagonistes de cet oratorio ont une importance égale et chantent chacun deux airs. Dans le présent enregistrement les figures bibliques sont chantées par des femmes comme ce fut le cas à Venise. En outre, pour plus d’authenticité, la partie de basse des chœurs, écrite par Traetta pour voix d’homme, a été chantée un octave plus haut par des voix de femmes altos.


A Suzanne Jérosme est attribué le rôle du roi Salomon. Dans le premier air, Cor meum sit humile, la soprano donne à cet air un caractère émouvant et profond. La voix résonne de façon très expressive, le vibrato, à mon sens excessif pour une œuvre encore inscrite dans la tradition baroque, confère, je dois l’avouer, du brillant à ce chant. Le deuxième air en si bémol majeur, In pace respirando, est sans doute l’air le plus spectaculaire de l’oratorio. Les difficultés techniques sont légion, vocalises acrobatiques, acciacature, suraigus et sont parfaitement maitrisées par la chanteuse en grande forme. A l’écoute de cet air on se dit que le niveau des jeunes artistes de l’Ospedaletto était quand même impressionnant.


C’est Marie-Eve Munger qui incarne la reine de Saba. La soprano québécoise est réputée pour sa voix colorature acrobatique et a récemment enchanté le public strasbourgeois dans le rôle du Rossignol dans Les Oiseaux de Walter Braunfels. L’air Tuba sonora in monte en ré majeur est un des plus difficiles de l’oratorio. Le tempo est très rapide, les vocalises sont périlleuses et les suraigus prolifèrent notamment les contre-ré. La prestation d’ensemble est excellente mais les suraigus sont parfois un peu stridents.


Grace Durham, mezzo-soprano, chante le rôle du prêtre Sadoc. Son air, In alto somno lacet pupilla, débute par une longue introduction à l’orchestre. La voix très douce intervient ensuite avec beaucoup de charme et de chaleur dans un air centré sur la beauté mélodique.  On retrouve le même esprit dans le merveilleux chant de l’acte II, Nocte lebente fulgida aurora, presque dépourvu de virtuosité et empreint d’une sérénité bienfaisante. Décidemment Traetta n’a rien à envier aux meilleurs spécialistes du bel canto napolitain.


Le rôle du prêtre Abiathar est incarné par Eleonora Bellocci, soprano. Cette dernière chante sans doute l’air le plus brillant de la première partie de l’oratorio, Nihil est Nebula aquosa, composé en 1776. Les vocalises sont superbes, le tempo est très rapide mais la partie B plus lente surprend par sa tonalité mineure et son caractère plus mélancolique. Comme dans beaucoup d’airs de la partition, on trouve un gimmick, courte formule musicale souvent répétée qui attire l’attention et se grave dans la mémoire. Cet air exaltant était précédé par un récitatif accompagné très dramatique. L’air chanté par Abiathar dans la deuxième partie, Breve momentum Vita, également composé en 1776, débute par une messa di voce qui confère à la musique un caractère rêveur très attachant.


Enfin le néophyte Adon est interprété par la contralto Magdalena Pluta à la voix souple et ample. Elle chante au premier acte un air magnifique, Audi tu, terra e mare, plein d’énergie et de caractère avec une voix au timbre riche et prenant. La beauté mélodique triomphe dans toutes les sections de cet air et la reprise da capo est très habilement variée. A la fin Adon et Abiathar chantent avec beaucoup de sentiment, un superbe duetto en tout points semblable aux duos d’amour de l’opéra seria.


L’ensemble Novo Canto composé de quatre sopranos, quatre mezzo-sopranos et quatre altos ravissait par la qualité des voix et la pureté des sonorités. Dommage que leurs interventions fussent si brèves ! Le Theresia Orchestra est une formation jouant sur instruments anciens dans une optique historiquement informée. Les cordes sont vibrantes d’énergie et les deux cors naturels ont une superbe sonorité. Cela donne beaucoup d’attrait à cette musique composée à l’époque pré-classique. On aimerait que des œuvres similaires et contemporaines de Joseph Haydn (1732-1809) (comme les cantates Applausus ou Il ritorno di Tobia) fussent interprétées de la même façon. Avec Christophe Rousset à la direction musicale, l’amateur est assuré que cette musique magnifique est interprétée avec toute la rigueur nécessaire, prérequis sans lequel aucune exécution de qualité n’est possible. Ces conditions une fois remplies, le chef peut alors infuser sa vision béatifique de l’œuvre et son immense culture musicale pour en faire une version de référence.



