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samedi 28 janvier 2017

Une symphonie tragique

La symphonie n° 6 en la mineur de Gustav Mahler (1860-1911) (1) a été composée entre 1903 et 1904. Elle fut créée à Essen le 27 mai 1906 avec un succès mitigé. Le surnom Tragique n'a pas été donné par le compositeur. Comme la symphonie précédente et la suivante, elle ne s’inspire en apparence d’aucun programme, d'aucun Lied ou cycle de Lieder au sens des symphonies dites Wunderhorn (le Cor enchanté). Ce n’est donc pas, en principe, une symphonie à thème ou un poème symphonique déguisé. On a dit pourtant qu'elle était le reflet des passions et des angoisses qui agitaient le compositeur à l'époque de sa composition: Alma Mahler, la nature, la mort. On a aussi beaucoup glosé sur le caractère prémonitoire de la symphonie : les trois coups de marteau intervenant dans le finale représenteraient en effet les trois catastrophes qui allaient s’abattre sur Mahler : la mort de sa fille ainée, son départ forcé de l’opéra de Vienne, la maladie, semble-t-il incurable, dont il apprit fortuitement l’existence. Cette hypothèse, formulée par plusieurs biographes du compositeur à la suite de témoignages d'Alma Mahler, me semble peu probable car quand il composait sa symphonie en la mineur, Mahler connaissait à la fois réussite professionnelle et sentimentale. Qu'il ait ressenti une angoisse existentielle est possible mais qu'il ait prévu des drames aussi terribles est impensable. On peut plutôt voir dans cette symphonie une Vie de Héros en négatif. Contrairement au héros de Richard Strauss dont la vie finit en apothéose, celle du héros de Mahler se termine en catastrophe (2).

Dans cette symphonie, Mahler fait appel à un orchestre énorme comportant quatre flûtes (dont deux remplaçables par une petite flûte), quatre hautbois (dont deux remplaçables par un cor anglais), 3 clarinettes en si bémol, une petite clarinette en mi bémol, une clarinette basse, 3 bassons, un contrebasson, 8 cors, 6 trompettes, 4 trombones, un tuba basse, cordes, deux harpes, un célesta (3) et une abondante percussion comportant un xylophone (3), un glockenspiel, timbales, cloches de troupeaux, cloches tubulaires, grosse caisse, caisse claire, triangle, cymbales, tam-tam, tambourin, fouet, marteau (3).

Gustav Mahler en 1907 par Moritz Nähr, BNF Gallica

Allegro energico ma non troppo 4/4 la mineur, structure sonate. Il s’ouvre par un rythme de marche aux cordes vigoureusement scandé par le petit tambour (caisse claire) suivi rapidement par le thème principal entonné fortissimo par les cordes et les huits cors. Ce début a un caractère militaire marqué comme l’était celui de la symphonie n°5 ou plusieurs Lieder des Knabenwunderhorn, mais au lieu de l’accablement qui régnait dans le mouvement liminaire de la symphonie n° 5, le thème ici va de l’avant. Le héros, à l'instar de celui de Richard Strauss, part donc en guerre contre un adversaire que l'on peut deviner car les ennemis de Mahler ne manquaient pas dans le milieu artistique viennois (2,7). Marc Vignal a rapproché ce début du premier mouvement de celui du quatuor opus 77 n° 1 en sol majeur de Joseph Haydn (4,5). Le thème militaire est clamé fortissimo par les cordes, les trombones à l’unisson, les cors à l’unisson par quatre, les trompettes. On arrive à un premier climax sonore consistant en un rythme brutal des timbales et de la caisse claire renforcées par une sonnerie de trompettes d'abord en la majeur puis en la mineur. Le second thème est en contraste total avec ce qui précède car il s’agit d’un choral diaphane murmuré par les quatre flûtes et les hautbois pianissimo. Le troisième thème en fa majeur incombe aux premiers violons accompagnés par le tutti orchestral fortissimo. Ce thème (l'épouse du héros ?) très lyrique est censé représenter, selon Alma Mahler elle-même, le caractère exubérant de la jeune épouse du compositeur. Ce thème est assez massif et sa sonorité grasse me fait penser à l'opéra vériste.
Les trois thèmes vont être travaillés, élaborés dans un développement aux sonorités puissantes et souvent agressives. On arrive au point culminant du développement et d’ailleurs du mouvement. Il s'agit d'un long passage pianissimo extraordinaire dans lequel les trois thèmes de l'exposition sont combinés. Le thème Alma à la clarinette basse s’enfonce dans les profondeurs. Ce thème est vraiment transfiguré, il devient, par une étrange transmutation, due en partie à cet admirable instrument qu'est la clarinette basse, incroyablement mystérieux. Le choral (deuxième thème de l'exposition) est cette fois harmonisé par les huits cors avec sourdines, tandis que des bribes du thème initial méconnaissable sont confiés aux timbales et aux flûtes ; tout cela pianissimo. Le célesta très en dehors fait retentir des accords cristallins étranges et dissonants tandis que les cordes avec sourdines émettent des tremolos triple pianissimo et que l’on entend au lointain des cloches de troupeaux. C’est un des passages les plus visionnaires de toute l’œuvre de Mahler. Un ineffable duo entre le premier cor et le violon solo figure également dans ce développement véritablement exceptionnel.
La réexposition est très condensée ce qui accroit, si c'était possible, l'intensité de la musique. Le mouvement se conclut en la majeur dans un climat d’exaltation effrayant et c’est finalement le thème Alma qui a le dernier mot en concluant dans un raccourci puissant. Ce mouvement par son architecture rigoureuse, sa concentration et sa relative brièveté est un des plus beaux de toute l'oeuvre symphonique de Mahler. L'alternance des tonalités de la majeur et la mineur est la signature harmonique de ce mouvement, comme Schubert l'avait déjà expérimenté dans son quatuor n° 15 en sol majeur (6).

