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vendredi 25 avril 2025

Bello tiempo passato par Antonio Florio et la Capella Neapolitana



Le plus ancien intermezzo napolitain connu à ce jour

Bello tiempo passato est un intermezzo comique tiré dIl disperato innocente, un drame héroï-comique de Francesco Antonio Boerio daprès un livret de Baldassare Pisani (1650- ? ), donné à Naples en 1673. La révision et la reconstruction du manuscrit ont été effectués par Antonio Florio. On ne sait presque rien sur Francesco Antonio Boerio dont les dates de naissances et de décès sont inconnues. Son unique opéra, Il disperato innocente a été donné les 11 et 12 février 2003 à lOpéra municipal de Clermont-Ferrand par Antonio Florio avec succès et une excellente critique dans Diapason ; malheureusement il ne reste aucune trace, à ma connaissance, de ces représentations.


Lhistoire des intermezzi comiques accompagnant un opéra seria, un mélodrame profane et même un opéra sacré, débute probablement à Venise à lorée du dix septième siècle. Lopéra alla veneziana arrive à Naples à partir de 1650. Dans ce genre triomphe Francesco Provenzale (1632-1704). Un bel exemple est La Colomba ferita, lhistoire de Sainte Rosalie, chef-d’œuvre lyrique de Provenzale complété par un intermède comique dans lequel figurent trois personnages emblématiques : le Napolitain, le Calabrais et un jeune garçon farceur qui se moque de ses deux aînés.


La partition manuscrite du Disperato innocente de Boerio, opéra représenté au théâtre San Bartolomeo en 1673, a survécu parmi les trésors de la mythique bibliothèque du Conservatoire San Pietro a Majella de Naples avec le titre de La Lisaura, du nom de la protagoniste principale. Le manuscrit accueille dans sa partie finale un prologue pour deux personnages, Micco con colascione et Cuosmo con violino, suivi par un intermède à quatre protagonistes : Calabrese, Napolitano, Ragazzo et Spagnolo. Ces deux parties étaient destinées à être insérées dans Il disperato innocente lors de lexécution de l’œuvre. Le caractère exceptionnel de ce manuscrit est daccueillir le plus antique intermezzo comique dopéra napolitain et peut-être de tout le répertoire de théâtre en musique du 17ème siècle. Lattribution à Boerio du prologue et de lintermède est peut-être à revoir. Un certain nombre darguments permettent aux musicologues de suggérer que Provenzale pourrait en fait être à lorigine de lintermezzo présent dans Il disperato innocente de Boerio.


© IISistemone - Conservatoire San Pietro a Majella, Napoli. Licence : https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.en

Un élément comique majeur se trouve dans lutilisation de langues vernaculaires. Tandis que le Prologo est chanté par Micco et Cuosmo en langue napolitaine, les quatre protagonistes de lintermède sexpriment dans des langues différentes : Napolitano parle napolitain, Calabrese sexprime en calabrais, Ragazzo en italien (florentin) et Spagnuolo en espagnol mâtiné de napolitain et ditalien. Ce joyeux mélange linguistique, typique de la commedia dellarte, ne posait pas de problèmes au public de Naples qui était une ville cosmopolite. Le napolitain était la madrelingua dans toutes les classes sociales. La Calabre, région pauvre, étant très proche de la Campanie, beaucoup de calabrais venaient tenter leur chance à Naples, une des villes les plus riches de la péninsule à cette époque. Enfin Naples et une partie de lItalie du sud étant sous domination espagnole à partir de 1504 et jusquau Risorgimento au 19ème siècle, il était probable que le castillan était parlée par une partie de la population. Cette présence espagnole est encore perceptible dans le tracé et les noms des rues, quelques monuments et certaines traditions des quartiers espagnols (quartieri spagnoli) de Naples.


