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jeudi 28 février 2019

La divisione del mondo de Giovanni Legrenzi à l'Opéra du Rhin


La divisione del mondo, dramma per musica de Giovanni Legrenzi (1626-1690) sur un livret de Giulio Cesare Corradi fut créé à Venise au théâtre San Salvator le 4 février 1675.

Après Monteverdi, on assiste dans la péninsule en général et tout particulièrement à Venise à plusieurs vagues de création d'opéras. Dans les années 1640, successivement La Didone de Francesco Cavalli, La finta pazza de Francesco Sacrati, Orfeo de Luigi Rossi, sont des œuvres dans lesquelles le récitatif expressif (recitar cantando) est prédominant et les airs sont très courts et à peine séparés du récitatif. Une deuxième vague apparaît avec une série d'opéras de Cavalli au cours des années 1750-60 comme par exemple La Calisto (1651) ou Erismena (1655) où les airs s'émancipent quelque peu et deviennent plus fleuris et ornés. Jusqu'ici il y avait un vide entre ces derniers et les premiers opéras de Vivaldi jusqu'à ce que la partition originale de La divisione del mondo passe entre les mains de Christophe Rousset qui découvrait ainsi le chainon manquant. En effet La divisione del mondo marque une grande avancée par rapport aux opéras précédents avec des airs plus longs, plus individualisés et des passages symphoniques bien plus généreux. Si le mélange des genres est encore présent dans cet opéra avec une imbrication du tragique et du comique, tout est en place pour la première réforme qui aura lieu dans les années 1690 et qui conduira à la séparation de la comédie et de la tragédie. Cette réforme a abouti d'une part à des opéras sérieux dont les livrets furent conçus à l'imitation de la tragédie classique française et d'autre part aux premiers opéras bouffes, comme Patro Calieno de la Costa d'Antonio Orefice (1).

Réunion au sommet. Bonjour l'ambiance! Photo Klara Beck

La genèse de cet opéra est indissociable des mouvements artistiques qui survinrent à Venise à partir de 1640 et qui ont été étudiés par J.-F. Lattarico, traducteur du livret et auteur d'articles sur ce sujet (2). Selon cet auteur, la liberté des mœurs qu'incarne de longue date la République Sérénissime, doit être rattachée à l'idéologie libertine de l'académie des Incogniti qui joua un grand rôle dans la diffusion de l'opéra. Les mœurs libertines qui règnent à Venise permettent de comprendre le livret qui transpose dans l'Olympe les travers des vénitiens comme le montre le résumé suivant.

Vénus a quitté Vulcain son mari et aguiche les habitants mâles de l'Olympe avec l'aide de son fils Amour. Neptune et Pluton se mettent sur les rangs pour obtenir les faveurs de Vénus. Diane, promise à Neptune, est amoureuse de Pluton. Vénus de son côté file le parfait amour avec Mars. La situation se corse quand Neptune et Pluton, malgré leurs promesses à Jupiter, sont pris en flagrant délit de voyeurisme à l'endroit de Vénus endormie. Jupiter qui jusque là avait fait preuve de self-control ne peut s'empêcher de désirer Vénus ce qui déclenche l'ire de Junon. La confusion est à son comble. Jupiter, voyant que la zizanie règne dans l'Olympe par la faute de Vénus, ordonne d'exiler cette dernière sur un rocher au milieu de l'océan. Il prend aussi la décision de diviser équitablement l'héritage de Saturne. Les Enfers échoient à Pluton, l'Océan à Neptune et Jupiter se contente du Ciel et de la Terre. Constatant que la situation est inextricable et sans issue, Saturne et Jupiter exhortent les protagonistes à revenir à la raison. Chacun emménage dans son domaine respectif, les uns avec leur épouse, les autres avec leur promise. Tout rentre apparemment dans l'ordre mais de nombreux cœurs sont brisés et on prévoit l'arrivée de nouveaux conflits.