  1. Caroline Giron-Panel, Des orphelines consacrées à la musique. Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 120-1, pp 189-210, 2008.
  2. Selon Elisabeth Vigée-Lebrun, le fait de ne pas voir les musiciennes permettait à l’auditeur d’imaginer qu’il entendait le chant des anges
  3. https://baroquiades.com/rex-salomon-traetta-rousset-cpo/.

















dimanche 20 juillet 2025

Haydn 2032 - volume 17 - Per il Luigi




Dans le volume 17 de l’intégrale des symphonies de Haydn (projet Haydn 2032), quelques symphonies de jeunesse de Haydn, parmi les plus spectaculaires ainsi qu’un concerto pour violon, ont été réunis. Toutes ces oeuvres sont antérieures à l’année 1765. Luigi Tomasini (1741-1808) était premier violon de l’orchestre dirigé par Haydn et fut l’interprète du concerto pour violon. Elles sont ici interprétées par le Kammerorchester Basel sous la direction de Giovanni Antonini.


Rien ne justifie le numéro accordé à la symphonie n° 36 en mi bémol majeur (Hob I.36) . Cette dernière possède plusieurs traits archaïques suggérant qu'elle aurait en réalité été composée avant 1761, date de l'installation de Joseph Haydn (1732-1809)au service des Eszterhazy. Du fait de son style encore baroque, elle pourrait même figurer parmi les toutes premières composées. Il s'agit d'une oeuvre tout à fait remarquable à divers points de vue.


Le vivace ¾ initial débute avec un merveilleux thème aux violons, plein de fougue et possédant une sonorité chaude et sensuelle conférée en partie par la tonalité de mi bémol majeur mais aussi par la qualité des instruments à cordes du Kammerorchester Les cors très actifs scandent le rythme. Le second thème un rien mystérieux est à la dominante mineure (si bémol mineur) comme dans les symphonies n° 1 et n° 37 de 1758. Cette exposition de 60 mesures est soutenue par une pulsation incessante de croches des basses, elle est suivie d'un développement très long de 60 mesures exactement qui reprend et développe les deux thèmes ainsi que des motifs secondaires de l'exposition. Après ce développement d'une maîtrise étonnante, la ré-exposition est notablement abrégée. Ce mouvement a une coloration baroque très attachante et combine nervosité et charme mélodique.


L'adagio 2/2 pour les cordes seules possède des solos de violon et de violoncelle très joliment mis en valeur par les solistes du Kammerorchester Basel et ressemble aux mouvements lents des symphonies n° 6, 7 et 8. Pendant tout le mouvement les solos généralement piano voire pianissimo du violon et du violoncelle alternent avec de vigoureux unissons de l'orchestre à la manière des concertos grosso baroques. Fin pianissimo.


Le menuetto est très développé pour une symphonie de cette époque, il est remarquable par la variété de ses rythmes: rythmes pointés (triples croches-croches pointées, croches-croches pointées), triolets. Le trio est très original par son instabilité tonale, il débute en si bémol majeur, passe par ut mineur et se termine à la fin de la première partie en ré mineur. Après un parcours modulant très expressif la seconde partie se termine en si bémol.


L'Allegro final 2/4 possède des traits archaïques: rythmes heurtés, imitations entre premiers et seconds violons et un second thème à la dominante mineure. Ce mouvement comporte deux parties, la seconde partie comporte une ébauche de développement, simple transition en fait de six mesures et c'est la rentrée du thème principal.


La Paix ramenant l'Abondance (1780) Elizabeth Vigée-Lebrun (1755-1842), Musée du Louvre.


La symphonie n° 16 en si bémol (Hob I.16) est une de mes préférées parmi les symphonies pré-Eisenstadt. Elle débute par un magnifique allegro ¾ dont le thème chromatique est d'abord énoncé par les basses sous un accompagnement spiccatto des violons, le thème est ensuite plusieurs fois échangé entre violons et basses. Au cours du développement et de la réexposition, le thème chromatique du début et son accompagnement sont enrichis par un nouveau contrechant des premiers violons procurant un sentiment de plénitude grâce à l’interprétation à la fois précise et sensible des artistes.


Tout au long de l'andante ma non troppo en mi bémol majeur 2/4, également confié au quintette à cordes, un violoncelle solo double à l'octave inférieur le chant des premiers violons avec sourdine. Haydn y expérimente des combinaisons sonores toutes nouvelles qu'il utilisera dans ses dernières symphonies (n° 88 et 102). Ce morceau paisible se déroule sans heurts. Les cordes soyeuses du Kammerorchester lui rendent pleinement justicePrès de 20 années plus tard Haydn obtiendra une ambiance analogue dans ses interludes et ballets de son opéra Il Mondo della Luna.


