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jeudi 30 mars 2017

Salomé de Richard Strauss à l'Opéra du Rhin

A ma première audition de Salomé de Richard Strauss (1864-1949), j'ai éprouvé la plus forte émotion de ma vie d'amateur d'opéra. Salomé m'a bouleversé encore plus que mes autres favoris : Tristan et Isolde, Pelléas et Mélisande, Don Giovanni, Tosca....

Salomé est mis en musique pour l'essentiel en 1905 sur un livret du compositeur d'après le drame en français, Salomé d'Oscar Wilde (1854-1900) dans la traduction en allemand d'Hedwig Lachmann (1903). Salomé est créé en décembre 1907 à l'Opéra Royal de Dresde et connaîtra rapidement un grand succès international.

L'argument du livret est tiré des évangiles selon Saint Matthieu et Saint Marc. Salomé, fille d'Hérodiade et belle fille du roi Hérode, est attirée par la voix du prophète Jochanaan (Saint Jean-Baptiste). Ce dernier a été emprisonné pour avoir critiqué les mœurs d'Hérodiade. Salomé soudoie Narraboth, capitaine de la garde, qui est amoureux d'elle, pour voir Jochanaan dans son cachot. Elle déclare son amour à ce dernier qui la repousse violemment et la maudit. Hérode qui désire sa belle fille, demande à cette dernière de danser pour lui. Il lui promet tout ce qu'elle voudra et elle finit par accepter. La danse (Danse des sept voiles) terminée, elle réclame son du, la tête de Jochanaan. Hérode, d'abord très réticent, finit par satisfaire la demande de sa belle-fille et ordonne que l'on mette à mort le prophète. Salomé qui n'a pu séduire Jochanaan vivant, l'a en son pouvoir, une fois mort et peut baiser sa bouche. Hérode, horrifié, la fait exécuter par ses soldats.

Salomé dansant devant Hérode. Gustave Moreau

Cette pièce d'Oscar Wilde fascina Richard Strauss qui en quelques mois composa un opéra fulgurant, d'une audace, d'une densité et d'une signification musicale très supérieures à toutes ses œuvres antérieures et notamment ses poèmes symphoniques.
Certains reprochent au chef d'oeuvre de Richard Strauss une absence de mélodie et de beau chant. J''y trouve au contraire un chant continu, d'une beauté déchirante. Le merveilleux thème qui caractérise Salomé : Dein Leib ist weiss wie der Schnee..., celui un peu pompeux qui retentit aux cors à chaque intervention de Jochanaan, les quartes descendantes assez sinistres des gros cuivres qui évoquent le cachot dans lequel est enfermé ce dernier, le thème qui revient dans la bouche de Salomé de façon obsessionnelle : Ich will deinen Mund küssen, Jochanaan... etc..., témoignent de la richesse mélodique de cette partition.

D'autres parlent d'atonalité ! Rien d'atonal dans cette partition mais un langage post-romantique avec des dissonances qui se résolvent vite. Richard Strauss montre son attachement à l'écriture tonale en utilisant une très large palette de coloris chatoyants : un doux la bémol majeur accompagne les passages de ferveur mystique de Jochanaan : Nachen auf den See von Galila.... La majeur, mi majeur, si majeur, accompagnent les moments les plus sensuels de l'oeuvre mais c'est do dièze majeur qui exprime le mieux la passion amoureuse tellement folle qu'elle devient mortelle. Je ne citerai qu'un seul exemple : après une gamme de la clarinette en do dièze mineur, la partition débute en do dièze majeur (toutes les notes de la gamme sont diézées) avec l'intervention inoubliable de Narraboth : Wie schön ist die Prinzessin Salome heute Nacht... et se termine dans la même tonalité avec le dernier chant de Salomé, un des sommets de toute la musique : Ich habe ihn geküsst deinen Mund. Seule concession au modernisme, de délicieux chromatismes qui enchantent l'oreille, notamment ceux de la voix de Salomé : Es ist wie ein Bildnis aus Elfenbein...., ainsi que l'utilisation mesurée de la polytonalité

On a dit de cet opéra qu'il était un poème symphonique pour voix et orchestre (1). Divers témoignages indiquent que Richard Strauss a traité les voix humaines et celles des instruments dans un même souffle créateur et comme un tout organique. De plus le compositeur a introduit plusieurs interludes symphoniques dans l'oeuvre. Le plus vaste se situe après la scène fameuse du combat entre Salomé et Jochanaan (2). C'est un des sommets de la partition, Stephane Goldet le considère plus beau que la Danse des sept voiles et je suis bien d'accord. Dans cet épisode tous les thèmes de la première partie de l'opéra se combinent ou s'affrontent. Quel tour de force, quelle merveille  d'orchestration, d'une puissance et d'un raffinement inouïs! Après un climax de puissance triple fortissimo des cuivres déchainés marqué par un terrible coup de tam-tam, une coda silencieuse plus mystérieuse et oppressante que les déchainements précédents survient. Le contrebasson dans l'extrême grave puis une petite clarinette en mi bémol à la sonorité perçante, opèrent aux deux extrémités du champs sonore...
Sans aucune rupture de style et d'atmosphère, la dispute théologique des cinq Juifs donne à Richard Strauss la possibilité d'expérimenter aux plans rythmiques (polyrythmie) et harmonique. Tous les protagonistes parlent en même temps, sur la scène et dans l'orchestre. L'échauffement des esprits est traduit musicalement par un long crescendo scandé par la grosse caisse et les cymbales, aboutissant à un incroyable climax de puissance.
Après la danse de Salomé et la mort de Jochanaan, tout converge vers la scène finale, le monologue de Salomé, un des sommets de toute la musique. Cette scène finale sera, selon Stéphane Goldet, le plus beau moment de chant de l'opéra...., en même temps qu'il constitue le plus beau moment d'orchestre (1).

