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mardi 10 décembre 2019

Antigona de Tommaso Traetta


Antigona, dramma per musica, fut composée à la cour de Catherine II de Russie où Tommaso Traetta (1727-1779) servait comme directeur de la musique de 1768 à 1775 et fut représentée le 27 août 1772 devant l'impératrice. Le livret de Marco Coltellini (1719-1777), librettiste officiel du Théâtre Impérial, est inspiré de la tragédie de Sophocle. Un dossier passionnant a été publié sur cette oeuvre peu de temps après sa création moderne en 1999 (1).

Tommaso Traetta, portrait d'auteur inconnu

 Afin de régler la succession d'Oedipe, roi de Thèbes, ses deux fils, Eteocle et Polynice s'affrontent en combat singulier et sont tous deux tués. C'est donc Créon, oncle maternel d'Etéocle et Polynice, qui est nommé roi. Alors qu'Eteocle a droit à des funérailles avec tous les honneurs, Polynice, rendu responsable des malheurs de Thèbes, ne sera ni honoré, ni enseveli. Antigone, soeur d'Etéocle et Polynice, fait inhumer en secret le cadavre de Polynice avec la complicité passive de son fiancé, Emone, fils de Créon. Créon apprend le forfait et Emone est amené par les gardes qui l'ont surpris en flagrant délit. Créon condamne son fils à mort. Antigone s'accuse et affirme qu'elle est la seule responsable. Créon la condammne à être emmurée vivante. Antigone pénètre dans la caverne et des soldats murent l'entrée. Emone qui a échappé aux gardes, se précipite dans un gouffre qui le conduit à l'endroit ou Antigone est enfermée. Tandis qu'Emone et Antigone affirment leur amour et se préparent à se suicider avec un poignard, Créon, ému par leur courage, arrive à temps pour les gracier.

Ainsi Marco Coltellini inscrit une "happy end" en place et lieu de la catastrophe (Créon arrive trop tard) qui termine la tragédie de Sophocle. Cette lieto fine exigée par Catherine II a été critiquée dès la première représentation et de nos jours, de nombreuses mises en scène lui substituent la fin tragique de Sophocle.
Ce livret plut énormément au roi Frédéric II de Prusse qui en fit un commentaire enthousiaste. Le roi apprécia certainement la louange prodiguée au souverain du siècle des lumières, capable de maitriser ses passions au bénéfice de la justice et de son peuple (2,3).
Mais les deux souverains ne voyaient qu'une seule facette de cette oeuvre si riche. La mort d'Eteocle et de Polynice et celle programmée d'Antigone dans la tragédie de Sophocle ne sont que l'aboutissement logique du double crime d'Oedipe, parricide et inceste.

Tommaso Traetta, peint par C. Biondi


Traetta, très influencé par Jean Philippe Rameau (1683-1764) et la Tragédie lyrique française, effectua une réforme dans l'opéra seria, parallèlement à Gluck, en introduisant dans la longue et monotone série d'airs et de récitatifs secs qui caractérisaient l'opéra seria, des ensembles , des choeurs et des ballets. Un des buts affichés étaient de rompre le caractère stéréotypé de l'opéra seria traditionnel et d'augmenter la vérité dramatique. Antigona, "tragedia per musica", apparait comme le plus grandiose exemple de d'opéra seria "réformé". Les innovations ne furent dépassées par aucun des contemporains de Traetta et ouvrit la route à Mozart dans Idomeneo (1781) ou Cimarosa dans Gli Orazii ed i Curiazii (1796). Certains commentateurs affirment que la démarche de Traetta visait à rénover un genre désormais dépassé et moribond. Il n'en est rien! L'opéra seria traditionnel continuera à coexister avec l'opéra réformé et aura de beaux jours devant lui. En témoignent le Motezuma de Myslivecek (1773), la splendide Olimpiade de Cimarosa (1784), l'Armida de Joseph Haydn (1784), et la Fedra de Paisiello (1787).

L'année 1772 fut une année faste pour la musique, elle donna naissance à de merveilleux opéras: Temistocle de Johann Christian Bach, Lucio Silla de Wolfgang Mozart, Antigona de Traetta ainsi que d'admirables oeuvres instrumentales, notamment trois symphonies exceptionnelles, les n° 45 (Adieux), n° 46 en si majeur et n° 47 en sol majeur, et les six quatuors à cordes du Soleil de Joseph Haydn, qui comptent parmi les plus novateurs dans l'histoire de ce genre musical.