Dans les ruelles de la Naples espagnole du dix septième siècle, erre Calabrese qui se lamente car il meurt de faim. Surgit Napolitano, probablement un aubergiste qui veut profiter de la naïveté de l’étranger pour lui soutirer de largent en lui proposant des mets appétissants. Il est interrompu par Ragazzo, un adolescent qui veut samuser au dépens du vieux calabrais en lui faisant des farces. Il lui envoie un jet deau et prend la fuite suivi par le Calabrais au grand dam du Napolitain. Calabrese revient et Napolitano semble en mesure de le convaincre de consommer ses produits mais Ragazzo réapparaît en quête de nouvelles facéties. Les deux compères arrivent à neutraliser le garçon et vont enfin se concentrer sur leur affaire quand surgit un soldat espagnol qui effraye les deux comparses par ses rodomontades et les moulinets de son épée. Cachés sous une table et dabord terrorisés, les deux compères commencent à comprendre que lespagnol nest pas aussi invincible quil le prétend ; ils osent même se moquer de lui. On semble sorienter vers un combat quand survient Ragazzo qui se vante d’être un chasseur de gros gibier, il devient si audacieux que Spagnolo tente de le frapper avec son épée mais le garçon est plus véloce et contraint le soldat à une fuite honteuse. Le danger étant écarté, Napolitano et Calabrese reprennent leurs tractations mais lopération échoue car lavide aubergiste exige le paiement immédiat dune note particulièrement salée ; cest alors que réapparaît le garçon qui remet à sa place larrogant Napolitain, le contraint à lui rendre hommage… et à saluer le public car le spectacle est terminé.


Le recitar cantando est relativement peu important dans cette œuvre, on y entend surtout des arias accompagnées par une basse continue étoffée. Laria se termine souvent par un tutti dans lequel interviennent les deux violons. Des interludes instrumentaux permettent de passer dune scène à lautre ; quelques uns sont mimés par les acteurs. Les plus remarquables sont les deux tarentelles et les deux passacailles. Ces quatre pièces donnent lieu à de beaux solos darchiluth, de théorbe, de colascione (ou colachon, grand théorbe napolitain) et de guitare espagnole, elles sont souvent dansées par les protagonistes. Parmi les plus beaux passages, jai sélectionné : le prologue dans son ensemble (pistes 1 et 2), la superbe aria de Napolitano (piste 4), Vi como voglio fa, dont les strophes sont accompagnées par larchiluth et le continuo avec beaucoup de variété. Plus loin Ragazzo chante un air très charmant (piste 7), Oh che gusto, poter di Bacco, Spagnolo entre à son tour en scène et chante une mélodie au caractère syncopé (piste 13), Pues, yo soy aquel famoso, accompagné par la guitare espagnole. Ragazzo est très séduisant dans son air délicieux, Or via su la difesa (piste 19).


© Studio AVIE - Matera.  De gauche à droite : Calabrese, Spagnolo, Napulitano, Ragazzo


Napolitano arbore le costume de Pulecenella (Pulcinella, qui a donné notre Polichinelle), personnage emblématique de Naples et de la commedia dellarte. Il est interprété magistralement par Pino de Vittorio, un ténor rompu aux rôles de la comédie italienne. Il fut déjà un émouvant Pulecenella (sous le nom de Giuseppe de Vittorio) dans le savoureux Pulcinella vendicato nel ritorno di Marechiaro de Giovanni Paisiello (1740-1816) chanté presquexclusivement en napolitain, ainsi quun Mafaro remarqué dans Il disperato innocente de Boerio donné à lOpéra municipal de Clermont-Ferrand en 2003. Calabrese porte un costume de gentilhomme, il est interprété par Giuseppe Naviglio, baryton à la belle voix bien projetée et la belle diction, inoubliable Coviello, dans le chef d’œuvre cité plus haut de Paisiello et excellent mage dans lopéra de Boerio. Le soldat espagnol vêtu dun costume aux brillantes couleurs, est incarné avec beaucoup dengagement par Rosario Totaro, ténor, précédemment don Camillo dans la comédie de Paisiello et enfin le rôle du garçon est joué par Olga Cafiero, soprano dont le beau costume bleu, le bonnet noir surmonté dun plumet rouge et la voix fraîche et agile apportent une gaité et une santé bienvenues face aux évolutions grotesques et quelque peu ridicules des gentilshommes. Antonio Florio dirige la Capella Neapolitana (anciennement Capella deTurchini) avec son souci de lauthenticité et sa recherche du son historiquement informé qui est sa marque de fabrique.


