Libellés

samedi 27 février 2021

Royal Handel Eva Zaïcik et le Consort

Enée et la Sybille, J.M.W. Turner (1775-1851)

Eva Zaïcik, Mezzo-soprano

Le Consort

Theotime Langlois de Swarte, violon

Sophie de Bardonnèche, violon

Louise Ayrton, violon

Clément Batrel-Génin, alto

Hanna Salzenstein, violoncelle

Hugo Abraham, contrebasse

Louise Pierrard, basse de viole à sept cordes

Gabriel Pidoux, hautbois

Evolène Kiener, basson

Damien Pouvreau, théorbe et guitare

Justin Taylor, clavecin


Une heure de bonheur total

Difficile de rassembler dans un album des airs représentatifs de l'oeuvre lyrique de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), auteur d'une cinquantaine d'opéras serias, sans compter les pasticcios. L'option choisie dans le présent enregistrement a privilégié un épisode de la longue carrière de Haendel, c'est-à-dire la création de la Royal Academy of Music en 1719, institution dont Haendel fut le directeur artistique et que la postérité appela Première Académie.

La création d'une pareille institution, unique à son époque, témoigne de l'audace de Haendel; il s'agissait en effet d'une véritable entreprise privée financée en partie par des mécènes dont le souverain lui-même mais également par les souscriptions et la vente des places. Disposant au départ de capitaux confortables, Haendel pourra ainsi au gré de ses voyages en Italie, recruter les meilleurs interprètes du temps notamment le fameux castrat Francesco Bernardi (Senesino) et aussi Margherita Durastanti, Francesca Cuzzoni, Faustina Bordoni etc... Malheureusement, faute de gestionnaire compétent, les meilleurs chanteurs du monde et un directeur musical de génie ne purent éviter l'arrêt de l'activité de l'entreprise du fait de comptes déficitaires (1).


Didon et Enée, J.M.W. Turner

Le présent CD propose un portrait musical de cette première Royal Academy of Music qui fonctionna entre 1719 et 1728. A un choix d'airs particulièrement marquants de Haendel s'ajoutent ceux de Attilio Ariosti (1666-1729) et Giovanni Bononcini (1670-1747), compositeurs ayant également participé à cette aventure. Il est tentant d'imaginer que ce programme fut chanté par Sénésino lors d'une soirée privée organisée par Haendel à son domicile.

Ce choix d'airs se justifie sur le plan artistique car cette période de la carrière de Haendel est exceptionnellement riche en chef-d'oeuvres: Giulio Cesare, Ottone, Radamisto, Tamerlano, Rodelinda. De plus, en raison d'un laps de temps de moins de dix ans encadrant les œuvres choisies, on pouvait s'attendre à une unité stylistique certaine. En outre, place était donnée à des airs extraits d'opéras de Haendel très rarement joués comme Siroé, re di Persia; Flavio, re di Longobardi; Admeto, re di Tessaglia; Floridante, ou encore à des extraits d'opéras de ses collègues de l'époque comme Caio Marzio Coriolano (1723) de Ariosti et Crispo de Bononcini, permettant ainsi de découvrir quelques pépites.

Cet album apporte des émotions profondes et de grandes satisfactions. Il est intéressant de constater que les airs des deux compositeurs ''invités'', Ariosti et Bononcini s'intègrent parfaitement dans ce programme. Bien que Ariosti fût près de 20 ans plus âgé que Haendel, sa musique ne donnait aucunement l'impression d'être archaïque quand le public de l'époque la comparait à celle du Saxon. De nos jours, on considère que c'est plutôt ce dernier qui regarde vers le passé, passé récent de son séjour italien de 1706 à 1710, voire celui plus lointain de l'opéra vénitien de la deuxième moitié du 17ème siècle. En tout état de cause, les deux magnifiques airs que sont Sagri numi extrait de Caio Mario Coriolano (1723) d'Ariosti et Ombra cara tiré de Radamisto (1720) de Haendel sont des lamentos rappelant ceux des opéras (La Didone, La Calisto) de Francesco Cavalli (1602-1676). La notice de l'album insiste aussi avec raison sur la virtuosité orchestrale et surtout violonistique d'une pièce comme E' pur il gran piacere d'Ariosti qui nous rappelle l'art de Pietro Locatelli (1695-1764). Ce dernier a pu peut-être s'inspirer d'Ariosti dans l'Arte del violino (1723-7) presque contemporain. Il faut rappeler à ce propos que Ariosti fut un virtuose de la viole d'amour. C'est peut-être en hommage à ce compositeur décédé en 1729 que Haendel utilisera quelques années plus tard, dans le cadre de la Deuxième Académie, la viole d'amour dans Sosarme, re di Media (1732) et surtout dans Orlando (1733). En effet la fameuse scène du sommeil du paladin est accompagnée par deux violes d'amour appelées aussi joliment violettes marines.


