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lundi 20 juillet 2020

David et Jonathas Marc-Antoine Charpentier

Le roi David par Le Guerchin (1591-1666) source Wikipedia
Le roi David par Le Guerchin (1591-1666) source Wikipedia

Du plus grand des héros, chantons, chantons la gloire.

David et Jonathas H 490, une tragédie biblique de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) sur un livret du père Jésuite François de Paule Bretonneau (1660-1741), en un prologue et cinq actes, a été créée le 28 février 1688. En fait cette œuvre fut conçue pour servir d'intermède à une tragédie latine du père Etienne Chamillart (1656-1730), Saül, déclamée par les élèves du collège Louis-Le-Grand. Ainsi à l'origine, la musique de David et Jonathas n'était pas écoutée en continu mais était interrompue par le texte de Saül. Le texte latin de Saül alternait donc avec le chant français de David et Jonathas, un acte chanté succédant à un acte parlé. Comme la tragédie Saül est désormais perdue, on écoute David et Jonathas dans des conditions qui ne sont plus celles de sa création. Il en résulte forcément certaines obscurités dans le texte et dans le déroulé de l'action que la didascalie ne permet pas d'éclairer. L'action, généralement dévolue aux récitatifs dans les opéras de l'époque, notamment ceux de Lully, était en fait relatée dans le texte de Saül. En l'absence de ce texte, on pouvait craindre que la caractérisation de chaque personnage ne fût incomplète. Il n'en est rien heureusement car la musique d'une grande profondeur permet d'exprimer avec force et en même temps subtilité, les affects des protagonistes et leurs conflits intérieurs. Cet opéra obtint un succès notable et fut repris en 1706 puis en 1715 et jusqu'en 1741 dans d'autres collèges Jésuites (1,2). A noter que quelques années auparavant, Marc-Antoine Charpentier composa un court oratorio latin, Mors Saulis et Jonathae. Ce dernier n'est en rien une étude préparatoire de l'opéra David et Jonathas. Très différent de ce dernier, il propose une autre vision du drame biblique. Enfin en 1739, Georg Friedrich Haendel (1685-1759), constatant avec la chute de son merveilleux Serse (1738), que l'opéra italien ne faisait plus recette, s'engagea dans la voie de l'oratorio anglais avec Saül qui porte à trois le nombre de chefs-d'oeuvre consacrés à cet épisode biblique.

Au collège Louis-Le-Grand, les représentations théâtrales et musicales s'adressaient à de jeunes aristocrates qui, leur formation achevée, étaient appelés à de hautes fonctions. Dans ces conditions toute œuvre représentée se devait d'avoir une portée philosophique, spirituelle et morale, élevée (1,2). Au plan religieux, la leçon du texte du père Bretonneau est claire. En proie à la jalousie et au doute, Saül commet un acte interdit par la Loi et donc par Dieu en s'adressant à la Pythonisse, une nécromancienne, afin d'invoquer l'ombre de Samuel. Cette dernière fait entendre sa voix et s'adresse à Saül en ces termes: Enfants, amis, Gloire, Couronne, le Ciel va te ravir tout ce qu'il t'a donné. Après tant de faveurs, ingrat, il t'abandonne comme tu l'as abandonné. Dès lors le destin de Saül est scellé, il mourra et David sera couronné roi. Cette histoire dans laquelle les jésuites adressent une leçon de vertu royale, parlait aux hommes de 1688 à une époque où la religion s'attachait à corriger les injures faites à la morale. Il est opportun de signaler à ce propos que les prédicateurs du royaume comme l'abbé Fléchier (Valentin Esprit Fléchier, 1632-1710), pour n'en citer qu'un seul que Louis XIV suivait assidument, avaient depuis quelques années réussi à agir sur la vie privée du roi qui, dès 1683, s'était secrètement marié à Madame de Maintenon.

On remarque également à la lecture du texte de David et Jonathas et à l'écoute de la musique que les choeurs guerriers, de louange ou de triomphe, très nombreux, sortis de leur contexte, pourraient parfaitement illustrer les hauts faits de Louis XIV, le roi très-chrétien. David appartient à une lignée de prophètes et de rois qui, selon les évangiles de Saint Mathieu et de Saint Luc, mènent à Jésus-Christ (cette lignée est illustrée par l'arbre de Jessé, une représentation très populaire au Moyen-âge). De même que David, pourtant simple berger, est l'élu de Dieu, oint du Seigneur et choisi pour succéder à Saül comme roi, de même l'onction divine est conférée au roi de France par le Sacre à Reims. Il était bon de rappeler à la jeunesse du pays que la royauté tire sa légitimité de son essence divine à une époque où les frondes qui affectèrent cruellement la jeunesse du roi étaient encore dans toutes les mémoires (1).