Lintermezzo Bello Tiempo passato, par son caractère typique de la commedia dellarte et la beauté de sa musique, saura plaire à tous, y compris les auditeurs qui ne connaissent pas litalien ou a fortiori le napolitain ou le calabrais. Ceux qui comprennent et peut-être parlent ces idiomes seront ravis par les nombreuses touches humoristiques dont ils saisiront la finesse et surtout seront profondément émus par la vérité des sentiments exprimés. J’aurais cependant préféré que les artisans de cette remarquable gravure publient le livret de cet intermezzo. Mais ne boudons pas notre plaisir ! Désormais un pan essentiel de la culture napolitaine est gravée dans le marbre grâce à ce merveilleux DVD.

jeudi 24 avril 2025

Les quatre saisons de Joseph Bodin de Boismortier

Le Printemps, François Boucher (1707-1770)

 

Les Quatre Saisons de Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) est un cycle de cantates à voix seule et avec symphonie sur un livret anonyme ; elles ont été publiées pour la première fois chez Boivin en 1724. La première cantate, Le Printemps, est dédiée à Louise-Bénédicte de Bourbon, duchesse du Maine (1676-1753) et il est probable que les trois autres ont la même dédicataire. Cette dernière tient salon dans son château de Sceaux où elle accueille les artistes et les écrivains de l’époque. En 1724, le roi Louis XV a désormais quatorze ans, il a atteint sa majorité et a été sacré et couronné l’année précédente. La Régence est donc terminée mais c’est encore le duc Louis-Henri de Bourbon, prince de Condé,  puis le cardinal de Fleury, qui tiennent les rènes du pouvoir en attendant que le roi puisse exercer une royauté pleine et entière ce qui n’arrivera pas avant 1743. 

L’agriculture devient progressivement une préoccupation majeure et la société dans son ensemble s’intéresse au rythme des saisons et aux activités agricoles qui leur sont associées. A cette époque, comme il est dit avec humour dans la notice de ce disque, la France est peuplée de «  bergers qui, c’est bien connu, n’ont rien d’autre à faire que…. conter fleurette aux bergères » c’est du moins ce que nous montrent généreusement la peinture, la musique, les tapisseries…, arts en pleine expansion durant le règne de Louis le Bien Aimé. Toutefois dans cette bergerie du 18 ème siècle naissant, on était bien conscient que la vie des hommes était tributaire des aléas du climat et la société dans son ensemble avait en mémoire les catastrophes climatiques de la fin du règne de Louis XIV et les famines meurtrières qui en avaient résulté. 


L'été, François Boucher (1707-1770)

Cette préoccupation est palpable dans les quatre cantates présentes et une touche d’inquiétude apparaît souvent au détour d’un vers dans les beaux poèmes anonymes et bien sûr dans la musique de Boismortier. Ainsi l’ambiance frivole et galante qui triomphe dans la cantate Le Printemps, est assombrie par l’évocation de la tragique et cruelle histoire du viol de Philomèle par l’époux de sa soeur Progné. Avec L’Eté, le poète et le musicien ont recherché à provoquer un effet de contraste avec ce qui précède. Cette cantate débute en la mineur avec un récitatif dramatique qui décrit, avec un caractère prémonitoire stupéfiant, un enfer climatique avec son lot de cultures desséchées et d’incendies dévastateurs. Suit un air très expressif dans lequel le poète supplie le Soleil de cesser de briller. Plus loin, grâce est quand même rendue à l’astre radieux, seigneur des moissons. On peut remarquer qu’à la même époque Antonio Vivaldi (1678-1741) et, à l’aube du romantisme, Joseph Haydn (1732-1809), avaient écrits des pages sombres et dramatiques à propos de l’Eté dans les odes à la nature que sont respectivement Les quatre saisons et l’oratorio Les Saisons. L’Automne est comme on peut s’y attendre, un hymne à Bacchus. La culture de la vigne, plus développée à l’époque de Boismortier que de nos jours, s’étendait jusqu’en Bretagne et en région parisienne et chaque paysan avait son carré de vignes. « Phyllis n’a plus d’appâts à côté du jus divin de la treille », excuse banale pour le berger abandonné par sa bergère qui noie son chagrin dans le vin. Deux fois plus long que les autres cantates, L’Hiver frappe par ses contrastes. L’oeuvre débute par une description apocalyptique des malheurs de l’hiver, «  Les vents brisent leurs chaines, Quel fracas ! Quelle horreur ! », comparable à ceux de la guerre, comparaison prémonitoire puique l’année suivant la création du cycle, le grain commence à manquer et le prix du pain augmente de façon dramatique du fait de tornades dévastatrices. Le poète supplie alors le plus puissant des dieux de faire cesser les malheurs qui désolent la terre. La fin de la cantate tient lieu d’épilogue pour le cycle entier. Après une récapitulation des saisons, l’air final exorte les mortels de profiter pleinement des trois belles saisons à venir. En définitive, cette oeuvre conçue au départ pour plaire et charmer, est bien plus profonde qu’il n’y paraît.