Alma Mahler en 1899, photographie anonyme

Scherzo Wuchtig 3/8 la mineur. Le scherzo proprement dit est essentiellement construit sur un thème rythmique et possède un caractère mordant et torturé auquel le xylophone donne un côté également sardonique. Un motif moqueur consistant en un arpège ascendant en triples croches parcourt le morceau. Le trio en fa majeur désigné grazioso apporte une détente et donne aux bois le rôle principal. Joseph Haydn n’est pas loin dans ce trio au caractère pastoral. Le scherzo reprend de plus belle et les gros cuivres, notamment le tuba qui a quelques solos, s’en donnent à cœur joie. Retour du trio plus agité et plus inquiet que la première fois car des fragments du diabolique scherzo s’infiltrent dans le trio. Retour du scherzo plus brutal que jamais aboutissant à un terrible coup de tam-tam, triple fortissimo, climax dynamique du mouvement, sorte de fin du monde.. La coda donne une conclusion impressionnante par son dépouillement. Le thème du scherzo est enfin repris dans l’extrême grave par la clarinette basse puis par le contrebasson et les timbales concluent avec simplement deux notes fantomatiques. Le héros affronte des forces démoniaques ; sa raison va-t-elle vaciller ?

Andante moderato en mi bémol majeur. Ce mouvement lent est aussi profond que les trois autres mouvements mais il est bien plus calme. De structure moitié rondo moitié variations, il s’apparente en ce qui concerne la forme à maints mouvements de Joseph Haydn. Le refrain comporte un thème doux mais dont les altérations confèrent un caractère inquiet et rêveur, ce refrain comporte aussi deux courts motifs qui vont jouer un rôle essentiel dans la suite du morceau. Le premier couplet en sol mineur commence par un chant poignant du cor anglais. Le retour du refrain s’accompagne d’une extension d’abord mystérieuse puis très dramatique dans laquelle les deux motifs cités plus haut font l’objet d’un premier développement. On passe en mi majeur et les cloches de troupeaux créent une atmosphère alpestre. Le thème initial revient dans le ton principal (mi bémol) et on arrive à un passage appelé misterioso, centre de gravité du mouvement, d’une délicatesse extrême basé sur les deux motifs issus du premier thème: le cor dialogue avec la harpe, les violons s’envolent vers les hauteurs les plus éthérées, le tout triple pianissimo tandis que le célesta forte égrène des accords. Le second couplet reprend le même thème que celui présent dans le premier couplet mais dans la tonalité d'ut# mineur. C’est maintenant l’orchestre au complet qui intervient fortissimo dans un épisode chromatique et dissonant avec force sonneries de troupeaux. Dernier retour du refrain d’abord fortissimo puis plus doucement, les violoncelles accompagnés par les cors avec sourdines concluent pianissimo tandis que le célesta et la harpe égrènent quelques notes qui se perdent dans l'éther.