Hérode et Salomé, photo Klara Beck, Opéra National du Rhin

Il est intéressant de voir comment l'opéra a été perçu au temps de sa création. Il fut certes d'abord un objet de scandale mais très vite, sa valeur immense fut reconnue. Le témoignage enthousiaste de Romain Rolland est demeuré célèbre. Après la représentation de 1907 à Paris, il écrit à Strauss : Votre œuvre est un météore , dont la puissance et l'éclat s'imposent même à ceux qui ne l'aiment pas. Elle a subjugué le public.

En 1905, Gustave Mahler (1860-1911) et Richard Strauss donnèrent un concert au Palais des Fêtes de Strasbourg, nouvellement inauguré, au cours duquel ils dirigèrent respectivement la symphonie n° 5 en do# mineur et la Sinfonia Domestica. C'est au cours de son séjour dans la capitale alsacienne que Strauss joua au piano une réduction de Salomé devant Mahler. Ce dernier en fut bouleversé. Sa surprise fut d'autant plus forte qu'il avait encore dans les oreilles la placide Sinfonia Domestica de son collègue. On peut imaginer que Mahler, admirateur sincère du chef-d'oeuvre fulgurant de Strauss, fut peut-être atteint dans son orgueil, de voir reléguer ses symphonies 1 à 5, du rang d'oeuvres d'avant-garde à celui de symphonies à la manière de Haydn (3). En tout état de cause, Mahler s'efforça de monter Salomé à l'opéra de Vienne dont il était le directeur, puis à l'opéra de New York. Aucun de ces projets ne put aboutir en raison de la censure.

Giacomo Puccini, après avoir vu Salomé dirigée par Richard Strauss lui-même, émit des réserves sur la direction musicale du maître : Ieri capitai alla première di Salome diretta da Strauss e cantata dalla Bellincioni, la quale danza a meraviglia. Fu un successo...ma quanti ne saranno convinti ? L'esecuzione orchestrale fu una specie di insalata russa mal condita, ma c'era l'autore e tutti dicono, fu perfetto. L'exécution orchestrale fut une sorte de salade russe mal assaisonnée, mais le maestro était aux commandes et tout le monde fut content. Propos prélevés dans la notice d'un enregistrement d'Erich Leinsdorf avec Montserrat Caballé.

La personnalité flamboyante de Richard Strauss et la valeur musicale de Salomé occultèrent une autre création contemporaine sur le même sujet. Antoine Mariotte (1885-1944), officier de marine avant de se consacrer à la musique, avait composé une Salomé indépendamment de celle de Strauss et peut-être même avant lui. Son œuvre ne put être créée du fait de l'opposition de Fürstner , éditeur du musicien allemand. Grâce à l'intercession de Romain Rolland, Mariotte obtint les autorisations nécessaires et put créér sa tragédie lyrique, Salomé à Paris en 1908. Il s'agit d'une œuvre remarquable qui mériterait d'être plus connue et qui montre la vitalité de cette école post-romantique et symboliste française (Le roi Arthus d'Ernest Chausson, Bérénice d'Alberic Magnard, Ariane et Barbe-bleue de Paul Dukas, Pénélope de Gabriel Fauré, la tragédie de Salomé de Florent Schmitt...).

Salomé en méditation, photo Klara Beck, Opéra National du Rhin

Représentation à l'Opéra du Rhin en mars 2017.

Constantin Trinks, Direction musicale
Olivier Py, Metteur en scène
Pierre-André Weitz, Décors, costumes
Bertrand Killy, Lumières

Helena Juntunen, Salomé
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Hérode
Susan Maclean, Hérodiade
Robert Bork, Jochanaan
Julien Behr, Narraboth
Yael Raanan-Vandor, Page
Ugo Rabec, premier Nazaréen
Emmanuel Franco, second Nazaréen
Andreas Jäggi, premier Juif
Mark Van Arsdale, deuxième Juif
Peter Kirk, troisième Juif
Diego Godoy, quatrième Juif
Nathanaël Tavernier, cinquième Juif
Jean-Gabriel Saint-Martin, premier Soldat
Sévag Tachdjian, second Soldat
Georgios Papadimitriou, un Cappadocien
Francesca Sorteni, une Esclave
Scène finale, photo Kara Beck, Opéra National du Rhin