Le Finale, Presto, 6/8, est remarquable par son rythme très dansant et son dynamisme. Strictement monothématique, il allie comme dans beaucoup d'oeuvres ultérieures le savant et le populaire.


Portrait d'une Jeune Fille (1771), pastel, Coll. particulière.


La symphonie n° 13 en ré majeur (Hob I.13) fut composée en 1763 alors que Joseph Haydn était déjà au service du Prince Nicolas Eszterhazy depuis trois ans en tant que vice-maître de chapelle (1). Relativement brève, elle est remarquable à plus d'un titre notamment par son finale ayant peut-être inspiré Mozart dans la composition du finale de sa symphonie n° 41 Jupiter KV 551. Son instrumentation très riche comportant quatre cors et des timbales en fait une oeuvre brillante et festive. L'intervention de soli instrumentaux très développés lui donne un côté symphonie concertante typique des symphonies de cette période (symphonies, n° 6, 7 et 8, Matin, Midi et Soir respectivement).


Le premier mouvement Allegro molto avec les fanfares de son thème accompagnées par des tenues des vents illustre parfaitement l'éclat et le dynamisme caractérisant l'oeuvre entière. Un court passage syncopé piano termine l'exposition. Après un beau développement très modulant entièrement bâti sur le thème initial, la rentrée est particulièrement spectaculaire: le thème est énoncé d'abord piano par l'orchestre puis les quatre cors naturels l'entonnent fortissimo. L'effet est saisissant.


L'adagio cantabile en sol pourrait être le mouvement lent d'un concerto pour violoncelle. C'est de bout en bout une belle cantilène de cet instrument accompagné discrètement par les autres cordes. Les vents se taisent. Ce mouvement basé sur la séduction mélodique donne au violoncelle de Christoph Dangel l'occasion de briller dans son registre aigu.


Après un menuetto Allegretto très symphonique, le trio nous offre un ravissant solo de flûte interprété avec des ornements raffinés par Marco Brolli à la flûte traversière.


Le Finale allegro molto débute par un fugato à partir d'un cantus firmus plus tard réutilisé par Haydn lui-même (début du 5 ème concerto pour deux lires pour le roi de Naples) et immortalisé par Mozart. « .A la strette des mesures 145-154, on entend très concrètement la symphonie n° 41 Jupiter de Mozart », nous dit Marc Vignal (1). Ce mouvement est une structure sonate comportant des passages polyphoniques et homophones ainsi qu'un mélange de savant et de populaire, traits très typiques de la musique future de Haydn et de quelques oeuvres de Wolfgang Mozart (finales du quatuor à cordes en sol KV 387, et du concerto pour piano en fa KV 459).


Autoportrait (1781). Fort Worth, Kimbell Art Museum


A l’écoute du concerto n° 1 en do majeur Hob VIIa.1, comment ne pas être sous le charme! Quel feu, quel panache, quelle élégance dans ce début en doubles cordes au violon solo ! . On sent bien l'influence de compositeurs baroques comme Nicola Porpora (1686-1768) dans les unissons de l'orchestre et les rythmes pointés mais déjà dans cette oeuvre composée en 1765 vraisemblablement, le style de Haydn regarde constamment vers l'avenir.


L'adagio est une magnifique sérénade accompagnée par les pizzicatos de l'orchestre ainsi qu'un théorbe qui donne une ambiance très italienne. A noter que le mouvement débute et se termine par une gamme solennelle, anticipant celles, diatoniques et chromatiques intervenant dans La Création et les Saisons respectivement et rappelant également la symphonie n° 7 Le Matin. Admirable interprétation de ce mouvement par le violoniste Baptiste LopezGiovanni Antonini et le Kammerorchester Basel que l’on devrait conseiller à ceux qui regrettent que le fameux quatuor à cordes « Sérénade », opus 3 n° 5, n’ait pas été composé par Haydn !!


Le Presto final est un feu d'artifice de virtuosité non gratuite, de dynamisme et de joie de vivre. Quel optimiste ce Giuseppe Haydn!


Le Kammerorchester de Bâle qui, rappelons-le, joue sur instruments anciens et ne pratique, comme il se doit, aucun vibrato, est particulièrement inspiré dans ces symphonies de transition qui par de nombreux côtés, appartiennent encore au monde baroque. L’écoute de ce disque est un enchantement.


1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.