Le départ du troupeau pour l'alpage par Gustave Roux

Le finale Sostenuto puis Allegro moderato et Allegro energico a fait couler beaucoup d’encre par ses dimensions inusitées (de 30 à 40 minutes !), ses interventions du Destin sous forme de trois coups de marteau dans la version originale et son brutal accord final de la mineur fortissimo mettant fin à une mélopée accablée des gros cuivres. On y a vu une pièce d’avant garde annonçant la fin de la tonalité…..En ce qui me concerne je suis plus réservé sur l'audace harmonique et le caractère novateur de ce mouvement. Richard Strauss, auteur dans le même temps d'une Salomé bien plus disruptive, a reproché à ce mouvement d'être trop bruyant.
Que dire maintenant de la forme ! On a parlé de structure sonate gigantesque. En fait un tel monument résiste à toute analyse bien qu’il soit possible d’y voir quatre sections chacune précédée d’une introduction. Ces introductions qui contiennent l’essentiel du matériel thématique, sont les parties les plus remarquables du mouvement, elles commencent chaque fois par un pizzicato fortissimo des cordes graves, des arpèges de la harpe et du célesta, bientôt rejoints par le tam-tam et un thème ascendant puis descendant des cordes d’une tension extrême produisant une sonorité fascinante, il y a ensuite des passages impliquant des suites d'accords du célesta qui rappellent le développement du premier mouvement. Dans ce schéma à quatre sections précédées chacune d'une introduction, la première section serait l’exposition, la seconde de loin la plus vaste, un gigantesque développement, la troisième une réexposition et la quatrième une coda mais cette distinction me semble artificielle tant chaque section contient des thèmes, motifs formant un tout organique. Au plan thématique ce finale reprend des éléments du premier mouvement, en particulier, l'alternance la majeur, la mineur et un rythme des timbales et de la caisse claire soutenu par les trompettes clamé au début du premier mouvement et à plusieurs reprises lors du finale. On entend aussi tout au long du finale un arpège ascendant caractéristique qui avait déjà parcouru le scherzo. Enfin, le thème de choral intervenant dans le finale est proche du second thème du premier mouvement. Tous ces thèmes s'affrontent furieusement et évidemment le héros ne peut sortir indemne, physiquement et moralement d'un tel combat.
La coda du mouvement est saisissante, le tempo se ralentit considérablement et le thème initial du mouvement dont nous avons souligné l’intensité est devenu désespéré, il fait l’objet d’un lugubre canon aux huit cors et au tuba et passe ensuite aux quatre trombones dans leur registre grave, le dernier mot appartient aux bassons pianissimo dans un climat d’accablement et brutalement survient l’accord de la mineur clamé triple fortissimo par l’orchestre au complet. Le Crépuscule du héros est grandiose.

Plutôt que de relier cette œuvre à la vie de Gustav Mahler et de lui donner un caractère anecdotique, je préfère l'entendre comme une œuvre abstraite et apprécier sa beauté purement musicale ainsi que sa remarquable unité, qualité majeure de cette symphonie comme le souligne Henry-Louis De la Grange (2).

Pour la discographie et une analyse musicologique de la symphonie, voir les références 2 et 7.

  1. Cet article consacré aux enregistrements de la symphonie n°6 contient un texte de Henry-Louis de La Grange, musicologue ayant consacré sa vie à Gustav Mahler.
  2. http://en.wikipedia.org/wiki/Symphony_No._6_(Mahler)
    Le célesta, le xylophone et les cloches de troupeaux sont utilisés pour la première fois par Mahler dans une symphonie. Les cloches de troupeaux sont les derniers signes de vie qu'entend le promeneur solitaire gravissant un sommet alpestre. Le marteau devait symboliser le Destin. Mahler ne fut jamais satisfait par la sonorité de l'outil mis à la disposition du percussioniste.
  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1387-91.
  4. Marc Vignal, Gustave Mahler, Fayard (collection Solfèges), 1995.`
  5. Henry-Louis de La Grange, Gustav Mahler, vol.3, Vienna : Triumph and Desillusion (1904-1907), Oxford University Press, 1999.


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