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samedi 1 janvier 2022

Carmen à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck, Stéphanie D'Oustrac

Posséder ou être possédé, telle est la question que le metteur en scène de Carmen, Jean-François Sivadier, pose dans sa note d'intention (1). Aux multiples transpositions qui ont émaillé le parcours de cet opéra, le metteur en scène a préféré remodeler le personnage de Carmen. A la femme fatale, il préfère une adolescente avant tout éprise de liberté, encore imprégnée d'esprit d'enfance et mue par ses caprices. Carmen n'est pas possédée comme le voudrait la société patriarcale dans laquelle elle vit, c'est elle qui possède au gré de son bon vouloir, attitude qui lui vaut la méfiance voire la haine de tous. La grille de lecture de cet opéra n'est plus la même de nos jours qu'au moment où l'oeuvre avait été créée. Si en 1875, le souvenir de la Commune était dans tous les esprits, de nos jours le meurtre de Carmen perpétré sur scène au premier plan, est interprété comme le stade ultime des violences faites aux femmes. En toile de fond, la scène de tauromachie et la mise à mort du taureau, suscitent une hostilité de plus en plus forte de nos jours tandis que cette tradition espagnole n'était pas contestée au temps de Bizet. Cette mise en scène est par ailleurs très respectueuse du livret. Incidemment, on remarque dans ce dernier l'absence presque totale de références à la religion, ce qui ne manque pas d'étonner vu que l'action se déroule à Séville, une ville hérissée de clochers. La seule allusion provient de Micaëla qui est un personnage très excentré par rapport au nœud de l'action. Signalons enfin la remarquable direction d'acteurs tout au long du spectacle.

© Photo Klara Beck  Régis Mengus

Plutôt qu'une Espagne de pacotille, c'est plutôt une Espagne rêvée que nous montre la scénographie (Alexandre de Dardel). Pas de castagnettes (mis à part le duo, Don José/Carmen, Je vais danser en votre honneur, Acte 2 n° 17), peu de Flamenco et de danses andalouses, pas de costumes couleur locale, nonobstant l'habit de lumière d'Escamillo, les décors et les costumes (Virginie Gervaise) sont intemporels et plutôt sobres. Une tenture rouge annonce à certains moments que la mort est au bout des mauvais chemins. Des structures en bois munies de portes assurent la communication des différents lieux de la ville (la caserne, l'école, la fabrique de cigares, les habitations) avec la scène. Cette dernière est en même temps la Plaza Mayor de la ville où Carmen lance une fleur à Don José ou bien défie la ville entière, une arène, celle où le toréador Escamillo combat puis met à mort le taureau ou bien un lieu avec les arènes en toile de fond où Don José commet en même temps son meurtre.


Certains chroniqueurs de l'époque de Bizet critiquèrent le wagnérisme de sa musique, réaction étrange quand on lit l'opinion de Nietzsche en 1888 qui admirait la simplicité de Carmen et trouvait la musique aux antipodes de celle de Wagner. J'ai entendu hier le chef-d'oeuvre de Bizet pour la vingt deuxième fois, confie le philosophe dans son ouvrage, Le cas Wagner. Certes la simplicité est une qualité majeure de cet opéra mais la simplicité peut devenir la banalité si l'exécution n'est pas à la hauteur. Ce n'était pas le cas ce jeudi soir. Grâce à une mise en scène sobre qui s'efface devant la musique et au talent de tous les artistes, la musique était valorisée et se présentait sous son meilleur jour. Les scènes de foule étaient très réussies notamment le fameux choeur des gamins au début de l'acte 1. Le passage le plus génial était le fameux quintette des contrebandiers, acte 2, n° 17, Notre métier est bon. La musique de Bizet y est plus hardie et moderne que partout ailleurs dans l'opéra et les protagonistes se surpassaient au plan théâtral et musical. La scène finale était aussi une grande réussite dramatique par son intensité exceptionnelle (2, 3)).