Résumons ici quelques caractéristiques d'Antigona:

1. Importance des choeurs omniprésents, qui ne se contentent pas de commenter l'action mais y participent efficacement. Ces choeurs qui se concentrent dans les premières scènes des trois actes, évoquent admirablement l'atmosphère de tragédie antique de l'oeuvre et lui donnent également un net caractère d'oratorio.

2. Brièveté des récitatifs secs et des airs. Alors que dans Ippolito ed Aricia du même Traetta, les airs dépassaient les dix minutes, le plus long des airs d'Antigone ne dure pas plus que cinq minutes. Ainsi l'action progresse plus rapidement et l'intérêt ne faiblit jamais.

3. Richesse de l'instrumentation: les instruments à vent (cors et bassons) ont un rôle très important. Les clarinettes dont la présence à cette époque est très rare dans l'opéra ou la musique instrumentale, donnent à de nombreux passages une sonorité très séduisante.

4. Bien qu'écrit en 1771, cet opéra possède des traits très modernes et en même temps semble encore imprégné d'esprit baroque, notamment dans le choeur qui introduit l'acte III et la chaconne finale.

Citons quelques sommets de l'oeuvre:

A l'acte I, le grandiose double choeur "Giusti numi, Ah voi rendete" ainsi que le choeur suivant "O trista, infausta scena" où on remarque de puissants et dramatiques appels des cors ainsi que d'étonnantes dissonances.

L'acte II est introduit par un splendide choeur "Ascolta il nostro pianto", grande invocation funèbre à l'occasion des funérailles de Polynice.

Le choeur qui ouvre l'acte III "Piangi o Tebe" a un caractère religieux très marqué qui surprend dans un opéra et serait tout à fait à sa place dans un Stabat mater par exemple..

Les airs ont des structures très variées, parmi eux, quelques airs de style napolitain sont remarquables, le plus spectaculaire d'entre eux se trouve à l'acte II, c'est l'air d'Antigone "Finito il mio tormento". Ces airs ont une aisance, une vocalité et un caractère chantant (cantabilità) exceptionnels que nous avions déjà relevés dans Buovo d'Antona et qui signent ses origines napolitaines. Les ornements, vocalises et autres mélismes, parfois lassants chez d'autres que Traetta, ont ici une légèreté et un naturel sans pareil. Quelquefois ce type d'air débouche sur un duetto ou un terzetto ce qui est ausssi très original. Les arias da capo sont assez rares et le plus souvent les airs revêtent des formes variées: airs à deux vitesses, de structure Lied ou bipartite et même parfois durchcomponiert comme l'air d'Antigona, D'una misera famiglia. Ce dernier avec basson et clarinettes obligés est d'un modernisme incroyable et ne choquerait pas dans la Clémence de Titus de Mozart.

Quant aux duos et trios, en nombre important, il faudrait les citer tous; le duo entre Emone et Ismène qui termine l'acte I, "Non ti fida, il pianto estremo...", est particulièrement émouvant et les clarinettes y jouent un grand rôle.

La fin de l'opéra est d'une sobriété étonnante: l'oeuvre s'achève avec la clémence de Créon dans une ambiance mesurée, sans réjouissances intempestives. Le ballet à la Rameau qui clôt l'oeuvre est rien moins que gai, les tonalités mineures y sont fréquentes et tout se termine avec une grande chaconne de style archaïque, richement instrumentée et très dramatique qui évidemment suggère que Traetta aurait souhaité une autre conclusion à l'oeuvre.



Ce chef-d'oeuvre a été enregistré pour la première fois par Christophe Rousset et les Talens lyriques en 1999 et le CD est toujours disponible (Maria Bayo dans le rôle titre) (2). Cet enregistrement est en tous points remarquable et on doit remercier Christophe Rousset car il a ressuscité l'oeuvre. En 2004 cet opéra a été représenté au théâtre du Chatelet avec une mise en scène d'Eric Vignier et Christophe Rousset pour la direction musicale et les Talens lyriques (4). Cet opéra a été représenté à Berlin en 2011 sous la direction musicale de René Jacobs avec une belle distribution (Veronica Cangemi dans le rôle titre). Des critiques très intéressantes des diverses représentations ont été reproduites dans le site operabaroque (5) ainsi que dans le forum ODB-opéra (1)

1.https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=159&p=3580&hilit=Antigona+Traetta#p3580
2.https://en.wikipedia.org/wiki/Tommaso_Traetta
3.Giovanna Ferrara, Pieta, Terrore e il lume eterno della ragione, dans Antigona, Les Talens Lyriques, Christophe Rousset, DECCA 2000..
4.http://www.ericvigner.com/archives/spectacles/299/antigona-2004.html
5.https://operabaroque.fr/TRAETTA_ANTIGONA.htm

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