Arbre de Jessé, Le livre de chasse de Phébus, 15ème siècle. Source Wikipedia
 
L'amour que David porte à Jonathas, exprimé de manière si intense par la musique, peut susciter quelques interrogations auxquelles il faut donner une réponse claire. Les textes bibliques nous indiquent que cet amour doit être perçu comme celui que l'on peut éprouver pour un ami très proche ou un parent, comme un amour fraternel en somme. A cet amour s'ajoute une alliance politique et religieuse entre les deux héros. Compte tenu de son caractère pédagogique et édifiant, il était impensable que le texte du père Bretonneau contint la moindre allusion érotique. Dans ces conditions, l'amour charnel n'a aucune place, ni dans le texte du père Bretonneau, ni incidemment dans le livret du Saül de Haendel, un oratorio qui traite du même sujet. Ce point important est discuté en détail par ailleurs (4). De toutes manières, la musique a le pouvoir de révéler ce qui ne peut être exprimé par des mots.

Synopsis. Doutant de la parole de Dieu, Saül se rend chez une Pythonisse afin qu'elle invoque l'ombre de Samuel. Ce dernier annonce à Saül que Dieu l'a abandonné et qu'il lui reprendra ce qu'il lui a donné. Au cours de l'acte I, bergers, guerriers et prisonniers Philistins, libérés par David, chantent ses exploits et sa bonté. Achis, roi des Philistins souhaite la paix et s'entend avec David, lui aussi épris de paix pour la négocier avec Saül. Joabel, chef militaire des Philistins et jaloux de David, intrigue avec Saül pour faire échouer la trève. Comme Achis refuse d'exécuter David sur l'ordre de Saül, ce dernier demande la même chose à son fils Jonathas qui refuse. Ivre de colère, Saül part à la recherche de David. Ce dernier comprenant que la trève sera rompue, élève une prière à Dieu. Jonathas est soumis à un choix cornélien: doit-il suivre son ami et abandonner son père ou bien combattre avec ce dernier? Fidèle à son père, il part au combat contre les Philistins et est blessé à mort. Tandis qu'Achis remporte la victoire, David vient secourir Jonathas, les deux amis se déclarent leur amour et Jonathas meurt dans les bras de David tandis que Saül se suicide. Achis, les bergers et les gardes déclarent David, roi d'Israël, mais le cœur de David demeure meurtri par la mort de Jonathas et il se retire pour méditer (2,3).

David et Jonathas est une œuvre très riche dans laquelle Charpentier a mis sa science de la composition et toute son âme. Ce qui frappe d'emblée c'est la variété existant dans les différentes sections de l'oeuvre. Cette variété est conférée par différents moyens. De puissants contrastes de dynamique sonore font alterner des passages chambristes, d'une élégante maigreur où un protagoniste n'est accompagné que par deux violons avec d'autres où tout l'effectif instrumental et vocal est utilisé comme les grands choeurs présents dans chaque acte et en particulier le choeur final. Les contrastes de couleur sont frappants grâce à l'intervention des instruments à vents (flûtes à bec, hautbois, basson, trompettes), des cordes avec sourdine et du continuo. Charpentier accorde beaucoup d'importance aux tonalités comme le montre son traité (5). Sol mineur et ré mineur (grave et dévot) avec des inflexions vers do mineur (obscur et triste) forment la toile de fond de l'oeuvre pour exprimer les situations dramatiques. Sol majeur (doucement joyeux) intervient dans les scènes bucoliques de l'acte II et les chants des bergers. Ré majeur (joyeux et très guerrier) et do majeur (gai et guerrier) sont largement utilisés dans les choeurs triomphants.

David tenant la tête de Goliath par Le Caravage (1571-1610)

Difficile de sélectionner les passages les plus remarquables tant ils sont nombreux. Parmi les chants de triomphe, la fin de la première scène de l'acte I est impressionnante: un guerrier chante les louanges de David et ses exploits: Jeune et terrible dans la Guerre, nous l'avons vu cent fois au milieu des combats... Ce texte martial est ensuite repris par le choeur dans un canon à quatre voix d'une puissance extraordinaire. Enfin le fantastique choeur final introduit aussi par un guerrier (Du plus grand des héros, chantons, chantons la gloire...Trompettes et tambours, annoncez sa victoire. Que toujours sous ses lois, on passe d'heureux jours) est un hymne au plus puissant des rois et une illustration sonore du Grand Siècle. La France est au zénith de sa puissance et en 1688, le roi peut rassembler 300.000 hommes pour les seules troupes de terre (6). Marc-Antoine Charpentier donne à cette tragédie biblique une dimension épique que seul Georg Friedrich Haendel saura égaler dans son magnifique oratorio Saül.