Didon construisant Carthage, J.M.W. Turner

Si on se concentre maintenant sur Haendel, on constate que les morceaux choisis comportent des airs tirés de trois grands succès: Giulio Cesare, Ottone et Radamisto mais aussi d'autres opéras qui eurent peu de succès à leur époque et qui sont souvent considérés comme des œuvres mineures. De nos jours il faut cependant relativiser ces appréciations. C'est parfois le livret (cas de Riccardo I et de Floridante) qui est médiocre, notamment ceux de Paolo Antonio Rolli souvent bâclés mais la musique est toujours admirable comme le montrent éloquemment l'extraordinaire récitatif accompagné Son stanco suivi par l'air admirable Deggio morire tirés de Siroe, re di Persia (1728), un largo pathétique avec ses rythmes pointés à l'orchestre. De même le récitatif accompagné extrêmement dramatique Inumano fratel et l'aria non moins bouleversante Stille amare extraits de Tolomeo re d'Egitto (1728) sont aussi des sommets de l'oeuvre de Haendel. Les deux scènes dramatiques précédentes sont juxtaposées avec intelligence dans l'album puisque écrites toutes les deux dans la sombre tonalité de fa mineur. On peut parier qu'avec une belle mise en scène, on pourrait remédier à l'indigence du livret et rendre justice à ces opéras presqu'oubliés comme ce fut le cas en 2012 avec la magnifique Deidamia (2) montée à l'opéra d'Amsterdam et mise en scène par David Alden. Enfin Ombra cara tiré de Radamisto et également dans la tonalité de fa mineur, fait partie des airs les plus sublimes du compositeur Saxon.


Le déclin de l'empire carthaginois, J.M.W. Turner

Eva Zaïcik est une cantatrice que j'apprécie beaucoup. Le concert Dixit Dominus-Grand Motet a fait l'objet d'une chronique de ma part (3). Dans l'album Royal Handel, la voix de cette mezzo-soprano possède une généreuse projection qui ne provient pas d'un artifice de l'enregistrement car je l'ai écoutée plusieurs fois en concert avec la même sensation de plénitude. Le timbre est chaleureux, coloré et sensuel. Ses couleurs sont multiples et changeantes en fonction du contexte dramatique. La ligne de chant est harmonieuse, l'intonation, le légato et l'articulation parfaits. J'ai été particulièrement impressionné par la beauté des vocalises, d'une précision millimétrée mais jamais mécaniques. Ces prouesses vocales (mélismes, sauts d'octaves) sont particulièrement spectaculaires dans l'air Strazio, scempio, furia e morte tiré de Crispo de Giovanni Bononcini ainsi que dans l'air Agitato da fiere tempeste tiré de Riccardo Primo de Haendel. Quoique tous les airs de l'album soient impeccablement chantés, j'ai une préférence pour l'air de passion et de fureur de Sesto, L'aure che spira, tiré de Giulio Cesare (1724) et j'en ai déduit que Eva Zaïcik serait une interprète idéale pour ce rôle, un des plus beaux de l'oeuvre de Haendel. Ombra cara est aussi une réussite majeure de la mezzo-soprano par l'intensité inouïe du sentiment et la splendeur de la voix éplorée qui erre dans un dédale de gammes chromatiques des cordes renforcées par un basson caverneux, métaphore musicale du tourment de Radamisto. Ce récital d'Eva Zaïcik procure un plaisir et une émotion intenses.


Le Consort qui apporte son concours à ce projet est associé depuis quelques années à Eva Zaïcik. J'avais été enthousiasmé par le disque Venez chère ombre consacré à des cantates françaises baroques. Mais ici la participation instrumentale me paraît plus aboutie encore. Avec trois violons et tous les autres musiciens à l'unité, cet ensemble relève plus de la musique de chambre ce qui convient parfaitement aux scènes intimistes comme l'air sublime de Matilda, Ah! Tu non sai, sorte de lente mélopée se déroulant pianissimo où la voix est soutenue très discrètement par un violon, une basse de viole soliste (Louise Pierrard) et le continuo. Pourtant cet ensemble sonne comme un orchestre dans les scènes de plein air comme la brillante aria di paragone (comparaison, métaphore) (4): Agitato da fiere tempeste où Riccardo Primo se compare au nocher surpris dans une tempête que sa bonne étoile va mener jusqu'au port. Autre aria di paragone tiré de Caio Marzio Coriolano, E' pur il gran piacer... dont le magnifique solo de violon (Theotime Langlois de Swarte) et les vertigineux unissons de l'ensemble au complet évoquent la colère d'un lion et sont exécutés avec une précision admirable. Le continuo est le socle sur lequel est basé ce concert et Justin Taylor au clavecin apporte sa connaissance approfondie de la musique baroque et sa profonde sensibilité.

Merci à Eva Zaïcik et au Consort de nous procurer une heure de bonheur total.

Cet article est une extension d'une chronique publiée dans BaroquiadeS (5).

    (1) Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2010.

    (2) http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/deidamia-haendel-bolton-dno

    (3) http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/dixit-dominus-beaune2019

    (4) Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats. Fayard 1993, pp 199-233.

    (5) http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/royal-handel-zaicik-le-consort-alpha

    (6) Les illustrations sont libres de droit et sont tirées d'un article de Wikipedia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_peintures_de_Joseph_Mallord_William_Turner 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire