© Photo Klara Beck. Pollione, Norma et Adalgisa, le triangle amoureux classique |
Du beau chant à foison, équilibré par des choeurs et un orchestre aux belles couleurs
Paradoxalement une oeuvre aussi connue que Norma de Vincenzo Bellini (1801-1835) est relativement peu jouée. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord le rôle titre est écrasant. La prima donna chante à peu près tout au long du spectacle des airs parmi les plus périlleux du répertoire. Ensuite le rôle a été immortalisé par Maria Callas, il fut le révélateur de son immense talent, le témoin de sa plus grande gloire mais accompagna malheureusement son inexorable déclin. Enfin Bellini est un compositeur un peu boudé de nos jours, on lui reproche une certaine « facilité » et un orchestre quelque peu rudimentaire qu’on a souvent comparé à une grande guitare! Il convient à propos de Norma de lever le préjugé d’une orchestration fruste. Il est vrai que dans certaines cantilènes, Bellini use d’un accompagnement des violons très sobre en arpèges mais ce n’est que pour mieux faire ressortir la ligne de chant et lui faire acquérir une pureté et une vocalité absolues. Le reste du temps l’orchestration est riche et variée. Le prélude qui précède l’invocation à la lune du druide Oroveso est merveilleusement écrit pour les bois et les cordes et est empreint de classicisme, il rappelle certains mouvements de Joseph Haydn (adagio de la symphonie 102 par exemple). Le grand prêtre évoque ensuite le mystique bronze sacerdotal qui doit retentir trois fois. Ce dernier est matérialisé par le tam-tam, un instrument qui reviendra une fois pour invoquer le dieu Irminsul, une autre fois pour appeler au massacre des romains et chaque fois par groupe de trois coups de maillet. On peut y voir une grande audace et une préfiguration de l’orchestre de Gustav Mahler. Ce mélange de classicisme et de modernité est une caractéristique très séduisante de Norma.
© Photo Klara Beck. Pollione et Adalgisa |
En tout état de cause, l’écriture de Bellini est toujours claire et élégante. Contrairement à ses contemporains, Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871), Adolphe Adam (1803-1856) ou Giacomo Meyerbeer (1791-1864), champions du grand opéra français, il sait éviter les effets un peu gros voire vulgaires. Parmi les sources de cette Norma, il faut citer La Vestale de Gaspare Spntini (1807), vieille de plus de deux décennies et qui traita un sujet semblable avec beaucoup d’audace .
La mise en scène de Marie-Eve Signeyrole renonce à tout folklore celtique. Exit les gaulois trop présents dans l’imaginaire collectif du public. L’action se passe dans les temps modernes dans un pays envahi et conquis par une puissance étrangère. Oroveso, directeur de l’Opéra, devient le chef d’un mouvement de résistance. Cette dernière s’organise partout mais se cristallise principalement à l’opéra dont le bâtiment abrite une unité de combat composée et (ou) appuyée par les artistes du choeur et les techniciens. La diva Norma, fille d’Oroveso et passionnaria des résistants, s’est amourachée d’un dirigeant militaire de la puissance occupante. A cette intrigue se greffe une autre: Norma cloitrée dans ce temple de la musique (décor de Fabien Teigné) s’est identifiée à la déesse qui règne en ces lieux, Maria Callas. Norma voit des correspondances entre entre son propre destin et celui de Callas. Cette dernière devient son double dans une vie rêvée qui l’accompagne dans ses actes. Le livret originel peut fort bien se lire à l’aune de cette mise en scène. Toutefois, cette dernière donne à Adalgisa un rôle plus ambigu et montre de façon explicite qu’elle continue d’avoir des relations avec Pollione en dépit de ses promesses. Elle apparait ainsi comme une rivale potentielle de Norma dans la vraie vie et aussi de Callas dans sa vie rêvée. Les évolutions de Callas sont consignées dans des vidéos projetées à un niveau supérieur. Quelle que soit la pertinence des images montrées, elles saturent assez rapidement l’oeil du spectateur dont l’esprit est déjà accaparé par une action musicale très prenante. Dans ces conditions il est peu probable qu’à première vue et première audition, le message véhiculé par la vidéo. soit lisible et encore moins assimilable. Toutefois, cette vidéo ne gênait en rien les évolutions des acteurs sur scène et était bien moins intrusive que dans le Don Giovanni produit en 2019 à l’ONR. Les beaux éclairages de Philippe Berthomé et une bonne direction d’acteurs mettait bien en évidence les évolutions des protagonistes.
© Photo Klara Beck. Le terzetto (Pollione, Norma, Adalgisa) de la fin de l'acte I, sommet de la partition. |
J’avais vu Karine Deshayes dans divers rôles, Donna Elvira, Urbain dans les Huguenots, et deux fois en récital mais je ne l’avais jamais entendue dans un rôle de cette importance. Après près de trois heures sur scène, je n’ai pas décelé de fatigue dans sa voix. Après un Casta diva tout en retenue et en délicatesse dans lequel elle fait admirer la perfection de son legato, la mezzo-soprano enchainait avec Ah! Bello a me ritorna, un air très dynamique avec des belles vocalises et des suraigus héroïques tranchants que l’on est surpris d’entendre chez une mezzo-soprano. Le terzetto, Norma, Pollione, Adalgisa qui termine l’acte I, Vanne, si, mi lascia, indegno, est un des sommets de l’opéra. Un thème magnifique est chanté par Karine Deshayes puis repris pas Norman Reinhardt et Benedetta Torre, le choeur et enfin tout l’orchestre ; à la fin, on entend trois coups de tam-tam c’est-à-dire la voix du dieu Iminsul. Mais son intervention la plus poignante se situe à la toute fin de l’opéra avec la prière, Deh! Non volerli vittime ; son chant au départ si doux et tendre, gagne en puissance. On est au bord des larmes! C’est alors que l’orchestre entame une marche harmonique intense qui au fil des notes devient tonitruante pour aboutir à une scène de fin du monde. Il n’est pas étonnant que Richard Wagner fut impressionné par cette musique et qu’elle l’influença peut-être. Pour sa prise de rôle, Karine Deshayes a incarné une Norma exceptionnelle.
