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jeudi 6 mai 2021

La mort à Venise de Benjamin Britten à l'ONR

 

Gustav et Tadzio enfant. Photo Klara Beck

Gustav von Aschenbach est un écrivain célèbre. En panne d'inspiration, il s'adonne à des drogues diverses sans effet notable et décide sur le conseil de son éditeur de se rendre à Venise, source de matière littéraire pour lui. Là il est fasciné par un jeune adolescent (Tadzio) qui représente pour lui la perfection esthétique qu'il recherche en vain dans sa littérature. La vue de ce garçon provoque en lui un voyage intérieur au cours duquel il se revoit dans son enfance et son adolescence. Dans le Grand Hôtel des Bains où il est logé, le personnel laisse entrevoir une situation sanitaire inquiétante puis est obligé d'avouer qu'une épidémie de choléra sévit à Venise et qu'il ferait mieux de s'en aller. Toujours obsédé par la figure de Tadzio qu'il veut aborder mais en est incapable tout au long de l'histoire, il renonce à quitter la ville et meurt lors d'une dernière apparition du garçon.


Voilà ainsi résumée l'histoire contée par Thomas Mann telle que les metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil l'ont vue à travers le prisme du livret de Myfanwy Piper et de la dramaturgie de Luc Bourrousse.


Cette version diffère des interprétations cinématographiques ou théâtrales passées sur deux points. Le jeune Tadzio n'est pas le jeune éphèbe d'une sublime beauté représenté au cinéma mais un garçon ordinaire ce qui paraît logique puisqu'il est censé représenter l'écrivain dans sa jeunesse. Venise n'a pas été représentée dans la scénographie. Un décor figurant des canaux, des berges, des ponts a été utilisé dans les vidéos (Pascal Boudet et Julien Roques) pour évoquer la Serenissima. En fait ces dernières furent tournées dans la «Petite Venise» à Colmar ou sur les bords de l'Ill à Strasbourg sans qu'on y trouvât rien à redire bien au contraire. Le décor se déplaçait comme une vague ou une barque sur l'eau, pour le plus grand plaisir du spectateur.

Par contre à l'instar des versions précédentes, le même regard est porté sur Venise, une ville statique et malade, victime des accidents de l'histoire et de l'hypertourisme qui la mine (1).


Gustav, Jaschiu et Tadzio adolescent. Photo Klara Beck

Le court résumé ci-dessus ne rend pas compte de la variété des tableaux représentés dans la scénographie au cours des deux actes: Sous les ponts. Au milieu d'émanations nauséabondes, vit ou survit une population déclassée composée de mendiants, vendeuse de dentelles, marchande de journaux, souffleur de verre, guides en quête de clients. Les jeux de Tadzio. Ce dernier se mesure à un garçon de son âge, le jeune Jaschiu dans diverses compétitions sportives (la course, la lutte, le lancer, l'épreuve finale...) qu'il remporte à chaque fois. Les rêves de Gustav. Ils mettent en scène à deux reprises Apollon et Dionysos, la beauté et le chaos, deux états antinomiques qui peuvent à l'occasion s'accorder. A l'infirmerie. Le garçon d'hôtel et le barbier soumettent Gustav à des soins divers visant à accroître son bien-être. Le spectacle à l'hôtel. Animation bas de gamme visant à divertir les touristes, d'une banalité et vulgarité affligeantes. Toutes ces scènes sont rehaussées avec minutie par des vidéos, les éclairages de Christophe Pitoiset, des costumes harmonieux et une remarquable direction d'acteurs.


Le garçon d'hôtel, Gustav et le barbier. Photo Klara Beck

La musique de Benjamin Britten vise à une caractérisation précise des protagonistes. C'est une musique de son époque (1973) fortement inspirée par le dodécaphonisme sans esprit de système ni agressivité. Les passages piano ou dolce dominent et il n'y a que peu de tutti impliquant tout l'orchestre. Ces derniers n'en sont que plus impressionnants notamment le climax sonore faisant suite à l'intervention de Dionysos. Les soliloques de Gustav ponctuent l'oeuvre. Ils rendent compte de ses états d'âme en recitar cantando simplement accompagné par le piano. Lorsque Tadzio paraît, on entend un célesta cristallin, puis des cordes très sensuelles et langoureuses répondent quand le choeur prononce le prénom de l'adolescent. Les attributs musicaux d'Apollon sont la flûte et la harpe. Une clarinette basse lugubre retentit lors du départ précipité des touristes piégés par l'épidémie. Des cloches, le xylophone et une abondante batterie accompagnent les jeux pas toujours innocents des adolescents. Quand Gustav philosophe, il est accompagné par une harpe qui souligne l'aphorisme suivant: simplicité et discipline c'est cela la beauté. Un choeur de cuivres retentit sur les mots: la passion conduit au savoir, au pardon, à la compassion devant l'abîme.


