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mercredi 26 décembre 2018

Les trios avec pianoforte, chefs-d'oeuvre méconnus de Joseph Haydn


I. Les trios HobXV.11 en mi bémol majeur, HobXV.12 en mi mineur et HobXV.14 en la bémol majeur.

La numérotation des quelques 45 trios pour pianoforte, violon et violoncelle de Joseph Haydn (1732-1809) est un vrai casse-tête et la nomenclature Hoboken est encore plus embrouillée. Afin d'y voir plus clair, il faut adopter une approche chronologique, travail effectué par différents musicologues comme H. C. Robbins Landon ou bien Marc Vignal (1). La composition de ces trios se déroule en deux temps. On a relevé 17 trios dans une période s'étageant entre la fin des années 1750 et 1770, chiffre révisé à la baisse par Marc Vignal (2). Haydn arrête de composer des trios pendant une quinzaine d'années et en reprend la composition à partir de 1784 et jusqu'à 1797 avec 28 trios qui sont tous des chefs-d'oeuvre. Dans l'étude qui suit, nous nous concentrerons sur les plus remarquables trios de la maturité. Bien que les six trios composés en 1784 et 1785 soient des œuvres intéressantes, ce n'est qu'à partir de 1788 que Haydn trouve ses marques avec des œuvres pleinement abouties.

Nature morte par Anne Vallayer-Coster (1744-1818)

Trio n°24 en mi bémol majeur pour piano, violon et violoncelle (HobXV.11) 
Il a été composé en novembre 1788, c'est le premier d'une série de trois comprenant les trios en mi mineur (HobXV.12) et ut mineur (HobXV.13) du début de l'année suivante. Le trio en la bémol (HobXV.14) lui est écrit seulement en 1790 mais se rattache aux trois précédents par l'inspiration et le style. Quelques années auparavant, Mozart avait écrit deux trios pour la même formation en sol majeur KV 496 et en si bémol KV 502, tous deux datant du printemps 1786 (3-5). Contenant quelques passages génialement inventifs, les deux trios de Mozart sont peut-être les plus beaux et les plus fouillés des trios composés jusqu'alors, ils donnent de plus une place notable au violoncelle ce qui était une nouveauté à cette époque. En juin et juillet 1788, Mozart composera encore deux trios en mi majeur KV 543 et ut majeur KV 548, si le premier reste encore dans l'ambiance novatrice des deux précédents, le second, à mon humble avis, est moins créatif. Quant au dernier trio KV 564 d'octobre 1788, c'est une oeuvre modeste, rapidement écrite qui semble indiquer que Mozart se désintéresse de ce genre musical (5). Ainsi Joseph Haydn prend le relai de son ami et avec le présent trio nous offre une oeuvre triomphante qui montre à l'évidence qu'il est entré dans la période la plus créatrice de sa vie.
L'allegro moderato (structure sonate 4/4) qui ouvre ce chef-d'oeuvre frappe par ses vastes dimensions. Il débute par un thème à la fois lyrique et fier, typique de la tonalité de mi bémol majeur qui avec ses rythmes lombards se grave rapidement dans la mémoire. Le premier thème reparait à la dominante mais la suite, un chant continu et très modulant du piano et du premier violon, est toute différente. On arrive alors à un thème nouveau d'un charme mélodique irrésistible. Toute cette exposition fait 75 mesures. C'est le thème conclusif de la première partie qui amorce le développement en ut majeur, la suite est de nouveau un chant continu d'un lyrisme schubertien qui se déroule longuement à travers de magnifiques modulations. Le premier thème reparait en fa majeur mais c'est une fausse rentrée et après un passage plein de fantaisie on assiste à la véritable rentrée. Ce développement a duré 80 mesures. La rentrée est entièrement refondue. Le premier thème rapidement module en mi bémol mineur ce qui en change complètement la signification mais immédiatement le joyeux thème conclusif met un terme à la réexposition qui ne fait que 35 mesures. Il est certain que ces mots d'exposition, développement et réexposition ne signifient plus grand chose ici tant Haydn prend de libertés avec les formes qu'il manipule avec génie en fonction de son inspiration qui ici semble inépuisable.

Le dernier mouvement, Tempo di menuetto, contraste avec le précédent par sa sobriété. Il présente un mélange dgravité et de charme mélodique très attachants. Le menuet proprement dit, en deux parties est encadré de doubles barres de reprises. Le style en contrepoint à trois voix est sévère mais le résultat paradoxalement est plein de séduction. Le trio en la bémol qui suit est également encadré de doubles barres de reprises. La mélodie est évidemment issue du menuet et rappelle le thème de l'épisode correspondant du tempo di menuetto du trio pour piano, clarinette et alto KV 498 de Mozart datant de 1786. De belles modulations chromatiques amènent la rentrée. Cette troisième partie est très différente de la première, il n'y a plus de barres de reprises et chaque partie du menuet est librement variée, procédé qui évite la monotonie. 
Plénitude et harmonie sont les termes qui conviennent pour qualifier ce merveilleux trio.

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), L'abreuvoir (1765)

Trio n° 25 en mi mineur HobXV.12
Composé vraisemblablement à la fin de l'année 1788, ce trio  est une oeuvre imposante qui se ressent du voisinage des grandes symphonies n° 88 , 89, 90 et 91 contemporaines. De structure très classique, il comporte trois mouvements, les deux premiers sont des structures sonates et le dernier est un Rondo.

Dans le premier mouvement,
Allegro moderato, structure sonate, 2/2, Marc Vignal remarque une ressemblance avec la sonate en mi mineur KV 304 de Mozart (6). Cet allegro m'évoque plutôt le premier mouvement du quatuor avec piano en sol mineur KV 478. En tout état de cause, ce morceau a des accents mozartiens et n'aurait pas déparé la série de trios pour la même formation que Mozart entreprit en 1786 et qu'il arrêta malheureusement, après le cinquième en sol majeur KV 563, sans avoir composé de trio dans une tonalité mineure.
Le trio de Haydn débute avec un vibrant accord de mi mineur auquel le mi du violon joué sur la corde mi à vide confère une sonorité éclatante. Le thème très dramatique, se prête bien aux imitations canoniques, il est suivi par un second thème en sol majeur presqu'insouciant. Le développement est très court (vingt mesures) mais concentré et dramatique; il débute avec
une géniale combinaison des deux thèmes de l'exposition et se termine ex abrupto par le thème initial aux basses sous une avalanche de doubles croches à la main droite du pianiste. Lors de la réexposition, on assiste à une refonte complète de la première partie, le second thème en mi mineur est devenu fiévreux et angoissé et donne lieu à un nouveau développement passionné d'une écriture très dense. Le thème initial aux trois instruments à l'unisson revient une dernière fois et l'accord de mi mineur scelle ce magnifique mouvement plein de feu.

L'
Andante, structure sonate, 6/8, en mi majeur est un admirable morceau très développé et d'une portée musicale considérable. Il m'évoque l'Andante non moins remarquable de la sonate en la majeur pour violon et piano KV 526 de Mozart et ceci en dépit d'une différence de rythme marquée puisque le mouvement de Mozart est à 2/4. L'Andante de Haydn est, comme à son habitude, extrêmement orné, et contraste avec l'austérité de celui de Mozart mais l'esprit qui règne dans les deux morceaux me semble très voisin. Un thème magnifique au piano accompagné par les pizzicatti des cordes ouvre le mouvement. Ce thème sera ensuite répété de nombreuses fois pendant tout le morceau parfois surchargé d'ornements, passant constamment par de troublantes modulations tandis que les doubles dièzes fleurissent sous les doigts du pianiste. Les mots sont impuissants pour décrire la poésie et l'émotion qui émane de ce morceau enchanteur.

Avec le Rond
o, Presto, 2/4, en mi majeur, nous revenons sur terre. Le vigoureux refrain du Rondo est encadré par de doubles barres de reprises. Le premier couplet en mi mineur a des accents balkaniques, le thème débute en mineur et passe brutalement en majeur avec des octaves brisés dans l'extrême grave du pianoforte qui évoquent un roulement de tambour. Retour du refrain écourté et second couplet en ut dièze mineur qui est en fait un développement sur le motif qui termine l'exposé du thème du refrain. Ce développement s'enchaine sur un retour du premier couplet très modifié. Après un dernier retour du refrain, la coda est basée sur le roulement de tambour des basses du piano tandis que le violon grimpe dans les hauteurs. Il est impossible de décrire la vie et l'énergie qui animent ce magnifique Rondo qui n'a plus rien de Mozartien. Haydn est arrivé à la période la plus créatrice de sa vie et on entend dans ce rondo son enthousiasme et son optimisme.

Le Rocher, Jean-Honoré Fragonard (1780)

Trio n° 27 en la bémol majeur HobXV.14
Ce trio fut composé au début de l'année 1790 à Eszterhaza. Quelques mois plus tard (le 28 septembre), Nicolas le magnifique décédait. L'opéra d'Eszterhaza fut alors dissous par le Prince Anton, successeur de Nicolas tandis que Joseph Haydn quittait l'Autriche et s'embarquait pour l'Angleterre au début de l'année 1791. Finalement Haydn avait refusé les propositions de son admirateur, Ferdinand IV, roi de Naples, et cédé à celles, plus concrètes et précises de l'impresario Salomon qui le pressait de s'établir à Londres.

Le premier mouvement,
Allegro moderato 2/4, est une structure sonate dont le thème unique a un rythme surpointé très caractéristique. C'est un des morceaux les plus aventureux de Haydn et de ce point de vue, il n'a rien à envier aux quatuors contemporains de l'opus 64. La tonalité de la bémol majeur est propice à de brusques changements d'éclairage. En modulant fréquemment en la bémol mineur puis par enharmonie en sol dièze mineur puis si majeur, il est possible d'élargir la palette tonale et d'accéder à de nouvelles atmosphères et couleurs (7). C'est dans le développement que se produisent ces modulations. Il commence par une formule conclusive chargée de retards située à la fin de l'exposition mais transposée en ut mineur ce qui en change radicalement la signification et la rend âpre et même dissonante (secondes mineures). La suite consiste en admirables modulations aboutissant à la dominante de do bémol majeur puis coup de théâtre, on entend le thème initial en si majeur (fausse rentrée) qui donne lieu à une page spectaculaire et fantaisiste d'arpèges modulants dans les tons diézés, aboutissant à un accord de ré dièze majeur pianissimo et un point d'orgue. Cette fois nous assistons à la vraie rentrée du thème principal dans le ton (la bémol) du morceau. Cette reexposition est écourtée et s'achève par une conclusion piano.

L'
Adagio en mi majeur (8) est un des morceaux les plus extraordinaires et visionnaires de Haydn. Plutôt que Beethoven, c'est Schubert ou même Brahms que l'on perçoit ici. Toutefois la concision, l'art de dire un maximum avec peu de notes, sont typiques de Haydn. Dans la première partie, le violon expose un thème sublime de caractère hymnique sur un accompagnement du piano en basse d'Alberti. La partie centrale en mi mineur est une improvisation très libre de caractère tzigane sur le thème de l'Adagio. C'est le piano qui improvise (triples croches par groupes de 11, 12 ou 13 !) tandis que les cordes et la main gauche du pianiste ponctuent avec des pizzicattis. Remplacez par la pensée la main droite du pianiste par une clarinette hongroise, ajoutez une contrebasse et un cymbalum et vous aurez peut-être une idée de ce que J.Haydn pouvait entendre dans les campagnes avoisinantes d'Eszterhàza. Le retour du thème en mi majeur se déroule sans grands changements si ce n'est une belle modulation en ré dieze majeur (par enharmonie mi bémol majeur, dominante de la bémol majeur) qui nous amène sans interruption et en douceur au la bémol majeur du Rondo final.

Le Rondo final,
Vivace, 2/4, est entièrement construit sur un seul thème. Le refrain sera énoncé cinq fois et les couplets sont des développements, principalement sur le thème du refrain. Rondo ou structure sonate? Cette question est secondaire car ce morceau est en fait un développement perpétuel d'un thème toujours en devenir. Il termine de la façon la plus brillante un trio que l'on peut légitimement placer au sommet de la production de son auteur, non seulement dans le trio avec clavier, mais encore tous genres confondus..

Ces trois trios de vastes dimensions correspondent à une régression, par rapport aux trios de Mozart, pour ce qui est du rôle du violoncelle. Ce dernier double presque tout le temps la basse du clavier à la manière de la basse d'archet dans la sonate pour violon et continuo baroque. Il reviendra à Beethoven à partir de 1794 avec son trio opus 1 n° 1 en mi bémol majeur, de donner au violoncelle le rôle qu'il aura dans le trio romantique. Par contre ces trios de Haydn représentent une superbe avancée pour ce qui est de l'harmonie à laquelle je trouve une saveur délicieuse et souvent des accents romantiques. Comme toujours chez Haydn il n'y a pas une note de trop, la parole est d'or.

    1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p.783-8
    2. Dans la liste des dix sept trios de jeunesse répertoriés par Robbins Landon, M. Vignal a retiré quatre transcriptions pour cette formation d'autres œuvres du compositeur et deux perdus ce qui laisse onze trios dont l'authenticité est garantie.
    3. Georges de Saint Foix, W._A. Mozart. IV L'épanouissement. Desclée de Brouwer, 1937.
    6. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p. 1140 et sequentes.
    7. On retrouve le même type de modulations dans deux magnifiques mouvements en la bémol majeur presque contemporains de Mozart: l'Adagio de la sonate pour piano et violon KV 481 (1786) et l'Andante de la 39ème symphonie (1788).
    8. La tonalité de mi majeur surprend après l'accord de la bémol majeur terminant le premier mouvement. Le changement d'éclairage à la fois qualitatif (couleurs différentes) et quantitatif (lumière plus ou moins intense), voulu par le compositeur, est frappant.

vendredi 14 décembre 2018

Six trios pour pianoforte, violon et violoncelle de Mozart


II. Le trio en si bémol K 502 et les trois trios composés pour Puchberg

Meindert Hobbema, le moulin sur la rivière, fin des années 1660

Après les trios en si bémol K 256 de 1776 et en sol majeur K 496 de 1786 (1), Mozart compose également en 1786 le trio en si bémol majeur K 502 et en 1788 trois autres trios en mi majeur K 543, en do majeur K 548 et en sol majeur K 563 (Trios pour Puchberg).

Trio en si bémol majeur K 502
Toutes les qualités qui ont été relevées dans le trio précédent K 496, nous les trouvons dans ce trio K 502 avec en prime, une recherche constante d'unité.