Vénus et Apollon sous le regard de Mars, photo Klara beck

Ayant vu peu avant La finta pazza de Francesco Sacrati, créée en 1641 à Venise, j'ai pu mesurer l'évolution musicale entre ces deux chefs-d'oeuvre espacés de 35 ans. Dans La divisione del mondo, l'orchestre est bien plus présent et fourni et les airs, plus longs, sont accompagnés par des violons bien plus actifs. De manière générale les airs sont souvent suivis par un tutti orchestral très coloré. La partition regorge de beautés diverses. J'ai retenu tout particulièrement, au premier acte, scène 8, le merveilleux duetto, suave et sensuel, de Mars et Vénus, Chi non sa che sia gioire (Qui ne sait pas ce qu'est le plaisir). Plus loin, scène 13, Junon se lamente dans un air superbe, très bel canto, plein de mélismes et de vocalises, Affetti miei gelosi (Mes sentiments jaloux). L'acte II s'ouvre par une belle sinfonia et un air à strophes de Junon très poétique et délicat, L'ombra de' miei sospetti... (L'ombre de mes soupçons). Lors de la scène 6, Vénus affirme son crédo érotique à Saturne, Pluton et Neptune, Voglio aver piu d'un amante (Je veux avoir plus d'un amant...) dans un air très incisif, accompagné de l'orchestre au complet, air inconcevable ailleurs qu'à Venise. Dans ce même acte, on notera l'émouvant lamento de Venus adressé à Mars, Perdona cor mio (Pardon mon cœur). Le sommet de l'opéra se trouve dans la première scène de l'acte III avec le fameux lamento de Vénus, exilée sur un rocher, Chi mi tolse a le sfere ( Qui m'a enlevé au ciel?). Il s'agit d'une chaconne très libre sur une basse obstinée expressive de quatre mesures, consistant en une gamme chromatique descendante. Enfin l'air de Pluton, scène 12 Cieco Amor, nume fierissimo, surprend par son caractère véhément, dramatique et la modernité de l'accompagnement orchestral riche en accords dissonants.

Vénus et Mars, photo Klara Beck

Dans la mise en scène de Jetske Minjssen, Jupiter apparaît en capitaine d'industrie régnant sur un empire industriel et une grande famille comportant quatre générations. La génération la plus âgée est composée des parents, Saturne et Rhéa, passablement handicapés, notamment Rhéa assise sur un fauteuil roulant et peut-être victime de la maladie d'Alzheimer. Lorsque l'opéra commence, Jupiter fête en famille la belle victoire commerciale qu'il vient de remporter sur les Titans. La suite nous relate, à la manière du Soap des années 1980, The Young and the Restless, comme cela a été suggéré, les aventures amoureuses des membres de la famille dans le cercle plutôt fermé qu'ils forment. On rappelle aussi que Jupiter a eu plusieurs aventures avec des beautés extérieures au cercle familial ce qui explique les rancoeurs de Junon. Vénus ne manque pas de proclamer sa liberté sexuelle, c'est elle qui rompt l'équilibre fragile dans lequel se trouve la famille. Compte tenu des troubles qui agitent le clan familial, Jupiter décide de diviser son empire industriel en donnant à chacun des sphères d'influences dans des lieux éloignés. La scénographie (Herbert Murauer) illustre l'opulence de la famille en mettant au devant de la scène un prodigieux escalier à double volée, digne du château d'un nouveau riche. Cet escalier donne accès aux appartements des membres de la famille grâce à des portes situées sur les paliers. Les décors et costumes fleurent bon les années 1980. De nombreuses trouvailles rythment l'action dramatique comme la grande table qui réunit tous les membres de la famille lors de la première scène et lors de la scène finale. A la fin de l'acte II, Jupiter, chassé de la chambre à coucher conjugale, est contraint de se coucher sur un lit de fortune et sa mère parvient péniblement à sortir de sa chaise roulante pour venir le border.