La mère de Tadzio, Apollon et Gustav. Photo Klara Beck

Pendant plus de deux heures et demi, Toby Spence (Gustav von Aschenbach) occupe la scène sans le moindre répit. Sa voix de ténor est sollicitée le plus souvent dans le medium et résonne constamment avec plénitude et harmonie. Elle peut exprimer avec une diction impeccable des états d'âme allant de la dépression la plus profonde à une exaltation fiévreuse. La performance de ce chanteur est tout simplement incroyable et hors normes. Scott Hendricks (baryton) réussit le tour de force d'interpréter sept rôles (le directeur de l'hôtel, le barbier, le chef des baladins, Dionysos, le voyageur, le vieux dandy ) très différents. Sa voix me paraît posséder une projection insolente notamment dans le rôle du dieu où il est impressionnant. Il peut aussi être désopilant dans le rôle du chef des baladins et chanter en falsetto dans celui du vieux dandy. Jake Arditti prête sa voix à Apollon. Le contre ténor américain effectue une prestation de très haut niveau avec la sobriété et la rigueur qu'on lui connait. Laurent Deleuil (L'agent de voyage anglais, le garçon d'hôtel) est impressionnant de présence physique. Le baryton québécois nous régale de sa belle voix chaleureuse lorsqu'il avoue à Gustav que le choléra sévit. Julie Goussot interprétait plusieurs rôles dont la vendeuse de fraises, de dentelles et la baladine.... La soprano de l'Opéra Studio que j'avais déjà entendue dans Parsifal et Hansel und Gretel, a chanté avec beaucoup de naturel, de fraicheur et d'engagement et une voix au timbre fruité, très agréable. Eugénie Joneau également de l'Opéra Studio est bien connue du public strasbourgeois par sa magnifique prestation dans Marlène baleine, elle intervient ici d'une superbe voix de mezzo soprano toujours émouvante dans divers rôles dont celui d'une marchande de journaux. Elsa Roux-Chamoux (La Mendiante) qui a à son actif de très beaux rôles (Bradamante dans Alcina ou bien Celia dans La fedelta premiata), nous émeut avec son poupon dans les bras et ses appels pathétiques à la charité d'une voix très expressive. La voix superbe de Peter Kirk (ténor) donne au portier d'hôtel beaucoup de personnalité. Dragos Ionel (Le père polonais, le père russe, le prêtre...) fait également partie de l'Opéra Studio et interprète de sa voix de basse profonde cinq rôles. J'ai eu le plaisir d'entendre Damian Arnold dans Samson et Dalila. Cet excellent ténor chantait plusieurs rôles (le souffleur de verre, un baladin, etc...) dans La Mort à Venise avec beaucoup de conviction. Damien Gastl (baryton), Sébastien Park (ténor) et Violeta Poleksic (soprano) ont tenu leur rôle avec autorité. Mention spéciale à Victor Chudzik (Tadzio enfant), Nathan Laliron (Tadzio adolescent) et Mathis Spolverato (Jaschiu) remarquables dans des rôles muets d'importance majeure et félicitations aux autres artistes.


Le travail effectué par l'Orchestre Philharmonique de Mulhouse sous la direction de Jacques Lacombe est impressionnant car la partition est complexe. Les bois sont à l'honneur notamment les flûtes, clarinettes et hautbois très sollicités mais les cordes sont aussi très présentes avec une belle sonorité et des passages expressifs ou voluptueux. Les percussions jouent un grand rôle : timbales menaçantes, xylophone, bloc de bois, cloches. Glockenspiel, célesta et piano sont à pied d'oeuvre pour commenter les jeux des enfants. A la fin c'est le célesta qui de quelques notes répétées esquisse l'oraison funèbre sobre et émouvante de Gustav. Les choeurs de l'Opéra National du Rhin (Alessandro Zuppardo) sont omniprésents et nous régalent de somptueuses interventions.


Alors précipitez-vous sur le lien indiqué ci-dessous (2) afin de rendre justice à l'énorme effort effectué par tous ces artistes au service d'une œuvre puissante, testament de Benjamin Britten (3).



  1. La mort à Venise, Dossier pédagogique. https://www.operanationaldurhin.eu/files/04546b42/lamortavenise_dossierpedagogique_def_light.pdf

  2. https://www.viavosges.tv/musique/live/Mort-Venise-VndajWHUjv.html

  3. Cet article reprend sous une forme légèrement différente une chronique parue dans Odb-opéra. https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=23310  Dans la discussion qui suit l'article, jeantoulouse signale la dimension proustienne de cette réalisation.

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