Adalgisa était incarnée par la soprano italienne Benedetta Torre. Les typologies vocales de soprano ou mezzo-soprano sont discutables ici. Le timbre de voix de Torre m’est apparu plus sombre que celui de Deshayes et souvent la première nommée chante une tierce plus bas au moins que la seconde. Ce rôle est dramatiquement très important. Aux deux tiers de l’opéra, Norma et Adalgisa se quittent solidaires face à la double trahison de Pollione. La jalousie de Norma refait surface quand elle apprend qu’Adagisa a rejoint le groupe des servantes d’Irminsul. En montrant de façon fugace une scène de quasi viol d’Adalgisea par Pollione, la mise en scène justifie ce ressentiment de Norma. Norma a toutes les raisons de détester Adalgisa. Cette dernière lui a involontairement pris son amant, elle possède aussi l’éclat insolent de la jeunesse. En outre Callas, double de Norma dans sa vie rêvée, a bien des raisons de s’inquiéter car dans les milieux de l’art lyrique, on sait parfaitement que les interprètes d’Adalgisa deviennent après quelques années celles de Norma. Benedetta Torre jouait parfaitement de sa voix au timbre envoûtant et de son agrément physique ce rôle ambigu pour composer une Adalgisa très crédible. Elle formait un duo très séduisant avec Pollione qui la conjure de partir avec lui à Rome, Vieni in Roma,o cara!, à qui elle répond avec des vocalises précises et des suraigus très purs. Elle est émouvante dans sa confession très douloureuse faite à Norma de sa passion amoureuse ponctuée par les exclamations de Norma: Oh ! Rimembrenza! Benedetta Torre est une artiste très intéressante au grand potentiel.
Camille Bauer, mezzo-soprano, chantait le rôle de Clotilde, confidente de Norma. J’avais beaucoup apprécié le superbe timbre de voix de cette chanteuse dans un concert de l’ONR dédié aux Lieder de Wolfgang Korngold. Le rôle de Clotilde comporte quelques répliques émouvantes de récitatif accompagné : Dormono (Ils dorment) accompagnée par une clarinette ; c’est elle qui informe Norma cloitrée dans sa loge de la marche de l’univers. Elle ne passe pas inaperçue et tient la place qui lui est dévolue avec une belle voix, assurance et grâce.
Norman Reinhardt fut pour moi la révélation de la soirée. Voilà un ténor dont l’engagement force l’admiration. Sa voix a une projection magnifique, le timbre est conquérant et la prestance indiscutable. Il est particulièrement émouvant à la toute fin de l’opéra quand il réalise la grandeur du sacrifice de Norma, Ah ! Troppo tardi t’ho conosciuta! Il acquiert le statut de ténor héroïque quand il décide de rejoindre Norma au bûcher. Coutumier des rôles mozartiens, il devrait être un superbe Tamino. A l’écoute de ce magnifique ténor, on en vient à se demander s’il ne pourrait pas aborder le répertoire wagnérien.
Önay Köse, basse, tenait le rôle du grand prêtre, père de Norma, devenu dans la mes, chef des résistants. Il intervient principalement au début de l’acte I et à la fin de l’acte II d’une magnifique voix bien timbrée de basse profonde. Dans son air, Guerrieri ! A voi venire, il descend avec aisance jusqu’au Mi 1.
Jean Miannay, ténor, artiste de l’Opéra Studio, était Flavio, l’aide de camps de Pollione, il intervient au début du premier acte et donne la réplique à Pollione tout au long de la scène 2 d’une voix bien timbrée laissant bien augurer de la suite de sa carrière.
© Photo Klara Beck. Pollione et Norma sur le bûcher. |
L’orchestre philharmonique de Mulhouse était très inspiré ce jeudi 13 juin. Les violons présents constamment dans les airs épousaient parfaitement les contours mélodiques du chant. Les violoncelles avaient de beaux solos. Du côté des bois on appréciait des clarinettes particulièrement moelleuses. Chez les cuivres, le trio des trombones intervenait fréquemment dans les marches et les passages solennels ou religieux. Très doux dans ces derniers, ils pouvaient devenir tonitruants dans le climax dramatique de la fin. La percussion était efficace avec des timbales bien sonores. Par contre le tam-tam qui symbolise la présence du dieu Irminsul, m’a paru un peu étouffé. Le choeur est omniprésent dans cette oeuvre et en constitue un acteur essentiel. Le choeur de l’Opéra National du Rhin (chef de chant, Hendrik Haas) a manifesté sa formidable présence tout au long de l’oeuvre. Doux et enjôleur dans Casta diva, il fit trembler les murs dans la scène finale. Andrea Sanguineti dirigeait solistes, choeurs et orchestre d’une main qui ne tremblait pas. J’ai beaucoup apprécié sa manière de suivre les chanteurs et l’expressivité de son geste.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire