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samedi 2 août 2025

Rex Salomon de Tommaso Traetta

Jugement de Salomon. Miniature extraite de la bible historique de Guyart des Moulins (1412-5)


Trésors cachés des orphelinats vénitiens au 18ème siècle

Tommaso Traetta (1727-1779), né à Bitonto, une ville située les Pouilles, fait toutes ses études musicales à Naples sous la férule de Nicola Porpora (1686-1768) et d’autres compositeurs. Il connait le succès à Naples et à Parme en tant que compositeur d’opéras. En même temps que Christoph Willibald Gluck (1714-1787) et Ranieri de Calzabigi (1714-1795), il réforme l’opéra seria en y introduisant ensembles et chœurs. Parmi ses opéras, Antigona (1771), montée par Christophe Rousset et Les Talens Lyriques est une œuvre somptueuse mais Buovo d’Antona (1756), opéra de cape et d’épée, est également très remarquable. 


Quand il fut nommé chef de chœur à l’Ospedaletto dei Derilitti de Venise,le 8 juin 1766, Tommaso Traetta trouva une situation très dégradée du fait de la mauvaise gestion de ses prédécesseurs. Il fallait remettre en place les enseignements musicaux, reconstituer un petit ensemble vocal et instrumental… L’Ospedaletto dei Derilitti était un des quatre orphelinats vénitiens (avec ceux della Pieta, dei Incurabili et dei Mendicanti) en activité aux 17ème et 18ème siècles, institutions laïques dans lesquelles une éducation générale et musicale était donnée à des jeunes filles orphelines qui permettait à certaines d’entre elles de s’établir dans la vie, soit par le mariage, soit en prenant le voile. Elles étaient appelées « filles du choeur » et étaient recrutées en suivant des critères stricts, la première condition étant leur statut d’orphelines ; elles devaient en outre avoir été baptisées et provenir d’une union légitime. Les plus douées, sélectionnées par le chef de choeur, désignées comme « consacrées à la musique », avaient la possibilité de chanter dans les offices religieux et de connaître leur moment de gloire en concert dans des œuvres, essentiellement des oratorios, de compositeurs réputés. C’est ainsi qu’à partir de 1766, Tommaso Traetta, Antonio Sacchini (1730-1786), Domenico Cimarosa (1748-1801), Pasquale Anfossi (1727-1797) composèrent des morceaux d’inspiration religieuse pour les concerts des orphelinats. Le lecteur intéressé par le sujet peut consulter l’excellent article de Caroline Giron-Panel (1).


Lettrine historiée d'une bible médiévale (France, 1170-80), illustrant la sagesse du roi qui étudie la voute céleste à l'aide d'un astrolabe


Rex Salomon arcam faederis adoraturus in templo fut représenté en 1766 lors de la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge. Il s’agit d’un oratorio en latin sur un sujet biblique dont le livret de Domenico Benedetti (1766), fut modifié par Pietro Chiari en 1776 après adjonction de trois récitatifs accompagnés nouveaux et le remplacement de deux airs par deux nouvelles compositions.


Le sujet est tiré du Premier Livre des Rois aux temps du transfert de l’Arche d’Alliance dans le temple de Jérusalem. Les prêtres Abiathar, Zadok et la Reine de Saba procèdent à la louange du roi Salomon. L’évènement est couronné par la conversion de l’Ammonite Adon, qui renie son dieu Moloch pour épouser la vraie foi de Salomon.