Le premier mouvement allegro 4/4, de structure sonate, présente la particularité d'être construit sur un thème unique. Cette caractéristique que l'on trouve fréquemment chez Joseph Haydn ou Muzio Clementi, est rare chez Mozart, très attaché à des structures sonates à deux thèmes ou parfois plus. A partir du rondo en ré majeur K 485 de 1785, Mozart inaugure un style nouveau, consistant à bâtir un morceau entier sur un seul thème. Il écrit de cette façon l'andante de son trio K 496, vu précédemment et le premier mouvement du trio pour pianoforte avec clarinette et alto K 498. Dans le premier mouvement du trio K 502 comme d'ailleurs dans celui du quatuor à cordes K 499 , ce procédé est poussé dans ses limites extrêmes. Cet allegro a des dimensions remarquables et pourtant quelle économie de moyens ! Tout le morceau est bâti sur le thème initial, exposé en tierces chromatiques puis en sixtes au pianoforte auxquelles répondent au violon un petit motif, sorte de gruppetto. Pendant tout le morceau le thème chromatique et sa réponse seront échangés, combinés, modulés d'une façon tout à fait délectable. Malgré l'économie du matériel thématique, l'invention de Mozart est inépuisable dans sa façon de tirer partie de toutes les possibilités du thème. A plusieurs reprises, le début du thème sera énoncé en imitations serrées par les deux mains du pianiste ou par le violon et le violoncelle, entrainant des frottements audacieux (secondes ou neuvièmes mineures). Finies les longues ritournelles ou ponts qui faisaient la liaison entre les thèmes chez le jeune Mozart. Tout est matière à développement thématique dans ce splendide allegro dont la science compositionnelle engendre chez l'auditeur une satisfaction pour l'esprit.

Le mouvement lent larghetto en mi bémol majeur n'a pas la richesse et la concentration de l'exceptionnel andante du trio K 496 précédent mais c'est quand même un superbe morceau d'une grande beauté mélodique. Au plan formel, il s'apparente à la fois à un rondo (2) par la présence d'un refrain exposé trois fois et entrecoupé de deux intermèdes ayant valeur de couplets et à un thème varié dans la mesure où chaque exposé du refrain est notablement modifié. Le refrain est un thème d'une grande noblesse et lors de son dernier exposé, son expression est renforcée par un accompagnement admirable du violon et du violoncelle.

Le troisième mouvement allegretto 4/4 est un rondo-sonate dont le thème principal fait figure de refrain et dans lequel le couplet central est un développement sur le thème du refrain. Cette forme hybride deviendra de plus en plus fréquente dans les œuvres des dernières années de Mozart. Le refrain est basé sur un thème délicieux, dont un des motifs, une sorte de gruppetto est voisin d'un des motifs du thème principal du premier mouvement, renforçant ainsi l'unité de l'oeuvre entière. Le premier couplet amène un thème nouveau qui fonctionne comme le second thème d'une structure sonate. Mais le premier thème reprend ses droits à la fin de ce qui ressemble beaucoup à l'exposition d'une structure sonate, tandis qu'au violon apparaît une énergique gamme descendante, véritable fusée. Les deux thèmes du refrain et du premier couplets font l'objet de nombreuses imitations et combinaisons tout au long du morceau et notamment dans la partie centrale qui est en fait un véritable développement. Dans la coda du morceau, on assiste à un feu d'artifice où tous les éléments thématiques, refrain, gruppetto, second thème, fusée sont combinés de façon délectable. Ce finale complexe et spirituel dans lequel la science sait se faire discrète et gracieuse, est indiscutablement le plus beau des mouvements finaux des six trios et un exemple de ces mouvements terminaux qui surpassent en dimensions et signification musicale tous les autres mouvements d'une œuvre (symphonie en la majeur K 201, sonate pour violon et piano en la majeur K 521, symphonie Jupiter K 551, quatuor en fa majeur K 590, quintette en ré majeur K 591).

Meindert Hobbema, Le moulin à eau, 1664

Trio en mi majeur K 542 
Après le trio K 502 très novateur, on pouvait penser que Mozart poursuivrait son avantage dans les trios suivants. Quand il recommence à écrire des trios deux ans plus tard durant le printemps 1788, la situation a changé, Mozart est criblé de dettes, le succès le fuit et il est contraint d'emprunter de l'argent à son ami et frère en maçonnerie Johann Michael Puchberg. C'est dans ces circonstances que nait, le 22 juin 1788, le trio n° 4 en mi majeur K 542 qui pourrait avoir été composé pour remercier Puchberg de son aide. Tandis qu'on retrouve dans les deux premiers mouvements le feu sacré qui caractérise des deux trios précédents, le découragement et la fatigue sont perceptibles dans le dernier mouvement.

Pourtant le trio en mi majeur K 542 commence idéalement. D'abord la tonalité de mi majeur (quatre dièzes à la clé) que Mozart utilise pour la première et unique fois comme tonalité principale dans une œuvre entière. Le premier mouvement, allegro 4/4, débute par un thème chromatique irisé de couleurs changeantes, typique de cette tonalité, la plus sensuelle de toutes (3). Ce thème exposé par le piano est suivi de deux quintes descendantes, il est repris par tous les instruments et les quintes prennent tout leur sens lorsqu'elles sont émises dans les profondeurs du violoncelle. Un pont conduit tout naturellement au second thème, exposé placidement par le piano et le violon dans la tonalité de si majeur. Trait de génie, grâce à une modulation brusque, le thème est maintenant chanté par le violoncelle en sol majeur et le changement d'éclairage produit un effet fabuleux! Des imitations serrées entre les trois instruments nous conduisent via sol mineur à la dominante de mi majeur par un impressionnant raccourci. Après ce passage splendide et très romantique, le premier thème devenu fantomatique conclut l'exposition à la dominante si majeur. Le développement est construit autour des quintes qui circulent à travers les trois instruments tandis qu'un contrechant en croches munies d'une appoggiature leur est opposé. Ce contrechant sera réutilisé dans le dernier mouvement de l'oeuvre. A cette page contrapuntique succède une page où le pianoforte se livre à une sorte d'improvisation fantaisiste dans les tonalités de sol# et do# mineur et c'est la réexposition, notablement variée. En effet une fois le thème initial réexposé, on assiste à un retour du même thème dans la tonalité de mi mineur puis des quintes dont l'expression est complètement transformée grâce à de belles modulations mordorées, ensuite il n'y a pas de grands changements mis à part l'intervention du violoncelle, cette fois en do majeur (on passe sans transition de mi majeur à do majeur), encore plus intense et expressive que la première fois.

Andante grazioso 2/4 en la majeur. Il débute par un thème d'une grâce mélodique sans pareille qui n'est pas sans rappeler l'andante de la symphonie n° 85 La Reine de Haydn (1785). Le traitement de ce thème est particulier dans la mesure où à chacune de ses apparitions, l'harmonisation sera subtilement différente si bien qu'aucune monotonie ne sera ressentie lors des nombreuses apparitions de ce thème unique. L'intermède central en la mineur confère à cet andante une forme de type romance. On s'attend à un thème nouveau mais Mozart, économisant le matériel thématique, transpose simplement en mineur le thème initial. On assiste alors à des imitations très expressives de ce thème entre violon et main droite du pianiste d'une part et violoncelle et main gauche du pianiste d'autre part. Le ton est plus élégiaque que dramatique. Le retour du thème en la majeur s'accompagne de nouvelles harmonisations toujours plus raffinées, signe d'un art parvenu à son sommet. Cet andante grazioso qui porte bien son nom est un bijou qui, sous une apparence innocente, recèle des trésors de science.