L'Automne, François Boucher (1707-1770)

Au plan strictement musical, Boismortier est l’héritier de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) et plus généralement du style français classique ; il n’est pourtant pas imperméable à la musique italienne dont il adopte certains aspects et procédés comme l’aria da capo. Plusieurs airs revêtent en effet la structure ABA’ dans laquelle la section A est précédée d’une ritournelle orchestrale et la partie A’ est plus ou moins variée et enrichie d’ornements et de vocalises.


L'Hiver, François Boucher (1707-1770)

Sarah Charles, soprano, la soliste de la cantate Le Printemps. possède une voix agile au timbre acidulé très séduisant. Elle donne beaucoup de relief à chacun des airs et est irrésistible dans la délicieuse sicilienne, Venez sous ce feuillage (2) dans laquelle intervient le ravissant traverso de Marta Gawlas . Plus loin, L’amour ordonne la fête (4), est l’unique rondeau de l’oeuvre entière et on attend avec impatience le retour du charment refrain tandis que la chanteuse nous enchante par ses vocalises.

Dans l’Eté, Enguerrand de Hys, ténor, donne beaucoup de puissance expressive à l’air sublime O, toi qui répand l’abondance (9). Cet air débute par une magnifique introduction à la basse de viole de Natalia Timofeeva puis le chanteur déroule une mélopée plaintive très émouvante. On ne peut qu’admirer la diction superlative et le timbre séduisant de ce ténor. A noter que dans cet air chacune des sections est précédée d’une ritournelle indépendante comme dans l’aria da capo. Plus loin, après une longue introduction à la basse de viole, l’air, Moissonnez ces fertiles plaines (11), est très dynamique et nerveux mais évolue dans une ambiance inquiète.

Avec l’Automne, Marc Mauillon pouvait étaler toutes les facettes de son art. Dans l’air Chantons, dansons, Bacchus va combler vos désirs (16), le baryténor fascine grâce au timbre inimitable de sa voix et son admirable diction.  Changement d’atmosphère avec l’air mélancolique, Coule, coule dans nos veines (18), accompagné par la flûte langoureuse et le théorbe enchanteur de Léa Masson. La structure de l’air est de type ABA’ et chaque section est précédée d’une jolie ritournelle comme dans l’aria da capo.

Dans l’Hiver, Lili Aymonino attire l’attention avec sa voix au timbre très brillant rehaussé par un léger vibrato. L’air Charmants zéphirs (22) est intense et la soprano lui donne un tour très séduisant. L’accompagnement est très raffiné avec un théorbe qui égrène de belles notes pures. Plus loin on remarque un bel arioso très français, Mais au milieu de tant d’alarmes (23), sur une basse obstinée de chaconne. L’air, Souverain maître du tonnerre (26), est peut-être le sommet de tout le cycle par son caractère intensément expressif. C’est une sarabande dont l’écriture polyphonique met en jeu une basse de viole concertante opérant dans le suraigu et formant avec le traverso et la voix magnifique de la soprano de subtils aggrégats harmoniques. Enfin le dernier air, Enfin Borée arrive met en jeu la symphonie toute entière dans laquelle se distinguent les deux violons enchanteurs de Koji Yoda et Akane Hagigara ainsi que les vocalises et mélismes aériens de la soprano..

Avec sa connaissance approfondie du répertoire baroque, Chloé de Guillebon assure au clavecin la basse continue avec sensibilité et raffinement et en même temps dirige avec brio l’orchestre de l’Opéra Royal et les chanteurs.


Cette ode à la nature est une pièce maitresse de l’art français. Chloé de Guillebon, les chanteurs et l’orchestre de l’Opéra Royal en donnent une interprétation admirable. La présentation de ce CD labellisé Château de Versailles Spectacles est impeccable. A l’intérieur de la notice, quatre magnifiques peintures de François Boucher (1703-1770) illustrent idéalement ce superbe album.