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dimanche 9 juin 2019

Maria de Buenos Aires d'Astor Piazzola à l'Opéra National du Rhin



Photo Klara Beck

Dès les premiers accords du bandonéon, les chromatismes et les modulations au demi-ton sui generis, alla Piazzola, je fus saisi de frissons et j'eus la conviction que j'allais assister à un spectacle d'exception.

Pourtant d'après les avis dont j'avais eu connaissance avant d'assister à la représentation, il semblait que critiques et public étaient déroutés par le spectacle. Pas assez de tango, trop de texte hermétique! Où sont donc passés la sensualité, l'érotisme tant vantés du tango ? Apparemment, ce spectacle conçu par des argentins n'était pas celui dont on avait rêvé et le tango composé, chanté, joué et dansé à l'Opéra du Rhin en ce début de mai 2019, n'était pas la danse de bal qui nous faisait fantasmer, nous européens.

Astor Piazzola donne lui-même un commentaire éclairant sur sa démarche dans la composition de Maria de Buenos Aires. Dans les années 1960, une image stéréotypée ou même galvaudée du tango était donnée par la musique de variété qui s'était emparée de cet univers stylistique aux quatre coins du monde. En même temps la musique savante, en utilisant rythmes et mélodies du tango, l'avait dépouillé de sa fraicheur et de son âme en l'intellectualisant. En disant ça, Piazzola évidemment critiquait à la fois les seigneurs de l'industrie musicale et l'abstraction moderniste d'Alberto Ginastera, son ancien mentor. En réaction, Piazzola voulait que le Tango retrouve sa fraîcheur originelle et son esprit à travers une véritable re-création. C'est cela le sujet de l'opéra.

Photo Klara Beck

Synopsis. Quand débute l'oeuvre, le récitant, El Duende, évoque l'image de Maria de Buenos Aires, on assiste d'abord à la première naissance de Maria. Le personnage titre s'oriente assez rapidement vers les quartiers mal-famés de la métropole où, victime de violences, elle meurt. L'ombre de Maria (ou son âme) déambule à travers la ville, dans les égouts, dans le cirque des psychanalystes. Une naissance est annoncée, celle d'un prophète, Jésus de Buenos Aires ? La naissance tant attendue se produit, l'ombre de Maria accouche, c'est une fille à la grande surprise et, peut-être, déception générale. Cette fille s'appelle Maria. Est ce Maria morte qui vient de ressusciter ou bien une deuxième naissance de Maria?

Sur cette trame, Astor Piazzola et Horacio Ferrer se sont abondamment exprimés, propos rapportés dans l'article de Camille Lienhardt (1). Maria est le tango, elle est aussi la ville de Buenos Aires, les deux sont indissociables. Avec la disparition de Maria, c'est le tango lui-même qui est en train de perdre son âme. Qui va donc sauver le tango ? A travers la deuxième naissance de Maria, c'est le tango qui ressuscite. L'artisan de cette Renaissance n'est pas un prophète mais de toute évidence, Piazzola lui-même.

Nicolàs Agullo, directeur musical du spectacle, relève dans la musique de Piazzola des éléments stylistiques baroques et romantiques à la fois. Le tableau 5, fugue et mystère, le tableau 7, Toccata vagabonde, ont des titres éloquents. De même la possibilité de variations et d'improvisations sur un ostinato renvoient à la musique baroque du 17ème siècle. L'orchestre comporte de nombreux instruments souvent à l'unité, impliqués dans de nombreux solos, ceux du bandonéon tout particulièrement, de la flûte traversière, du violon, de la guitare électrique, du piano, du xylophone, du vibraphone. Un alto, un violoncelle, une contrebasse et une généreuse percussion donnent à cet orchestre l'assise harmonique et rythmique indispensable. Le tout forme un ensemble aux plus brillantes couleurs. Le chef cite également Berlioz, celui de Roméo et Juliette qui lorsqu'il faut évoquer l'inexprimable, préfère utiliser les propositions infinies de l'orchestre plutôt que celles d'un duo d'amour aux formes stéréotypées. Selon Agullo, les perspectives esthétiques de Piazzola et celles de Berlioz pourraient se rejoindre sur ce point.

Très impressionné par la musique de Piazzola, j'ai relevé quelques scènes mémorables : la chanson de Maria (tableau 2), morceau fredonné sans paroles, qui revient à la toute fin dans la bouche de la nouvelle Maria (tableau 16). Le tableau 4, Moineau de Buenos Aires qui s'endort, est à mon avis, un des sommets du spectacle. Les paroles remplacent, pour des raisons qui me sont inconnues, celles du tube de l'opéra Yo soy Maria, de Buenos Aires. En tout état de cause, il est superbement chanté par Maria Ana Karina Rossi. L'intermède instrumental du tableau 5,  fugue et mystère, est envoûtant. Le tableau 8, Misère des faubourgs donne au ténor Stefan Sbonnik l'occasion de chanter d'une superbe voix bien assurée, une belle complainte très dramatique. L'intermède instrumental du tableau 14, allegro tangabile, est harmoniquement très subtil. Le tableau 15 Milonga de l'Annonciation renferme une des chansons les plus connues de la partition : Tres marionetas...Enfin le tableau 16, Tangus Dei est particulièrement expressif . Le dialogue qui s'établit entre Une voix de ce dimanche (Stefan Sbonnik) et les autres protagonistes aboutit à un climax sonore et émotionnel. Ainsi cette conjonction du tango et de la poésie évoque, à travers le fantôme d'une Maria universelle, l'âme féminine et existentielle de Buenos Aires (2).