Finale allegro 4/4. Mozart avait songé à un autre finale de rythme 6/8 qu'il a abandonné en cours de route. Dommage car cette esquisse assez poussée était magnifique et s'illuminait de belles modulations. A la place Mozart a composé un rondo assez long mais basé sur un thème assez neutre, peu enclin à donner lieu à un travail thématique. Le long thème du refrain se termine par un motif d'une mesure muni d'une appoggiature donnant un certain élan. Ce fragment est quasiment identique à un thème apparaissant lors du développement du premier mouvement. On voit bien Mozart embarrassé par ce refrain et se livrant lors du premier couplet à de longues ritournelles débouchant sur pas grand chose. Après le deuxième exposé du refrain survient, en guise de couplet central, un développement. C'est le motif qui terminait le refrain qui fera les frais du développement où le violoncelle va pouvoir enfin faire entendre sa voix sous les doubles cordes incisives du violon. Tout s'arrête brusquement et le violon se livre à un beau chant passionné en do # mineur vite relayé par le clavier, le tout encadré de barres de reprises. Après les barres de reprises, le chant continue en sol # mineur et c'est la réexposition reproduisant sans changements la première partie avec ses interminables ritournelles. La coda plus intéressante relève un peu le tout et c'est le motif qui terminait le refrain, exposé en imitations par le clavier, le violon et le violoncelle qui scelle l'oeuvre dans une unité retrouvée.
A la densité des trios K 496 et K 502 et des deux remarquables premiers mouvements du trio 542, s'oppose le caractère plus relâché du présent finale. Visiblement Mozart semble moins s'intéresser à ce genre musical car ce finale, agréable (c'est quand même du Mozart), curieusement encensé par les commentateurs d'aujourd'hui (4), me semble avoir été composé très vite. Comme le dit Georges de Saint Foix, Mozart n'a pas eu le temps de faire court.

Meindert Hobbema, Le moulin à eau, 1663-5.

Trio en do majeur K 548
On a comparé le trio K 542 à la symphonie n° 39 en mi bémol contemporaine (4). C'est à la symphonie Jupiter K 551 à laquelle on pense avec ce trio K 548 : même tonalité, même départ olympien, même ambiance joyeuse. Pourtant les ressemblances s'arrêtent là car le trio K 548 apparaît bien modeste face à l'orgueilleuse symphonie portant le nom du roi des dieux. Avec ce trio, Mozart modère ses ambitions, il lui faut maintenant boucler rapidement une série de six qui pourrait s'avérer vendable. Ce trio sera donc plus court que les précédents mais loin d'être inintéressant.

Allegro 4/4 structure sonate. Il débute par un unisson martial des trois instrumentistes auxquels répond timidement piano la main droite du pianiste. C'est en somme le début de la symphonie Jupiter  et un bel exemple de contraste entre l'admonestation impérieuse du maître de l'Olympe et la timide réponse du mortel, dualité dont Beethoven fera le meilleur usage dans son œuvre à venir et notamment dans son magnifique andante con moto du concerto pour pianoforte n° 4 opus 58! Cet allegro est une structure sonate classique à deux thèmes possédant une stabilité tonale (on navigue entre do et sol majeur) assez exceptionnelle chez Mozart à cette période de sa vie. Les deux thèmes ne donnent lieu à aucune élaboration thématique. Le développement est bien plus intéressant, il débute par un canon entre le piano et les cordes sur le thème initial toujours aussi impérieux, exposé en sol mineur puis en ré mineur. La réponse à ce thème est une idée nouvelle, descendant par demi-tons, de caractère plaintif qui va circuler aux trois instruments et prendre de belles couleurs grâce aux modulations. C'est au tour de la réponse piano au thème principal qui, à travers des modulations expressives, amène de façon toute naturelle la réexposition. Celle-ci est semblable à l'exposition mis à part de nouvelles modulations sur la réponse au thème principal qui, exposée en do mineur apporte un relief inattendu. La surprise vient de la réapparition du nouveau thème chromatique du développement dans la coda du morceau qui apporte une touche d'inquiétude rapidement balayée par le retour du thème initial. Ce dernier est énoncé presque timidement par le piano et les deux instruments à cordes concluent le mouvement avec assurance.

Andante cantabile en fa majeur ¾, structure sonate. Il débute par un beau thème énoncé par le piano avec un grand luxe de nuances. La fin du thème consiste en une formule de triples croches qui jouera un rôle considérable au cours du morceau. Un nouveau thème en do majeur est chanté par la main gauche du pianiste et repris par le violoncelle qui va lui donner un caractère très expressif. L'exposition s'achève avec le motif en triples croches du thème initial joué par le piano au dessus d'un accompagnement très chantant du violoncelle. Le développement s'ouvre par un unisson des trois instruments, un accord de ré majeur suivi par un exposé du thème par le violon et le violoncelle en si bémol majeur. Le motif de triples croches qui terminait le thème va donner lieu à de belles imitations entre le violon et le violoncelle assorties de modulations expressives tandis que, trait de génie, le pianoforte chante éperdument le deuxième thème et lui donne en prime une suite qui est une magnifique cantilène. Ce passage est d'une suprême harmonie. La réexposition est voisine de l'exposition mais de nouveaux contrepoints viendront encore enrichir l'harmonie. Ce très bel andante, à la fois mélodieux et profond, est le sommet du trio.

Allegro 6/8, Rondo-sonate. Contrairement au finale du trio précédent, cet allegro final est court et concentré. Le refrain a une saveur pastorale et beaucoup de charme et se termine par une extension constituée de neuf croches zigzagantes. Au cours de cette exposition le début du refrain ainsi que l'extension de croches feront l'objet de multiples imitations entre violon et violoncelle. Le retour du refrain est suivi par le couplet central en do mineur, qui fait office de développement et est basé sur l'extension du thème principal partagée entre le piano le violon et le violoncelle de manière ingénieuse. Le refrain est maintenant très modifié et fait l'objet de multiples jeux contrapuntiques des trois instruments. Un dernier retour du refrain orné de multiples appoggiatures brèves aboutit à une coda charmante et en même temps très élaborée. Un unisson brillant met un point final au trio. Ce remarquable mouvement est un compromis entre plusieurs formes, la sonate, le rondo et la variation, Mozart y pratique une étonnante économie de moyens. Tout découle du thème du refrain.

Trio en sol majeur K 564
Ce dernier trio semble avoir été composé très vite. Il est possible que Mozart projetait une sonate pour pianoforte et qu'il lui a ajoutée en cours de route une partie de violon et de violoncelle. En tout état de cause, il s'agit d'une œuvre bien éloignée des idéaux artistiques qui présidaient à la genèse des quatre trios précédents.

Dans le premier mouvement, allegro, 4/4, on se croirait revenu dix ans en arrière avec un agréable mouvement de sonate à deux thèmes charmants. Aucun nuage nuage ne vient assombrir cet agréable paysage bucolique, le développement est une aimable fantaisie sur un thème nouveau et la réexposition reproduit sans changement significatif la première partie. Aucun travail thématique n'est perceptible dans ce mouvement.