La mise en scène et le décor d'Olivier Py et de Pierre-André Weitz sont époustouflants. On éprouve une sensation indescriptible quand le décor s'écroule à grand fracas sur les spectateurs. On reste pantois devant la beauté de ces vastes fresques picturales et notamment la forêt amazonienne ou les neiges éternelles des cimes, de ces superbes chorégraphies, de ces magnifiques costumes notamment celui de Salomé en guerrière jaguar...Ces décors nous suggèrent que Salomé rêve à d'autres horizons que ceux que ses médiocres parents lui offrent. Quelle richesse dans ces symboles christiques qui contrepointent les prophéties de Jochanaan...On comprend que Olivier Py ait adoré cet opéra, ait tenté de dépasser son caractère orientalisant et décadent, fin de siècle, et d'aller aussi loin que possible dans le message cryptique contenu dans le texte et la musique, afin de donner à Salomé une signification plus universelle..L'impressionnante et sanglante figure de l'ange de la mort est une trouvaille brillante qui renvoie aux battements d'ailes qui obsèdent Hérode tout au long de la partition (1).
Cela dit, cette profusion d'images, d'intentions, de symboles est envahissante et nuit parfois à la perception de la musique et du texte (qui déjà en disent tant) au point que que l'oreille et les yeux ont du mal à tout enregistrer et assimiler...

Toutes les chanteuses et chanteurs sont à louer. Excellent Narraboth de Julien Behr émouvant et sensible. Beau contralto (Yael Raanan Vandor) dans le rôle du page. Magnifique Hérode à qui Wolfgang Ablinger-Sperrhacke a donné un peu plus de dignité qu'à l'accoutumée. Très bonne Hérodiade (Susan Maclean). Robert Bork qu'on a entendu récemment à Strabourg dans Liebesverbot, m'a beaucoup impressionné dans le rôle de Jochanaan, quelle voix !. Belle prestation des deux soldats (Jean-Gabriel Saint-Martin et Sevag Tachdjian) dont les belles voix de baryton étaient clairement identifiables, du cappadocien (Georgios Papadimitriou), des deux nazaréens (Ugo Rabec et Emmanuel Franco), belle performance d'ensemble des cinq juifs (Andreas Jaeggi, Mark van Arsdale, Peter Kirk, Diego Godoy, Nathanaël Tavernier) auxquels les deux complices Olivier Py, Pierre-André Weitz donnèrent des habits de cardinal, de pasteur, de pope, de rabbin, d'imam dans ce qui ressemble bien à une danse macabre.  Helena Juntunen qu'on a applaudie à Strasbourg dans Der ferne Klang de Schrecker et dans un joli récital de mélodies d'Alban Berg et de Sibelius, a donné une image moins monolithique, plus sensible, plus humaine de la princesse Salomé et a bien traduit, par son chant, son profond désir d'absolu (2). La soprano s'est bien sortie des terribles difficultés vocales de la partition et notamment d'un ambitus convenant d'avantage à une mezzo qu'à une soprano. Son sol bémol 2 sur ....das Geheimnis des Todes était bien audible. Son timbre de voix très harmonieux était bien assuré sur toute l'étendue de sa tessiture. A la fin, sans doute fatiguée par ce rôle écrasant , il y eut de petits problèmes d'intonation dans les aigus du grand monologue final, notamment sur un si bémol 4 mais cela n'entame en rien une performance globalement remarquable.

Admirable exécution orchestrale sous la direction de Constantin Trinks. C'est un orchestre réduit d'un tiers qui était présent dans la fosse faute de place. Les six cors prévus étaient réduits à 4 pour ne citer qu'un seul exemple. Les instruments présents à l'unité (clarinette basse, contrebasson, célesta...) n'en ressortaient que mieux. Par contre dans certaines scènes comme la dispute théologique des juifs, dans laquelle l'orchestre intervient avec une puissance fabuleuse, j'ai ressenti un léger manque de volume. Dans une partition d'une difficulté transcendante , les musiciens ont montré leurs extraordinaires capacités.

Ovation très enthousiaste d'un public dans lequel figuraient de nombreux lycéens. A mon niveau (3ème balcon) j'ai cependant entendu quelques huées.


  1. Stéphane Goldet, Guide d'écoute de Salomé, Avant scène Opéra, n° 240, 8-58, 2007.
  2. Entretien avec Olivier Py, Salomé, dévoilement d'un éclair de transcendance, Programme de l'Opéra National du Rhin, 10 mars 2017.
  3. Les analogies entre certains passages des symphonies de Mahler avec ceux des symphonies n° 28, 60, 82 et 91 de Haydn ont été commentées par divers auteurs dont Marc Vignal (Joseph Haydn, Fayard, 1988). Si Mahler se compara effectivement à Haydn, il se fit le plus beau compliment possible, Haydn étant plus grand que Mahler et Strauss réunis !
  4. Une partie de ce texte a été publiée dans Odb-opéra: http://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=18559&start=10

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