Photo Klara Beck

Chorégraphie et mise en scène (Matias Tripodi) sont étroitement liés. La démarche de Mathias Tripodi cherchait, selon ses dires, à s'éloigner un peu des clichés ou des images connues du tango. Expressément il a tenu à se distancer du rouge, des talons et de tous ces signes qui ne sont qu'une distraction inutile au regard de ce qui se passe émotionnellement dans le corps de deux personnes portées par la musique, inventant chaque fois une histoire. Les danseurs sont en même temps les acteurs principaux du début à la fin d'un spectacle qui est avant tout un ballet classique. Leur rôle ne se limite pas à leurs harmonieuses figures de tango. Ils vivent la vie dangereuse et souvent violente des habitants des bas-fonds de la ville. Ils aiment, dansent, courent, souffrent, se battent, meurent, cherchent l'oubli dans l'alcool, et accouchent sur un échafaudage d'un gratte-ciel de la métropole. Il y a plusieurs scènes d'ensemble et à la fin une danse générale grandiose. Les deux chanteurs et le récitant sont présents discrètement sur scène. Le décor est réduit à quelques chaises mais les superbes photographies de Claudio Larrea créent l'ambiance en nous décrivant avec éloquence les architectures de Buenos Aires. Les costumes de Xavier Ronze sont d'une sobre élégance, les hommes en frac noir ou bien torse nu et les femmes en superbes robes bleu-foncé, mi-longues et do nu, le tout rehaussé par les éclairages parfois radieux mais souvent crépusculaires de Romain de Lagarde.

Maria Ana Karina Rossi incarnait le personnage de Maria, son fantôme ou bien sa représentation spirituelle. Sa superbe voix de mezzo était singulièrement envoûtante. Stefan Sbonnik donnait vie à plusieurs personnages dont un chanteur populaire, un vieux voleur, etc...Sa voix de ténor de couleur assez sombre avait une splendide projection et un timbre très séduisant. Enfin le récitant dit El Duende (Alejandro Guyot) racontait cette histoire triste avec une merveilleuse diction dans cet espagnol limpide que parlent les argentins.

L'orchestre La Grossa, orchestre tipica de la maison Argentine, a déployé des couleurs brillantes. Dans son instrumentarium, on distinguait évidemment le bandonéon qui dans l'opéra est un personnage à part entière et qui a ravi l'auditoire (premier à l'applaudimètre), une flûte traversière, instrument privilégié de Piazzola, à qui sont confiées de belles mélodies et des rythmes jazzy, un violon solo, une guitare électrique et aussi les instruments à notes non tenues, xylophone, vibraphone, piano (long solo au tableau 13) et une batterie bien pourvue de caisses claires, grosse caisse, blocs de bois, etc...Le tout sous la direction experte de Nicolàs Agullo qui connaît cette musique mieux que personne.

Un opéra-tango et un ballet de toute beauté, un régal pour les yeux et les oreilles. J'espère qu'il en restera un enregistrement.

Assis dans la troisième balcon au milieu de collégiens agités, bruissants comme des sansonnets, je craignais une soirée difficile. Dès les premières mesures de musique, cette joyeuse troupe se tut, se tint coite pendant tout le spectacle puis laissa éclater sa joie en fin de spectacle de façon spontanée et rafraichissante, plus beau cadeau que l'on pouvait offrir à ces artistes généreux.

Photo Klara Beck

Maria de Buenos Aires
Opéra-tango sur un livret d'Horacio Ferrer et une musique d'Astor Piazzola
Création en mai 1968 à la sala Planeta, Buenos Aires

Mathias Tripodi, chorégraphie, décor
Nicolas Agullo, direction musicale
Xinqi Huang, assistante à la mise en scène
Xavier Ronze, costumes
Romain de Lagarde, lumières
Claudio Larrea, photographies (projections scéniques)

Maria Ana Karina Rossi, Maria
Stefan Sbonnik, ténor
Alejandro Guyot, El duende
Federico Sanz, violon solo
Carmela Delgado, bandonéon

Claude Agrafeil, maître de ballet
La Grossa, orchestre tipica de la maison Argentine.

Nouvelle production
Festival Arsmondo
Opéra National du Rhin

  1. Camille Lienhardt, La Maria de Nicolas Agullo, Programme Maria de Buenos Aires, ONR 2019
  2. Propos cités par Walter Romero, Une Marie Argentine et Universelle, ONR Magazine 2019.



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