Comme toujours chez Mozart, le mouvement lent Andante en do majeur 3/8 vient relever infiniment le niveau de l'oeuvre. Il s'agit de variations sur un thème. La première partie de ce thème est quasiment identique à la partie correspondante du thème de l'andante de la symphonie en ré majeur n° 75 de Joseph Haydn (1779) qui est également un thème varié. Mozart connaissait cette symphonie et il en a noté l'incipit dans son carnet de notes en 1783, en même temps que ceux des symphonies n° 62 et 47. L'adagio de Haydn a marqué les esprits lors de l'exécution de la symphonie en 1792 à Londres. Selon Haydn : cet Andante fit une profonde impression sur un clergyman anglais qui, en entendant ce mouvement, tomba dans la plus profonde mélancolie, car la nuit précédente il avait rêvé cet Andante comme annonçant sa propre mort. Il a immédiatement quitté la compagnie pour se mettre au lit. Aujourd'hui, Mr Barthelemon m'a annoncé la mort de ce pasteur protestant (5,6). Du fait de la formation instrumentale, le thème est moins solennel et n'a pas le caractère hymnique qu'il a chez Haydn mais il est quand même très émouvant. Dans la première variation, le thème est au violon et le pianoforte l'accompagne en doubles croches. Le violoncelle s'approprie le thème dans la seconde variation avec un très bel accompagnement à la basse du piano. L'effet sonore est très heureux. C'est un accompagnement en triolets de doubles croches qui enrichit un nouvel énoncé du thème au violon dans la 3ème variation. Le thème est notablement modifié dans la 4ème variation et se partage entre le piano et les cordes à l'unisson de façon très habile. Ces dernières en fait répondent en écho aux diverses formulations du thème par le pianoforte. La 5ème variation est en do mineur, très simple et très émouvante. Les cordes dans l'aigu répondent au medium du piano de façon très expressive. La variation 6 consiste en imitations entre violon et violoncelle soutenues par les brillantes doubles croches du piano. Dans la coda, le violon s'empare de ces triples croches et le violoncelle dessine un contrechant très expressif.

L'allegretto final 6/8 sur un rythme de Sicilienne est un morceau de structure originale, en tant que compromis entre la variation et le rondo. Au rondo appartient le thème principal qui fonctionne comme un refrain et d'autre part les couplets, par contre, les multiples énoncés du refrain souvent très modifié plus ou moins issus du thème peuvent être considérés comme des variations. Le dernier énoncé du refrain est remarquable par son écriture pianistique en mouvements contraires bien plus dense que dans le reste de l'oeuvre et par de très belles imitations canoniques entre les deux instruments à cordes et les deux mains du pianiste.

Avec ce dernier trio, le projet de Mozart tourne court et ce genre musical sera définitivement abandonné. La concurrence était rude, dès l'année 1788, Joseph Haydn va successivement donner naissance à trois superbes trios, HobXV.11 en mi bémol, HobXV.12 en mi mineur, HobXV.13 en do mineur, en attendant le trio en la bémol majeur HobXV.14 de 1790 qui est peut-être le plus beau de tous et sans doute une de ses plus belles œuvres, tous genres confondus (7).
Il reste au crédit de Mozart d'avoir donné au violoncelle un rôle plus important que celui de doublure de la basse du piano. Dans plusieurs mouvements, le violoncelle a un rôle thématique et est mis à contribution dans les passages contrapuntiques des développements sous forme de canons ou imitations. Aucun trio de Haydn, de Pleyel, de Kozeluch ou Sterckel ne présente de telles perspectives.
Finalement les deux trios K 496 et K 502 font partie des plus belles œuvres instrumentales de Mozart. En raison du rôle donné au violoncelle, elles constituent le premier pas vers la création du trio moderne auquel Beethoven puis Schubert, Schumann, Brahms donneront leurs lettres de noblesse.


1. https://piero1809.blogspot.com/2018/11/six-trios-pour-pianoforte-violon-et.html
2. Rondo ou rondeau : forme musicale ABACA dans laquelle des couplets B, C sont encadrés par un refrain A. Cette forme est utilisée dans les derniers mouvements des concertos aux époques classiques et romantiques.
3. Ce thème ressemble à celui qui ouvre la sonate n° 46 en mi majeur HobXVI.31 de Joseph Haydn.
4. B. Dermoncourt, Dictionnaire Mozart, Robert Lafont, 2005, p. 981-4.
5. http://haydn.aforumfree.com/t93-symphonie-n75-en-r-majeur
6. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p. 1105 et sequentes.
7. http://haydn.aforumfree.com/t76-trio-n-27-en-la-bmol-majeur-hobxv-14-sublime-adagio








vendredi 30 novembre 2018

Six trios pour pianoforte, violon et violoncelle de Mozart


I. Des balbutiements d'un trio de jeunesse aux chefs d'oeuvre de la maturité

Le trio pour clavier, violon et violoncelle classique est un genre musical qui a pris de l'importance à partir de la deuxième moitié du 18ème siècle en partie grâce à Joseph Haydn (1732-1809) qui avec quarante trois trios, a réalisé une contribution majeure dans ce domaine. Il est vrai que la vingtaine de trios composés après 1784 sont des chefs-d'oeuvre absolus comparables en variété et en inspiration aux meilleurs concertos pour piano de Wolfgang Mozart (1756-1791) (1).
La contribution de Mozart au genre musical du trio est très modeste avec six œuvres en tout dont deux au moins sont loin d'être des chefs-d'oeuvre mais les quatre restants doivent absolument être connus.

Wolfgang Mozart, portrait peint en 1777, oeuvre médiocre mais très ressemblante d'après Leopold Mozart.

Dans les premiers trios classiques, le clavier (clavecin ou pianoforte) a la part du lion, le violon a une partie moins importante, quant au violoncelle, il est réduit à la portion congrue et se borne à doubler timidement la basse du piano (2). Cette répartition des rôles, commune à la plupart des trios composés après 1750, notamment ceux de Johann Schobert (?-1767) opus XVI pour clavecin, violon et violoncelle composés vers 1765 ou encore les dix sept trios de Joseph Haydn composés entre 1760 et 1771, montre clairement que le trio avec pianoforte classique ne dérive pas de la sonate en trio baroque qui possède deux voix de dessus d'importance égale (3) et le continuo mais de la sonate baroque pour instrument soliste (violon, flûte...) et continuo qui ne possède qu'une voix de dessus. Cette distribution des rôles perdurera dans tous les trios de Joseph Haydn y compris ceux des périodes londoniennes et post-londoniennes ainsi que dans les nombreux trios plus tardifs de Leopold Kozeluch (1747-1818) et Ignaz Pleyel (1757-1831). Cette asservissement du violoncelle à la basse du piano est justifiée par Charles Rosen (4). Selon cet auteur, la sonorité délicate des pianoforte de l'époque devait être renforcée par le violoncelle, rôle rappelant celui de la basse d'archet dans le continuo à l'époque baroque.
Ludwig van Beethoven (1770-1827) Beethoven fera voler en éclats cette conception avec son trio en mi bémol majeur opus 1 de 1793 qui, en donnant au violoncelle un rôle aussi important que celui du violon, composera peut-être le premier véritable trio moderne de l'histoire de la musique. Pourtant quelques intuitions géniales étaient nées bien avant cette date. Ainsi Dietrich Buxtehude (1637-1707) composa vers 1695 deux séries opus 1 et 2 de sept trios pour violon, basse de viole et continuo dans lesquelles la viole de gambe s'affranchit presque totalement de la basse du clavecin et a une partie aussi importante que celle du violon. Ces œuvres puissantes et novatrices n'eurent pratiquement pas de postérité car les compositeurs baroques de la grande époque : Jean Sébastien Bach, Georg Friedrich Haendel, Antonio Vivaldi, etc...écrivirent le plus souvent des sonates en trio avec deux dessus et le continuo. Toutefois Georg Philipp Telemann fera exception dans une une vingtaine de sonates en trio pour un dessus (violon ou flûte) et une viole de gambe avec une distribution des rôles similaire aux sonates de Buxtehude.