    

Le peintre Hubert Robert (1788), Musée du Louvre.



mercredi 16 juillet 2025

Sweeney Todd de Stephen Sondheim à l'Opéra National du Rhin

Photo © Klara Beck Sweeney Todd et Mrs Lovett

Les lectrices ou lecteurs de cette chronique souhaitant en savoir plus sur la genèse de Sweeney Todd peuvent consulter l’article de Wikipedia (1). Voici un résumé succinct de cette comédie musicale.


Acte I

Benjamin Barker a été injustement envoyé au bagne par le juge Turpin qui convoite Lucy, son épouse. Violée par Turpin, Lucy avale un poison. Johanna, la fille de Benjamin grandit sous la coupe de Turpin, qui a des vues sur elle. Quinze ans après, Benjamin revient à Londres sous le nom de Sweeney Todd  en compagnie du jeune marin Anthony Hope. Tenaillé par une dévorante soif de vengeance, Sweeney Todd revient dans son échoppe de barbier et reprend son activité. Il y retrouve sa voisine d’antan, Mrs Lovett dont le commerce, la vente de pâtés à la viande, périclite. Mrs Lovett, qui a reconnu Sweeney Todd, ne le trahit pas car elle a de l’affection pour lui. Entre temps Anthony Hope tombe amoureux de Johanna et cherche à l’arracher des griffes de Turpin. Sweeney Todd, suite à un différend avec un autre barbier, Adolfo Pirelli, est victime d’une tentative de chantage de la part de ce dernier ; dans un accès de colère, Sweeney Todd tue Pirelli. Dégoûté de la vie et des hommes, Sweeney Todd s’en prend à la terre entière et jure de trancher la gorge de tous ses clients. D’abord effrayée par le projet de Sweeney, Mrs Lovett réalise le parti qu’elle pourrait tirer en utilisant la chair des suppliciés pour faire de bonnes tourtes à la viande.

Acte II

Le projet diabolique des deux associés est une réussite commerciale totale et Mrs Lovett rêve de mener une vie bourgeoise. Face au refus de Johanna d’épousr le juge Turpin, ce dernier la fait enfermer dans un asile. Utilisant Johanna comme appât, le couple infernal attire  Turpin dans leur repaire. Turpin accepte de se faire raser et Sweeney lui tranche la gorge. Une mendiante qui rodait aux alentours des boutiques, menace aussi de dévoiler la vérité sur Sweeney ; elle est supprimée à son tour. Les cadavres s’accumulent dans une réserve ; en les inspectant, Sweeney fait une découverte bouleversante… 


Photo © Klara Beck.  Mrs Lovett et Tobias Ragg

Les exploits sinistres réels ou légendaires de Barbe-bleue, de Landru ou de Jack l’Eventreur ont vivement fasciné les esprits et les imaginations. Le tueur en série ou serial killer est un personnage effrayant qui parcourt la littérature du 19 ème siècle et plus particulièrement la littérature anglaise victorienne. En choisissant de traiter l’histoire de Sweeney Todd, Stephen Sondheim se heurtait à une difficulté majeure. Comment captiver l’attention du public sur un personnage entièrement mauvais. Pour cette raison, la genèse de ce thriller musical fut longue, plus de six ans. Il fallait modifier ce personnage et lui insuffler une dose d’humanité. Sondheim utilisa deux ressorts. — D’abord Sweeney Todd est victime d’une cruelle injustice et le spectateur en arrive à détester le juge Turpin et souhaiter sa disparition. — La société industrielle du 19 ème siècle a bâti sa prospérité sur l’exploitation éhontée de la majorité de la population : hommes,  femmes et surtout enfants, les plus rentables. Le projet de vengeance du héros peut être interprêté légitimement comme la vengeance du peuple. L’oeuvre fut créée à Broadway le 1er mars 1979. De façon surprenante le public américain, d’ordinaire conservateur, accueillit avec enthousisme cette comédie musicale scabreuse, déjantée et contestataire.


L’oeuvre fourmille de traits de génie. Outre le presonnage de Sweeney Todd, celui de Mrs Lovett est tout autant intéressant. Jusqu’à sa rencontre avec Sweeney, Mrs Lovett n’a sans doute pas fait de mal à une mouche mais une fois associée à Sweeney, elle n’a plus qu’un objectif, remettre son entreprise à flot. Cela devient possible puisque, grâce à une idée géniale, elle va disposer d’une matière première gratuite, source de profits infinis dans la logique capitaliste de l’époque. La figure de la mendiante a beaucoup de force, elle rode tout le temps et sa présence dans les lieux où on se divertit, rappelle à tout un chacun le destin qui l’attend si les choses tournaient mal. La musique règne dans 80 % du spectacle. Les passages les plus connus sont évidemment la célèbre ballade de Sweeney Todd, véritable Leitmotiv qui revient en permanence, telle une rengaine, la romance Johanna chantée par Anthony Hope, le quatuor Kiss me où on entend un duo d’amour d’Anthony et Johanna et en même temps un dialogue entre le juge Turpin et le bedeau Bamford qui échafaudent de sombres projets. Autre Leitmotiv : un Dies irae (jour de colère dans la liturgie de la messe de Requiem) grimaçant, sinistrement orchestré.