Les passages dramatiques abondent également. A l'acte III, la scène 2 est un douloureux monologue de Saül introduit par un superbe prélude orchestral. L'acte IV débute par une émouvante prière de David: Seigneur, c'est à toi seul que David cherche à plaire. La scène 5 de l'acte IV est un chant bouleversant de Jonathas en ré mineur avant de partir au combat : A-t-on jamais souffert une plus rude peine? A l'acte V Saül s'exclame : Que vois-je? quoi je perds et mon fils et l'empire, cri de désespoir entrecoupé par les thrènes du choeur, Hélas, hélas. Un sommet se trouve dans la scène 4 de l'acte V quand David, pleurant sur le corps de Jonathas, s'exclame: Jamais Amour plus fidèle et plus tendre eut-il un sort plus malheureux ? L'émotion est à son comble quand cette plainte déchirante, cette effusion lyrique est reprise par le choeur, scène sublime dont je ne vois l'équivalent musical que dans certains passages de la Passion selon Saint Mathieu de Jean Sébastien Bach (1685-1750).



En 1688, Jonathas était chanté par un jeune garçon dont la voix de soprano n'avait pas encore mué. A notre époque le rôle de Jonathas dans les versions de concert est le plus souvent donné à une soprano. C'est le cas dans l'enregistrement fait par William Christie en 1988, trois cents ans après la création de l'oeuvre, et c'est la soprano Monique Zanetti qui tient l'un des rôles titres. Sa voix d'une grande fraicheur convient bien à ce rôle juvénile mais ne tombe jamais dans la mièvrerie. Elle rend compte avec une grande justesse de ton du terrible débat intérieur qui tourmente Jonathas. Ce dernier est en effet tiraillé entre sa fidélité à son père et son alliance à la fois affective et politique avec David. L'autre rôle titre était attribué à Gérard Lesne (haute-contre) qui signe ici une des plus belles expressions du rôle de David. Il a tout pour lui, la noblesse de l'incarnation, la perfection de la diction, un timbre de voix enchanteur dans toute sa tessiture et l'humanité convenant à un héros qui sait que la loi de Dieu transcende sa volonté particulière. Roi malheureux et tourmenté, Saül est interprété par Jean-François Gardeil (baryton) avec beaucoup d'engagement mais aussi une sobriété qui évite tout débordement ce dont on peut lui être reconnaissant. La grande scène de l'acte III dans laquelle Saül s'enferre dans sa paranoïa, est remarquable car son personnage malgré ses erreurs arrive à susciter une certaine compassion. Bernard Deletré (basse) dans les rôles de l'ombre de Samuel et d'Achis séduit pas sa belle voix de basse profonde. Mention spéciale à Romain Bischoff (basse) dans le rôle du guerrier pour ses interventions tranchantes dans les deux grands choeurs des actes I et V. Dans le rôle de la Pythonisse, Dominique Visse (contre-ténor) donne un aperçu généreux de ses grandes qualités vocales et scéniques en créant autour de la nécromancienne une aura inquiétante et maléfique. Jean-Paul Fouchécourt (ténor) prête sa voix à Joabel qui sait tromper son monde de sa voix caressante. Tous les autres protagonistes sont excellents et on trouve parmi eux quelques grands noms du chant comme Véronique Gens et Michel Laplénie. Il faut saluer la diction impeccable de tous ces chanteurs dont on comprend parfaitement les paroles sans avoir le texte sous les yeux.

L'orchestre jouait à 415 Hz ce qui peut étonner pour la musique française dont le diapason est généralement plus bas (385 Hz). Il est probable que cet orchestre ne pouvait encore disposer des instruments adéquats comme c'est le cas de nos jours. Cet orchestre sonne pourtant admirablement, les flûtes à bec sont divines, les cordes d'une douceur très séduisante, les trompettes naturelles efficaces dans le dernier choeur même si on aurait aimé plus d'éclat. Le continuo est impeccable avec deux merveilleux théorbes et Christophe Rousset au clavecin ce qui est tout dire. Signalons parmi les instrumentistes Hugo Reyne à la flûte, Bruno Cocset à la basse de violon et Marc Minkowski au basson. La réussite de cet enregistrement doit beaucoup à un choeur tour à tour émouvant ou grandiose qui arrive à tirer des larmes (de bonheur) dans Jamais Amour plus fidèle et plus tendre eut-il un sort plus malheureux?
Les détails concernant cet enregistrement figurent dans une chronique publiée précédemment (7).

Ce monument musical du Grand Siècle a pris vie grâce à William Christie dont le travail musicologique et la direction musicales sont admirables. Opéra à part entière, David et Jonathas mériterait une mise en scène digne de sa richesse dramatique et musicale exceptionnelles.

  1. David et Jonathas, Festival d'Aix en Provence, Dossier pédagogique 2012. https://www.opera-comique.com/sites/TNOC/files/uploads/documents/135-david-jonathas-aix.pdf
  2. Raphaëlle Legrand et Theodora Psychoyou, De la sublimation en musique : David et Jonathan selon Charpentier et Handel, In David et Jonathan, histoire d'un mythe, sous la direction de Régis Courtray, Paris, Beauchesne, 2010, pp 269-302.
  3. Règles de composition, Paris, 1690 in Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Fayard, 1988
  4. François Bluche, Louis XIV, Hachette, 1986

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