Johann Schobert, portrait par un artiste inconnu

Trio n° 1 en si bémol majeur K 254
On ne sait pas du tout ce qui motiva Mozart pour composer un trio isolé en 1776. Le trio n° 1 K 254, libellé, divertimento pour clavecin ou fortepiano, violon et violoncelle est une œuvre rapidement écrite . Sa facilité, l'absence de toute élaboration thématique font du premier mouvement, allegro assai, un morceau agréable mais sans profondeur, correspondant bien au titre, divertimento, de l'oeuvre entière. Le thème profond de l'adagio élève ce morceau infiniment au dessus de l'allegro précédent et ce mouvement est de loin le plus intéressant de l'oeuvre. Le refrain du rondo final est ravissant et témoigne du don mélodique exceptionnel du jeune Mozart. Malheureusement les couplets de ce rondo ne brillent pas par leur inspiration. Le rôle du violoncelle déjà très réduit dans les autres mouvements, devient quasi inexistant au point que Mozart oublie quasiment cet instrument dans le deuxième couplet. En composant facile et court, Wolfgang suit les conseils paternels et se conforme à l'idéal galant des années 1775 à Salzbourg qui voit les divertissements, concertos, sérénades proliférer au détriment des symphonies ou des quatuors à cordes, genres réputés plus sérieux. Une telle œuvre se situe bien en deçà des sonates en trio pour clavecin, violon et violoncelle obligé, opus XVI de Johann Schobert. Ces dernières composées avant 1767, date de la mort du musicien silésien, sont bien plus consistantes, inventives et riches de musique que ce premier essai du salzbourgeois qui, avouons-le, n'apporte pas grand chose à sa gloire.

Leopold Kozeluch par Wilhelm Ridley (1797)

Trio n° 2 en sol majeur K 496
Difficile de dire ce qui a poussé Mozart à reprendre ce genre musical en 1786 soit dix ans plus tard et à composer son deuxième trio. Peut-être, est-il influencé par Joseph Haydn. Ce dernier recommence à composer des trios en 1784 (trios n° 18 à 23) après avoir abandonné ce genre pendant près de vingt ans. On assiste d'ailleurs à cet époque à un engouement général pour ce genre musical comme le montrent les nombreux trios composés en 1784 par Leopold Kozeluch et Ignaz Pleyel. C'est probablement en commençant une nouvelle sonate pour pianoforte en sol majeur que l'idée de la transformer en trio par l'adjonction d'un violon et d'un violoncelle, vient à l'esprit de Mozart comme le montre l'examen du manuscrit du premier mouvement (5). En tout état de cause, un fossé sépare ce magnifique trio, chef-d'oeuvre de la maturité du maître, des balbutiements du trio de 1776.

Le premier thème du premier mouvement Allegro, très chantant et remarquablement étendu, est exposé par le piano seul, le violon n'entrant en scène qu'à la dix huitième mesure. Le deuxième thème est lui aussi très développé et donne lieu à une extension expressive partagée entre violon et piano dans un climat de douce sérénité. A partir du développement on entre dans une composition nouvelle. Ce développement entièrement construit sur le premier thème donne une part importante au violoncelle qui jusque là s'était montré très discret. Les trois instruments s'engagent dans une confrontation dramatique, émaillée de modulations audacieuses jusqu'à la rentrée. Celle-ci est semblable à l'exposition jusqu'à la fin du morceau.

Le sublime andante en ut majeur est le sommet de l'oeuvre et, à mon humble avis, un des plus beaux mouvements lents de Mozart. Ce dernier inaugure ici une manière toute nouvelle chez lui de composer en bâtissant le morceau sur un thème unique. Cet andante, un des plus élaborés de Mozart, est, selon Jean Victor Hocquart, l'oeuvre d'un "technicien scientifique de la musique" (6). Nul doute que le contact prolongé avec l'oeuvre de Joseph Haydn est à l'origine de cette technique compositionnelle que l'on retrouvera chez Mozart dans plusieurs oeuvres de 1786 (trio des quilles KV 498, quatuor Hoffmeister KV 499...) et aussi à partir de 1789. On ne peut non plus négliger le rôle probable de l'influence de Muzio Clementi (1752-1832) sur le Mozart de 1786. On admire en particulier un passage où le thème unique du mouvement est présenté en imitations aux deux instruments à cordes et entre les deux mains du pianiste jusqu'à une étonnante modulation romantique de sol majeur à la bémol majeur qui change complètement l'éclairage et fait apparaitre des couleurs plus sombres et quasi schubertiennes. Le développement (en fait tout est développement dans ce morceau) consiste en un travail harmonique et contrapuntique très raffiné sur le thème de l'andante, assorti de modulations pathétiques. Ce morceau génial se termine par une coda en imitations entre les trois instruments (on croit entendre cinq voix!). Malgré la sévérité de ce mouvement, Mozart reste entier avec son charme inimitable et sa profondeur.

Avec l'allegretto avec variations final, on retrouve la sérénité du début du 1er mouvement. Mozart avait d'abord peut-être songé à une solution différente, un tempo di minuetto, andantino (7). Comme le tempo de ce dernier ne contrastait peut-être pas suffisamment avec celui du 2ème mouvement, Mozart lui a préféré une série de six variations sur un thème charmant, allegretto. Le sommet du morceau est incontestablement la géniale variation mineure, écrite dans un style contrapuntique serré dans laquelle les trois instruments possèdent chacun une voix indépendante. C'est toutefois la ligne mélodique du violoncelle qui ressort car elle est la plus dramatique avec un crescendo dans l'expression au fur et à mesure que la mélodie s'enfonce dans les profondeurs de l'instrument. Ce passage extraordinaire m'évoque fugitivement Gabriel Fauré (1845-1924) et son très beau trio en ré mineur opus 120 pour la même formation. A la fin du morceau le retour de la variation mineure apporte une touche d'ombre rapidement dissipée par de joyeux accords conclusifs.

En conclusion, bien que ce trio témoigne de l'influence de Joseph Haydn, la personnalité de Mozart ressort de façon très évidente (5). Le rôle du violoncelle y est relativement important , en cela Mozart se démarque de la plupart de ses contemporains y compris Joseph Haydn. A l'examen de la partition, on voit même que Mozart évite de doubler la basse du piano par le violoncelle en donnant à ce dernier des motifs bien distincts. Ce rôle du violoncelle préfigure celui que cet instrument aura dans les premiers trios de Beethoven (1793). Mozart serait-il sur le point de créer un nouveau genre musical ? C'est ce que nous dira l'examen des quatre trios suivants.