© photo Klara Beck, Christophe Gay, Stéphanie D'Oustrac, Yanis Skouta, Judith Fa, Séraphine Cotrez, Raphaël Brémard


Stéphanie d'Oustrac est familière de ce rôle de Carmen qui lui va comme un gant. Sa prise de rôle date effectivement de 2010 à l'Opéra de Lille. Sa voix de mezzo-soprano semblait vraiment taillée pour incarner ce personnage. Paradoxalement les graves manquaient parfois un peu de projection sur les mots, Toujours la mort, dans le trio de cartomancie du troisième acte, Mélons, coupons, mais les aigus étaient magnifiques de puissance et de pureté. Sa voix richement modulée sans vibrato intempestif adornait la musique de Bizet de mille couleurs. Parmi tous les tubes, j'ai préféré la séguedille n° 10 de l'acte 1, Près des remparts de Séville. Dans cette mélodie, une des plus subtile et raffinée de l'opéra, Stéphanie d'Oustrac se surpasse et nous offre un moment de grâce absolue.


Edgaras Montvidas est un habitué des grandes scènes internationales. Le ténor lithuanien m'a d'emblée séduit par son timbre de voix chaud, son legato harmonieux, de beaux aigus à l'intonation parfaite, qualités qu'il fit briller dans l'air célèbre, Ma mère, je la vois ou encore dans La fleur que tu m'avais jetée. Son chant m'apparut très nuancé avec de splendides pianissimos en accord avec le personnage relativement calme qu'il incarnait pendant une bonne partie de l'oeuvre. Le déchainement de violence de la scène finale n'en était que plus spectaculaire.


© Photo Klara Beck, Edgaras Montvidas et Stéphanie D'Oustrac


Micaëla occupe une place assez spéciale dans l'opéra, c'est un personnage extérieur qui n'est pas mêlé au tourbillon de passions qui agitent les protagonistes sévillans. Elle représente l'ordre établi, la morale, vertus auxquelles Don José va se soustraire. Ce rôle était chanté par Amina Edris, une soprano spécialisée dans le bel canto. De sa voix au volume imposant et à la belle ductilité, la cantatrice exprimait beaucoup de sentiment et d'émotion dans ses deux interventions les plus fameuses, au premier acte, Tout cela n'est-ce pas, mignonne et au quatrième acte, La-bas dans la chaumière. Quelques aigus un peu durs ne déparaient pas une excellente prestation d'ensemble.


Régis Mengus (baryton) nous régala d'une magnifique interprétation du fameux tube d'Escamillo, Le cirque est plein, c'est jour de fête, d'une voix superbement timbrée à la diction impeccable et dans son duo avec Don José. Dommage que le rôle fût si court. Judith Fa (Frasquita, soprano) et Séraphine Cotrez (Mercedes, mezzo-soprano) faisaient, chacune à sa manière, grosse impression dans l'irrésistible quintette de l'acte 2 et le trio de l'acte 3 (n°20), Mélons, coupons. Judith Fa m'avait déjà beaucoup plu dans le rôle d'Antigone dans Hémon de Zad Moultaka. Christophe Gay (Dancaïre, baryton) et Raphaël Brémard (Le Remendado, ténor) étaient aussi très convaincants par leur dynamisme, leur gouaille et leurs voix bien projetées. Anas Séguin (Moralès, baryton) ouvrait le spectacle et en présentait les protagonistes. Il remplit ce rôle avec une voix bien timbrée et beaucoup humour. Guilhem Worms (Zuniga, basse) avait fort belle allure dans son uniforme d'officier et donnait un superbe aperçu de ses qualités vocales dans ses interventions. Yanis Skouta (Lillas Pastia) avait un rôle parlé et bénéficiait de l'aura entourant la fameuse séguedille de Carmen.


Les parties chorales sont omniprésents tout au long de l'opéra. Le choeur de l'ONR (Dir. Alessandro Zuppardo) en firent une lecture dynamique et vivante. La maitrise d'enfants de l'ONR (Dir. Luciano Biblioni) fut impressionnante de beauté sonore et de justesse musicale dans la marche et choeur des gamins, un des plus beaux passages de l'oeuvre.


Des tubes increvables, beaucoup d'émotion et un magnifique spectacle à ne pas rater (4).


(1) Jean-François Sivadier, Posséder ou être possédé, Note d'intention, Programme, ONR, 2021.

(2) Camille Lienhard, Carmen par le prisme de la Habanera. Ibid, novembre 2021.

(3) Louis Geisler, L'étrangère devenue femme universelle. Ibid, novembre 2021.

(4)  Production de l'Opéra de Lille et du Théâtre de Caen reprise à l'Opéra National du Rhin en novembre 2021.











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