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vendredi 26 juin 2020

Les sept péchés capitaux Kurt Weil-Arnold Schönberg Opéra National du Rhin

Roland Klüttig, direction musicale
David Pountney, mise en scène
Marie-Jeanne Lecca, décors et costumes
Fabrice Kebour, Lumières


Mahagonny – Ein Songspiel
Musique de Kurt Weil, livret de Bertolt Brecht
Créé à Baden-Baden, le 17 juillet 1927

David Pountney, mise en scène
Amir Hosseinpour, chorégraphie
Roger Honeywell, Charlie
Stefan Sbonnik, Billy
Antoine Foulon, Bobby
Patrick Blackwell, Jimmy
Lenneke Ruiten, Jessie
Lauren Michelle, Jessie
Wendy Tadrous, danseuse


Pierrot Lunaire
Musique d'Arnold Schönberg, poèmes d'après Albert Giraud, pour voix et cinq instrumentistes.
Créé à Berlin, le 16 octobre 1912
David Pountney , mise en scène, en collaboration avec
Amir Hosseinpour
Amir Hosseinpour, chorégraphie
Lenneke Ruiten, soprano
Lauren Michelle, soprano
Wendy Tadrous, danseuse


Les Sept Péchés capitaux
Musique de Kurt Weil, livret de Bertolt Brecht
Ballet chanté en un prologue et sept tableaux, créé à Paris en 1933.
David Pountney, mise en scène
Beate Vollack, chorégraphie
Lenneke Ruiten, Lauren Michelle, Anna 
Roger Honeywell, Père
Stefan Sbonnik, Frère
Antoine Foulon, Frère
Patrick Blackwell, Mère
Wendy Tadrous, danseuse, Anna 

Ballet de l'Opéra National du Rhin
Orchestre symphonique de Mulhouse
Nouvelle Production de l'ONR, mai-juin 2018

Lenneke Ruiten, Lauren Michelle, Wendy Tadrous, Pierrot lunaire. Photo Klara Beck

Quand Arnold Schönberg (1874-1951) créa Pierrot Lunaire en 1912 sur vingt et un poèmes d'Albert Giraud (1860-1929), il jeta un pavé dans la mare. L'oeuvre eut un grand retentissement non pas à cause de son atonalité (le dernier mouvement du 2ème quatuor à cordes en fa # mineur de 1908 était déjà atonal) mais en raison de la technique vocale du Sprechgesang (parlé-chanté) que l'on peut expliciter en déclamation avec une ligne musicale. Le texte, la voix et les instruments (piano, piccolo, flûte traversière, clarinette, clarinette basse, violon, alto, violoncelle) tissent une ambiance poétique, mystérieuse et surréaliste, teintée de cruauté et d'érotisme. Dans cette œuvre il n'est pas encore question de dodécaphonisme, technique compositionnelle qui sera employée dix ans plus tard par Schönberg. La partition est très complexe et comporte une multitude de procédés contrapuntiques. L'épisode n° 18, Der Mondfleck par exemple comporte une fugue à la flûte et la clarinette pendant que le violon et le violoncelle entonnent une deuxième fugue toute différente, chaque partie ayant une structure palindromique.

Mahagonny-Ein Songspiel (1927), composé par Kurt Weil (1900-1950) sur un livret de Bertolt Brecht (1898-1956), précède de trois ans l'opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930). La musique de cette pièce avec chant révèle l'influence de la musique populaire de cabaret mais également celle du Jazz qui, véhiculé par les soldats américains à la fin de la guerre de 14-18, agissait à cette époque sur de nombreux compositeurs européens comme Maurice Ravel, Igor Stravinsky, Darius Milhaud, Francis Poulenc. Kurt Weil connaissait peut-être déjà Georges Gerschwin (1898-1937), artiste avec lequel il nouera, après son arrivée aux Etats Unis, des liens musicaux étroits. Au delà du simple pastiche, c'est l'esprit du jazz qui imprègne plusieurs numéros comme Alabama Song ou Benares Song. C'est d'ailleurs quasiment un jazz-band qui accompagne les chanteurs et les danseurs. Cette musique jazzy contraste avec la présence évidemment parodique d'un quatuor masculin dans la tradition allemande des choeurs d'hommes. A la fin, les harmonies deviennent proches de Stravinski, reflétant l'éclectisme du compositeur.

Männerchor, Mahagonny - Ein Songspiel. Photo Klara Beck

La musique des Sept Péchés Capitaux (Die sieben Todsünden) (1933), est donc postérieure à Mahagonny et à l'Opéra de Quat'sous. Curieusement, elle s'écarte du jazz, prend l'allure de la musique européenne classique de son temps et, de mon point de vue, s'apparente davantage au courant expressionniste allemand. Dès le début, on pense à Gustav Mahler (1860-1911), au troisième mouvement parodique Feierlich und gemessen de sa première symphonie, aux scherzos grimaçants des symphonies n° 4, 6 et 9 et tout particulièrement celui de la symphonie n° 7, Schattenhaft. Dans le septième tableau l'Envie, les rythmes militaires pointés évoquent étrangement le début de la sixième symphonie. En fait, c'est la dernière œuvre de Kurt Weil en tant que musicien européen. En 1935, Kurt Weil part aux Etats-Unis, il va ensuite s'intégrer dans le tissu musical new-yorkais et composer des comédies musicales de qualité pour Broadway comme par exemple Lady in the dark sur un livret d'Ira Gerschwin ou encore Street scene, considéré comme son chef-d'oeuvre dans ce style.