  1. http://haydn.aforumfree.com/f13-trios-pour-piano-violon-et-violoncelle
  2. T. de Wizewa et G. de Saint Foix, W.A. Mozart, vol. 2, Le jeune maître, Desclée de Brouwer, Paris, 1936
  3. Christopher Hogwood, The Trio Sonata, BBC Music Guides, London, 1979.
  4. Charles Rosen, Le style classique : Haydn, Mozart, Beethoven, Tel – Gallimard, 2000.
  5. T. de Wizewa et G. de Saint Foix, W.A. Mozart, vol.4, L'Epanouissement, Desclée de Brouwer, 1937.
  6. Jean Victor Hocquart, Mozart, Editions du Seuil, 1970.
  7. Actuellement intégré dans le trio K 442 qui est un pasticcio imaginé par l'abbé Stadler, réunissant trois esquisses de trio pour pianoforte, violon et violoncelle de Mozart. Le premier mouvement est un magnifique fragment allegro de 55 mesures en ré mineur. Le second mouvement Tempo di minuetto en sol majeur, comptant 155 mesures, s'arrêtait après le développement et était donc quasiment achevé quand Mozart décida de le mettre de côté. Avec 133 mesures composées par Mozart, le troisième mouvement était également bien avancé et s'arrêtait après le développement. De structure sonate, il s'agissait dans l'esprit de Mozart du premier mouvement d'un trio en ré majeur qui ne vit jamais le jour. Dans ces deux derniers mouvements l'abbé Stadler n'avait plus qu'à recopier la première partie, par contre il est l'auteur de la plus grande partie du premier mouvement. Bien que non authentique ce trio K 442 possède l'intérêt de révéler de la belle musique de Mozart.
  8. B. Dermoncourt, Dictionnaire Mozart, Robert Laffon 2005, p. 981-9.
  9. Les illustrations, libres de droits, sont tirées de Wikipedia que nous remercions.



jeudi 1 novembre 2018

Buxtehude Abendmusiken


Arrivant à pied à Lübeck devant la Holstentor, on voit se profiler, derrière deux immenses greniers à sel, les deux tours élancées de la Marienkirche qui, par sa majesté, domine toutes les églises de la ville y compris l'imposante cathédrale. C'est sans doute le spectacle que Jean Sébastien Bach eut l'occasion de contempler quand il approcha de la plus grande ville de la Ligue Hanséatique.

Vue de Lübeck en 1493, tirée des chroniques de Nuremberg, source Wikipedia
Les musiciens d'Allemagne du nord de la deuxième moitié du 17ème siècle jouissent d'un regain d'intérêt avec une série de nouveaux CDs qui leur sont consacrés. Parmi eux Dietrich Buxtehude (1637-1707), maître de chapelle à la Marienkirche de Lübeck, est un des plus représentés dans cette discographie. Engouement logique dans la mesure où de son vivant, Buxtehude était considéré comme un organiste de génie. De plus la postérité a retenu de lui que Jean Sébastien Bach âgé de vingt ans n'hésita pas à faire à pied le pèlerinage à Lübeck pour entendre le maître à l'orgue. Le CD Abendmusiken est entièrement consacré à Buxtehude, on y trouve des œuvres chorales précurseurs de la cantate religieuse baroque entrecoupées par des pièces instrumentales, en fait trois sonates en trio. Ce programme aurait pu être donné lors d'une Abendmusiken, veillée musicale que Buxtehude, à la suite de Franz Tunder (1614-1667), organisait chaque dimanche des cinq semaines de l'Avent. Un précédent CD Mysterien Kantaten traitait d'un programme voisin de cantates et de pièces instrumentales, consacré à Buxtehude et ses contemporains de Lübeck, Hambourg et Dresde (1). Le présent CD est complémentaire du précédent et Lionel Meunier et Olivier Fortin, directeurs musicaux de Vox Luminis et de l'Ensemble Masques, respectivement, ont composé son programme sans la moindre doublure.

Les sonates en trio enregistrées sur ce CD représentent une orientation très séduisante de ce genre musical. Le changement majeur par rapport à la sonate en trio classique, est le remplacement d'un des deux violons habituels par une basse de viole. Le rôle de cette dernière est d'importance équivalente à celle du violon, elle couvre près de trois octaves, elle opère principalement dans le registre aigu de sa tessiture et est indépendante du continuo. Cette instrumentation qui confère un son plus grave et, à mon avis, plus riche à la sonate en trio, n'a pas été suivie par les compositeurs futurs mis à part Georg PhilippTelemann (1681-1767) qui écrivit une vingtaine de sonates de ce type et Jean Marie Leclair (1697-1764) qui composa la magnifique sonate en trio opus 2, n° 9. On notera dans ces sonates le nombres important de chaconnes et de passacailles. Visiblement Buxtehude était fasciné par l'improvisation sur une basse obstinée, figure musicale dans laquelle il pouvait déployer son imagination fantaisiste (stylus fantasticus). Pour rédiger cette chronique les éditions musicales Güntersberg ont été utilisées.

Une partie de musique par Johannes Voorhout (1674).

La Sonate en trio BuxWV 272 en la mineur débute par une magnifique chaconne, basée sur un ostinato solennel de huit mesures à 4/4 qui sera répété vingt six fois sans changements par la basse du clavecin. Sur cet ostinato très expressif et immuable, le violon et la viole de gambe sur un pieds d'égalité se livrent à d'habiles variations rythmiques et mélodiques. Après un court adagio, débute un troisième mouvement intitulé Passacaglia. Cette passacaille 3/2 frappe par sa majesté, sa beauté mélodique et son caractère de danse aristocratique. La partie de violon comporte des variations écrites en triples cordes aux harmonies très intenses que la violoniste Sophie Gent joue comme écrit alors que d'autres interprètes jouent des arpèges et des bariolages en doubles croches. Un allegro assai termine fiévreusement ce chef d'oeuvre de musique de chambre et la cadence finale appartient au clavecin d'Olivier Fortin qui conclut seul.

La sonate en trio BuxWV255 en si bémol majeur est sans doute la plus spectaculaire et développée des sept sonates en trio de l'opus 1. Le chiffre sept a une portée éminemment symbolique (sept jours de la création, sept psaumes pénitentiels, sept planètes connues à l'époque). Les sonates sont écrites dans les sept tonalités de la gamme diatonique (Fa, sol, la, si bémol, do mineur, ré mineur, mi). Le premier mouvement Vivace est une vaste chaconne dans laquelle l'ostinato de base a une longueur de sept mesures. Ce dernier se décompose en deux cellules identiques de trois mesures et demi soudées au milieu de la troisième mesure. L'ostinato est répété seize fois tandis que violon et viole de gambe se livrent à des démonstrations de plus en plus acrobatiques, notamment une variation en sextolets de doubles croches au violon particulièrement vétilleuse que Sophie Gent exécute avec beaucoup d'agilité. Le mystérieux lento en sol mineur qui suit m'évoque les passages lents des deux dernière sonates pour violoncelle et piano opus 102 de Beethoven! Il donne à Mélisande Corriveau l'occasion de montrer la beauté du timbre de son instrument et l'intensité de son jeu. Comme dans l'opus 102, n°2 de Beethoven, un jubilant fugato, allegro, termine l'oeuvre. Ce fugato est interrompu par un passage purement mélodique joué alternativement par les deux instruments. Conclusion triomphale en doubles cordes.