Outre le sujet biblique quasiment imposé, d’autres contraintes existaient pour Traetta : les personnages ne pouvaient être incarnés que par des jeunes filles ; ces dernières étaient protégées par une grille et ne pouvaient être vues par le public (2). Au plan musical cet oratorio s’apparente de près à l’opéra seria napolitain non réformé, il débute par une sinfonia, ouverture à l’italienne en trois mouvements, suivie par un chœur très bref et se compose d’une suite d’airs entrecoupés de récitatifs secs. Les airs sont presque tous de structure da capo : AA1BA, avec d’amples ritournelles orchestrales séparant les quatre sections. Trois récitatifs accompagnés apportent du dynamisme et de l’action dramatique à l’ensemble et évitent un ressenti de monotonie, qui pourrait résulter de la succession d’airs contemplatifs, si beaux soient-ils. Un duetto et un chœur homophone très bref concluent l’ouvrage. Il n’y est question ni de contrepoint ni du moindre petit fugato – mais c’était déjà le cas dans de nombreux oratorios d’Alessandro Scarlatti (1660-1725).


Salomon recevant la reine de Saba (1650) par Jacques Stella (1596-1657). Musée des Beaux Arts de Lyon.


Pour qui connaît la flamboyante Antigona de Traetta, opéra seria composé en 1771, l’audition de Rex Salomon pourrait être décevante à la première écoute. On n’y retrouve aucune des audaces harmoniques et orchestrales fulgurantes et aucun des ressorts dramatiques puissants présents dans l’opéra. Il faut toutefois considérer l’ouvrage de façon objective et prendre en compte les conditions de sa représentation : orchestre de chambre, ensemble choral de petite taille et voix féminines solistes probablement plus modestes que celles des chanteuses professionnelles de l’époque. L’accent est mis principalement sur l’agrément mélodique pour l’auditeur et la vocalité pour la chanteuse plutôt que sur la théâtralité et l’action dramatique. Une fois que l’on a dit cela, on réalise alors que l’œuvre est parfaitement appropriée à son objet, qui est de communiquer à l’auditeur un message d’une haute valeur morale et spirituelle et en même temps de donner à des jeunes filles défavorisées l’occasion de s’exprimer avec toutefois la modestie requise par la sacralité du lieu lorsque l’exécution est effectuée dans la chapelle de l’Ospedale.


Les commentateurs de l’époque firent l’éloge de Rex Salomon, ils ont été satisfaits par la relative simplicité et la piété du propos délivré dans cet oratorio et l’occasion leur a ainsi été donnée de fustiger les excès de virtuosité et de décorum de certaines œuvres religieuses contemporaines. Dans la notice de cet enregistrement, le terme de « parfaite médiocrité » utilisé par un critique, ne doit pas être interprété comme une critique ; en effet il est explicité dans un sens très favorable à l’ouvrage et à son exécution. Voilà des considérations qui reviennent à toutes les époques et qui concernent l’adéquation des chants d’église aux convenances religieuses. C’est un débat sans fin du fait de sa subjectivité, chacun ayant sa vision de la religiosité en musique. Cette dernière, en outre, n’étant pas la même à l’époque de Marc-Antoine Charpentier, à celle de Tommaso Traetta et un siècle plus tard à celle de Charles Gounod.


Le roi Salomon a côté du roi David, par Juan Bautista Monegro, Monastère El Escorial.


Contrairement à l’opéra seria où il existe souvent une hiérarchie dans les personnages avec deux principaux et d’autres plus secondaires, les cinq protagonistes de cet oratorio ont une importance égale et chantent chacun deux airs. Dans le présent enregistrement les figures bibliques sont chantées par des femmes comme ce fut le cas à Venise. En outre, pour plus d’authenticité, la partie de basse des chœurs, écrite par Traetta pour voix d’homme, a été chantée un octave plus haut par des voix de femmes altos.


A Suzanne Jérosme est attribué le rôle du roi Salomon. Dans le premier air, Cor meum sit humile, la soprano donne à cet air un caractère émouvant et profond. La voix résonne de façon très expressive, le vibrato, à mon sens excessif pour une œuvre encore inscrite dans la tradition baroque, confère, je dois l’avouer, du brillant à ce chant. Le deuxième air en si bémol majeur, In pace respirando, est sans doute l’air le plus spectaculaire de l’oratorio. Les difficultés techniques sont légion, vocalises acrobatiques, acciacature, suraigus et sont parfaitement maitrisées par la chanteuse en grande forme. A l’écoute de cet air on se dit que le niveau des jeunes artistes de l’Ospedaletto était quand même impressionnant.