Lauren Michelle (Anna), Wendy Tadrous (Anna), Lenneke Ruiten (Anna), photo Klara Beck

Mise en scène. Arnold Schönberg et Kurt Weil n'avaient pas d'atomes crochus, le premier reprochait au second la relative facilité et le caractère répétitif de sa musique. Pourtant David Pountney et Amir Hosseinpour (dans Pierrot lunaire) vont chercher à mettre en valeur tout ce qui rassemble ces deux compositeurs, tous deux contributeurs à la modernité, chacun selon son style. Les trois pièces de ce spectacle se déroulent dans un même cadre, celui du cabaret berlinois, voire de la boite de nuit. Au quatuor des hommes dont nous avons évoqué le caractère parodique, répond le trio des femmes. Ces dernières que David Pountney aime appeler Les Trois Grâces, sont harmonieusement vêtues de robes scintillantes dans Pierrot lunaire. Elles représentent aussi les trois avatars d'Anna dans Les sept péchés capitaux. Les liens organiques entre les œuvres sont soulignés. Par exemple, le metteur en scène britannique fait en sorte que Pierrot Lunaire se coule dans Mahagonny, œuvre par laquelle le spectacle commence. Cette option fonctionne très bien car l'insertion se situe au niveau de Benares song, épisode harmoniquement le plus aventureux de Mahagonny et donc plus proche de l'atonalisme de Pierrot lunaire. Les trois oeuvres de la soirée sont éclairées par la lune, dénominateur commun des trois textes. Avec les chorégraphes Amir Hosseinpour, Beate Vollack et la scénographe Marie-Jeanne Lecca, le metteur en scène va créer un espace restreint (un podium puis un ring de boxe) dédié à la danse. La danse, ainsi réduite à des mouvements de faible amplitude, tire son pouvoir expressif d'un jeu subtil des mains, bras et jambes et vise à éclairer le caractère quelque peu obscur des textes du poète Albert Giraud et de façon générale à augmenter l'intensité de l'émotion. Une large bande jaune couvre le fond de la scène et figure une autoroute conduisant aux lieux imaginaires ou réels parcourus par les protagonistes. Les éclairages de Fabrice Kebbour soulignent les aspects dadaïstes et surréalistes de certaines scènes, notamment le rayon lumineux qui ensanglante le glaive brandi par Pierrot. Le but recherché est bien de poursuivre le dessein de Kurt Weil et Bertolt Brecht, celui d'un spectacle exprimant des préoccupations sociales (l'exploitation de la femme par la famille afin de réaliser un rêve bourgeois dans les 7 péchés capitaux), capable de générer l'émotion et s'adressant non pas à un cercle d'initiés mais à un vaste public populaire (1).

Critique du capitalisme, des valeurs morales de l'époque, de l'asservissement de la femme ? Ce spectacle pose ces questions mais laisse le spectateur y répondre à sa manière.

Antoine Foulon,  Lauren Michelle, Wendy Tadrous. Photo Klara Beck


Lenneke Ruiten, remarquable soprano mozartienne (superbe incarnation de Giunia dans Lucio Silla) n'est pas à ma connaissance une habituée du répertoire expressionniste allemand. Pourtant la chanteuse néerlandaise a remarquablement tiré son épingle du jeu grâce à l'intensité de son engagement, la beauté de son timbre de voix et la lisibilité de son chant dans Pierrot Lunaire.

Lauren Michelle que je ne connaissais pas, fut pour moi une découverte. La voix opulente de cette soprano américaine, son excellente intonation et son timbre chaleureux convenaient autant au style de Kurt Weil qu'à celui de Pierrot Lunaire.

Par sa gestuelle génératrice d'émotion et son insertion harmonieuse et expressive dans le trio des femmes et grâce à une belle chorégraphie d'Amir Hosseinpour et Beate Vollack, la merveilleuse artiste qu'est Wendy Tadrous a donné vie avec rigueur et inventivité à la part abstraite des trois œuvres et a aussi incarné et caractérisé à sa manière Anna.

Les hommes chantaient parfois solistes mais le plus souvent en groupe notamment dans les Sept Péchés Capitaux où le quatuor masculin représentait la famille. Patrick Blackwell donnait une solide assise sonore au quatuor des hommes de sa voix de baryton-basse superbement projetée. Roger Honeywell, ténor, impressionnait par sa puissance. Antoine Foulon, baryton basse, se distinguait par sa voix généreuse et son engagement et Stefan Sbonnik qu'on avait apprécié dans Maria de Buenos Aires, complètait l'ensemble avec une belle assurance. Le Männerchor formé par ces quatre chanteurs, sonnait admirablement.
La contribution du ballet de l'Opéra du Rhin à ce spectacle fut substantielle et pleine d'attraits.

Roland Klüttig et les instrumentistes de Pierrot lunaire. Photo Klara Beck

L'orchestre symphonique de Mulhouse a joué un rôle essentiel dans ce spectacle en intervenant à trois niveaux : en hauteur, sur des tréteaux, sous le forme d'un jazz-band (Mahagonny), en surface et en petit comité de cinq instrumentistes en costume de Pierrot, jouant sur sept instruments solistes et finalement dans la fosse en grande formation symphonique (7 Péchés Capitaux). Les trois formations étaient placées sous la direction de Roland Klüttig, spécialiste des deux compositeurs depuis sa participation à l'Ensemble Intercontemporain, plusieurs décennies auparavant.

La musique, la poésie et la danse se conjuguèrent pour le plus grand bonheur du public dans un spectacle d'opéra enthousiasmant.

(1) Certaines considérations développées dans ce texte sont tirées du programme édité par l'Opéra du Rhin.
(2) Ce texte est une extension de mon compte rendu du spectacle du 20 mai 2018. https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=20396&p=346538&hilit=Les+sept+p%C3%A9ch%C3%A9s+capitaux#p346538

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