Le sommeil de Vénus, Jupiter perplexe, photo Klara Beck

Sophie Juncker (Vénus) a sans doute le plus grand nombre d'airs à chanter. La soprano belge, moulée dans une tenue simple et seyante, a montré qu'elle avait plusieurs cordes à son arc. Tour à tour, impulsive dans ses entreprises de séduction, amoureuse sincère dans d'autres cas, ou encore désespérée quand elle se sent repoussée, elle a parfaitement géré toutes ces situations avec une voix bien projetée, une belle ligne de chant et un engagement exceptionnel. Christopher Lowry (Mars) lui a donné la réplique de sa voix de contre-ténor au timbre doux, brillant et aux couleurs changeantes. Ses duos avec Sophie Juncker étaient d'une grande qualité et leurs deux voix s'accordaient à merveille. Carlo Allemano (Jupiter) a joué à la perfection son rôle de chef de famille et d'homme de pouvoir. Tour à tour enjôleur, attentionné vis à vis de son épouse, Jupiter ne peut résister à l'attrait d'un jupon qui passe. Sa voix de ténor d'une couleur plutôt sombre, caressante ou autoritaire est propre à exprimer les passions qui le dévorent. Julie Boulianne a réalisé une superbe composition du rôle de Junon. Vêtue d'un élégant tailleur, la mezzo-soprano a dressé le portrait d'une femme réalisant douloureusement que son cher époux est en train de lui préférer des rivales plus jeunes. Aussi à l'aise dans l'art de la vocalise (affetti miei gelosi...), dans les démonstrations de colère ou les effusions sentimentales, elle a réalisé une prestation de haut niveau. Stuart Jackson (Neptune) a bien caractérisé un Neptune indécis et quelque peu ridicule d'une superbe voix de ténor claire et chaleureuse. Son frère Pluton était chanté par André Morsch (baryton). Le futur habitant des Enfers trouve les accents pour exprimer les ravages de l'amour d'une voix sombre et bien timbrée. Le rôle de Diane était tenu par Soraya Mafi. En ce temps là la déesse de la chasse n'avait pas encore fait vœu de chasteté. La soprano conféra à son personnage tourmenté par sa passion pour Pluton, un caractère mélancolique traduit en musique d'une fort jolie voix à l'intonation parfaite. Arnaud Richard (baryton-basse) a composé un étonnant Saturne. Dans le rôle du patriarche de la maison, il a fait preuve d'une autorité, d'une énergie sans faille par sa voix à la projection remarquable. Jake Arditti (contre-ténor) était un Apollon idéal par sa prestance. Son duetto avec Vénus au premier acte était désopilant quand il résiste aux assauts de la déesse. Au troisième acte, sa voix très douce et limpide chante un air très poétique, Ogni bella ch'è vezzosa. Rupert Enticknap (contre-ténor) jouait le rôle du messager Mercure, personnage sceptique et ricanant qui ne prend rien ni personne au sérieux. Sa voix très différente de celle des autres contre-ténor accentuait son caractère moqueur. Le rôle des deux sales gosses de la maison, Amour et Discorde étaient tenus avec beaucoup de talent par Ada Elodie Tuca (Amour) et Alberto Miguelez Rouco (Discorde).

La perfection n'est sans doute pas de ce monde mais Les Talens Lyriques s'en approchent de très près. J'ai rarement entendu un orchestre baroque avec un si beau son et des couleurs aussi variées. Les tuttis orchestraux qui suivaient presque tous les airs étaient un régal. Il faudrait féliciter tous les musiciens individuellement mais aujourd'hui je voudrais insister sur la prestation des théorbes (archiluths?) que j'ai trouvée d'une délicatesse infinie. Un orchestre en grande forme dirigé par Christophe Rousset qui connait ce répertoire comme personne comme l'a montrée sa conférence une semaine avant le spectacle.

Ce sepctacle sera donné à Mulhouse et à Colmar avant un périple qui le conduira au théâtre royal de Versailles. Courez-y !

1. Michele Scherillo, L'opera buffa napoletana durante il settecento Storia letteraria, ISBN: 4444000059778PB, Delhi-110052, India, 2016.
2. Jean-François Lattarico, Venise incognita, essai sur l'académie libertine au 17ème siècle, Honoré Champion, 2012.


La divisione del mondo
Opéra en trois actes
Giovanni Legrenzi, musique
Giulio Cesare Corradi, livret

Christophe Rousset, Direction musicale
Jetske Mijnssen, Mise en scène
Herbert Murauer, Décors
Julia Katharina Berndt, Costumes
Bernd Purkrabek, Lumières

Carlo Allemano, Jupiter
Stuart Jackson, Neptune
André Morsch, Pluton
Arnaud Richard, Saturne
Julie Boulianne, Junon
Sophie Juncker, Vénus
Jake Arditi, Apollon
Christopher Lowrey, Mars
Soraya Mafi, Diane
Rupert Enticknap, Mercure
Ada Elodie Tuca, Amour
Alberto Miguélez Rouco, Discorde

Orchestre Les Talens Lyriques
Création Française, Strasbourg-Opéra, ONR
12 février 2019



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