C’est Marie-Eve Munger qui incarne la reine de Saba. La soprano québécoise est réputée pour sa voix colorature acrobatique et a récemment enchanté le public strasbourgeois dans le rôle du Rossignol dans Les Oiseaux de Walter Braunfels. L’air Tuba sonora in monte en ré majeur est un des plus difficiles de l’oratorio. Le tempo est très rapide, les vocalises sont périlleuses et les suraigus prolifèrent notamment les contre-ré. La prestation d’ensemble est excellente mais les suraigus sont parfois un peu stridents.


Grace Durham, mezzo-soprano, chante le rôle du prêtre Sadoc. Son air, In alto somno lacet pupilla, débute par une longue introduction à l’orchestre. La voix très douce intervient ensuite avec beaucoup de charme et de chaleur dans un air centré sur la beauté mélodique.  On retrouve le même esprit dans le merveilleux chant de l’acte II, Nocte lebente fulgida aurora, presque dépourvu de virtuosité et empreint d’une sérénité bienfaisante. Décidemment Traetta n’a rien à envier aux meilleurs spécialistes du bel canto napolitain.


Le rôle du prêtre Abiathar est incarné par Eleonora Bellocci, soprano. Cette dernière chante sans doute l’air le plus brillant de la première partie de l’oratorio, Nihil est Nebula aquosa, composé en 1776. Les vocalises sont superbes, le tempo est très rapide mais la partie B plus lente surprend par sa tonalité mineure et son caractère plus mélancolique. Comme dans beaucoup d’airs de la partition, on trouve un gimmick, courte formule musicale souvent répétée qui attire l’attention et se grave dans la mémoire. Cet air exaltant était précédé par un récitatif accompagné très dramatique. L’air chanté par Abiathar dans la deuxième partie, Breve momentum Vita, également composé en 1776, débute par une messa di voce qui confère à la musique un caractère rêveur très attachant.


Enfin le néophyte Adon est interprété par la contralto Magdalena Pluta à la voix souple et ample. Elle chante au premier acte un air magnifique, Audi tu, terra e mare, plein d’énergie et de caractère avec une voix au timbre riche et prenant. La beauté mélodique triomphe dans toutes les sections de cet air et la reprise da capo est très habilement variée. A la fin Adon et Abiathar chantent avec beaucoup de sentiment, un superbe duetto en tout points semblable aux duos d’amour de l’opéra seria.


L’ensemble Novo Canto composé de quatre sopranos, quatre mezzo-sopranos et quatre altos ravissait par la qualité des voix et la pureté des sonorités. Dommage que leurs interventions fussent si brèves ! Le Theresia Orchestra est une formation jouant sur instruments anciens dans une optique historiquement informée. Les cordes sont vibrantes d’énergie et les deux cors naturels ont une superbe sonorité. Cela donne beaucoup d’attrait à cette musique composée à l’époque pré-classique. On aimerait que des œuvres similaires et contemporaines de Joseph Haydn (1732-1809) (comme les cantates Applausus ou Il ritorno di Tobia) fussent interprétées de la même façon. Avec Christophe Rousset à la direction musicale, l’amateur est assuré que cette musique magnifique est interprétée avec toute la rigueur nécessaire, prérequis sans lequel aucune exécution de qualité n’est possible. Ces conditions une fois remplies, le chef peut alors infuser sa vision béatifique de l’œuvre et son immense culture musicale pour en faire une version de référence.



  1. Caroline Giron-Panel, Des orphelines consacrées à la musique. Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 120-1, pp 189-210, 2008.
  2. Selon Elisabeth Vigée-Lebrun, le fait de ne pas voir les musiciennes permettait à l’auditeur d’imaginer qu’il entendait le chant des anges
  3. https://baroquiades.com/rex-salomon-traetta-rousset-cpo/.