Photo © Klara Beck. Sweeney Todd, La Mendiante et Mrs Lovett


La mise en scène de Barrie Koski emporte une adhésion totale. Elle frappe par sa sobriété. La scénariste (Kathrin Lea Tag) convoque un paysage urbain, toile de fond cauchemardesque, qui avec des moyens très simples apparaît sinistre et désespérant au spectateur. L’attention de ce dernier est constamment focalisée sur le complexe industriel forgé par les deux acolytes : deux échoppes l’une au dessus de l’autre, en haut, le barbier rase gratis, égorge son client et le précipite dans une trappe, la viande est hachée par Thomas Ragg qui assiste la cuisinière Mrs Lovett dans la confection de savoureuses tourtes.. Les éclairages très élaborés d’Olaf Freese permettent de guider le spectateur sur ce qui compte dans une scène parfois très chargée.  Mise en scène et scénographie entrent en parfaite résonance dans la formidable scène du concours de rasage, climax à mon sens du premier acte car c’est là que se joue le destin criminel du héros. 


Photo © Klara Beck.  le Bedeau Bamford, Adolfo Pirelli, Tobias Ragg


Scott Hendriks réussit une formidable incarnation de Sweeney Todd, le diabolique barbier. La voix est souveraine de puissance et le jeu scénique rend pleinement compte des tourments qui obsèdent ce personnage torturé. Contraste total avec Mrs Lovett, magnifiquement rendu par une surprenante Nathalie Dessay. Où est-elle allé chercher cet accent cockney et ce fantastique débit de parole ! Le rôle est terriblement difficile mais l’actrice née qu’est Nathalie Dessay arrive à rendre crédible un personnage aussi improbable. Les autres rôles sont loins d’être secondaires. Cormack Diamond, ténor, donne un très belle interprétation du rôle du jeune Tobias Ragg et se dépense sans compter dans ce rôle de garçon naïf maltraité par son patron Pirelli puis embarqué dans un projet qui le dépasse. Noah Harrison (Anthony Hope, ténor, chante avec une voix très douce les plus belles mélodies de l’opéra devant le balcon de Johanna (Marie Oppert) et cette dernière lui donne la réplique dans le même esprit, un couple qui n’est pas sans rappeler celui formé par Maria et Tony dans West Side Story. Jasmine Roy brosse un portrait saisissant de La Mendiante, celle dont la déchéance fait peur à tout le monde. Le détestable juge Turpin est idéalement incarné par la basse Zachary Altman dont la voix profonde en impose. Paul Curievici est un Adolfo Pirelli hystérique à souhait, qui donne un terrible punch à la scène du concours de rasage et dont les suraigus, très bel canto, sont impressionnants. Avec deux numéros, le ténor écossais Glen Cunningham, s’clate et livre une prestation très convaincante du bedeau Bamford. Il en est de même pour Dominique Burns pour Mr Fogg. Camille Bauer, Dominique Burne, Sangbae Choi, Alysia Hanshaw, Bernadette Johns, Michal Karski, Pierre Romainville interviennent en tant que solistes dans les ensembles et notamment dans la ballade de Sweeney Todd..


L’orchestre Philharmonique et le choeur de l’ONR sont à la hauteur de l’évènement et plus encore. Quand le choeur donne de la voix, on en a la chair de poule ! C’est un orchestre symphonique classique qu’on entendait principalement bien que souvent on eût la sensation d’écouter un Jazz Band. Belles percussions avec xylophone et un tam-tam pénétrant. Un orgue  digne d’accompagner des messes noires ouvrait la danse macabre. Parmi la petite harmonie, j’ai entendu un magnifique cor anglais. Direction remarquable, sobre et efficace de Bassem Akiki.


Un thriller musical délicieusement dérangeant, un parfum de scandale et une musique qui se grave instantanément dans la tête et qui ne lâche plus sa victime, sont les ingrédients principaux d’un spectacle totalement réussi.



Photo © Klara Beck.  Mrs Lovett et Sweeney Todd



1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sweeney_Todd