Dans la sonate en trio BuxWV257 en ré majeur, pour basse de viole, violone et continuo, configuration très originale, on descend d'un cran dans le registre grave. Moins extravertie que les deux précédentes cette sonate est centrée sur la beauté mélodique. Le violone a un rôle mélodique et est bien distinct du continuo ce qui permet d'apprécier le douce sonorité de cet instrument sous l'archet exercé de Benoît vanden Bemden. La sonate se termine par une jolie chaconne, structure dont à l'évidence, Buxtehude ne pouvait se passer !

Dans ces sonates en trio de Buxtehude, l'Ensemble Masques est remarquable par sa technique irréprochable, sa probité, la justesse de son intonation et sa rigueur, avec en sus le dynamisme et la motricité requises. Dans BuxWV 255, l'ostinato de base, joué en pizzicato par une contrebasse aurait eu une allure très jazzy, fantaisie à laquelle certains groupes s'adonnent volontiers. Ce n'est heureusement pas le choix de l'ensemble Masques. Cette musique très inventive et riche n'a nul besoin qu'on en rajoute! Toutefois, une basse d'archet doublant la basse du clavecin pour nourrir le continuo, aurait été bienvenue ici car dans certains passages, la sonorité de l'ensemble m'a paru un peu maigre. L'Ensemble Masques ne cherche pas les effets faciles ce qui est tout à son honneur, toutefois l'ajout d'une basse d'archet aurait permis d'obtenir un son plus charnu sans déroger à la rigueur.


Les pièces religieuses présentées ici sont particulièrement intéressantes surtout si on les confronte à ce que Jean Sébastien Bach écrira sur les mêmes textes. Tandis que dans le future cantate, on a souvent une alternance de récitatifs, d'airs et de choeurs précédés par une introduction orchestrale, ici les différents intervenants sont mélangés à l'intérieur d'un même morceau.

La cantate Gott hilf mir, BuXWV 34 est écrite principalement pour une voix de basse avec accompagnement du choeur ou bien des autres solistes. Sébastien Myrus, baryton, chante la partie principale. Sa voix a un très beau timbre et de la puissance dans le medium et l'aigu mais sa projection est un peu limitée dans le registre grave. Son premier air Gott hilf mir est très beau avec d'inquiétants chromatismes sur les mots Ich versinke im tiefen Schlamm, Je m'enfonce dans un bourbier. Le verset Ah mein Gott illustre bien ce qui différencie cette pièce religieuse de la future cantate, elle donne lieu à une interaction très vivante entre l'orchestre et les voix, notamment le joli duo formé par Sara Jäggi (soprano) et Lionel Meunier (basse) et le terzetto associant Zsuzsi Toth et Stephanie True (sopranos) et Sébastien Myrus. Cette cantate se termine par un choeur, un fugato combinant les voix et l'orchestre, chantant la paix de l'âme retrouvée, Denn bei der Herren ist die Gnade, car près du Seigneur est la Grâce..

La cantate Jesu, meine Freude, BuxWV 60 présente un grand intérêt dans la mesure où Jean Sébastien Bach composa vers 1723 sur le même texte le célèbre motet BWV 227. Dans les deux cas le thème principal est emprunté à un cantique luthérien de Johann Crüger (1598-1662) écrit en 1653. Tandis que le motet de Bach est très développé et se caractérise par une écriture contrapuntique très savante avec une fugue magistrale en son milieu, la musique de Buxtehude possède une simplicité et une fraicheur séduisantes. Après une courte introduction instrumentale, le choral très simple, admirablement harmonisé produit une grande émotion. L'imagination de Buxtehude se manifeste sur les paroles Trotz dem allen Drachen, En dépit du vieux dragon. Sur ses mots le soliste Sébastien Myrus évoque la terreur ressentie à l'idée du monstre mais la musique s'adoucit et exprime la confiance du croyant car Dieu veille sur nous. La soliste Caroline Weynants d'une voix pure et angélique souhaite bonne nuit au malin, aux péchés, à l'orgueil et bonjour à une vie nouvelle à la suite de Jésus.

La cantate Herzlich Lieb hab' ich dich, O Herr, BuxWV 41, Je t'aime de tout cœur, Seigneur, essentiellement chorale, se déroule dans un climat apaisé et confiant. Elle débute par un magnifique choral richement accompagné par l'orchestre. Ce même choral fournit la substance du second morceau très développé et plus agité avec une alternance de l'orchestre, du quatuor vocal et du choeur produisant un effet magnifique. Les solistes nous régalent d'agiles et harmonieuses vocalises. Dans le dernier morceau le choral refait son apparition tandis que les cordes accompagnent de curieuses batteries. La prière s'achève sur les mots Herr Jesu Christ, erhöre mich, Seigneur Jesus Christ, exauce moi, et la cantate s'achève par un vibrant amen. Le choeur donne le meilleur avec de lumineuses voix de soprano.

La cantate Jesu, meines Lebens Leben, BuxWV 62 est une vaste chaconne sur un texte qui retrace les souffrances du Crucifié. Les variations sur la basse obstinée donnent aux solistes l'occasion de briller, chacun à sa façon. Caroline Weynants nous régale de sa voix pure, Jan Kullmann (alto), Lionel Meunier (ténor) et Philippe Froeliger (ténor) forment un trio très harmonieux. Robert Buckland impressionne par sa voix au timbre magnifique, aussi à l'aise dans l'aigu que les graves. Stéphanie True (soprano), Daniel Elgersma (alto) et Sebastien Myrus (baryton) chantent avec beaucoup d'émotion dans le verset le plus dramatique du texte Man hat dich serh hart verhönet. La conclusion très sobre appartient au choeur Vox Luminis.

Cette musique est émouvante par sa simplicité et son pouvoir d'aller au cœur avec cette touche de fantaisie et une inventivité qui n'appartient qu'à Buxtehude. L'Ensemble Masques et le choeur Vox Luminis ont donné vie à cette musique et l'ont servie avec amour et rigueur.
Ce texte est une extension d'une chronique parue récemment dans BaroquiadeS (2).


dimanche 7 octobre 2018

Haendel Il trionfo del tempo e del disinganno au festival d'Ambronay 2018


La Vérité dévoilée par le Temps

La Vérité dévoilée par le Temps par Gian Battista Tiepolo
Il trionfo del tempo e del disinganno est un oratorio composé par Georg Friedrich Haendel sur un livret du cardinal Benedetto Pamphili. L'oeuvre a été créée à Rome en juin 1707 au palais du cardinal Pietro Ottoboni. Dans une Italie catholique, le luthérien Haendel, âgé alors de 21 ans, se sentira bien vite comme un poisson dans l'eau. Très vite apprécié par les autorités ecclésiastiques romaines, il se lie d'amitié avec le cardinal Pietro Ottoboni, le cardinal Carlo Colonna et le cardinal Benedetto Pamphili. Encouragé à se convertir au catholicisme, il refuse poliment mais fermement, refus qui ne l'empêchera pas de faire une brillante carrière à Rome et à Naples. On reste pantois devant l'abondance et la qualité de la production musicale de Haendel pendant les trois années et demi qu'il passa en Italie. Il pratique presque tous les genres: la musique instrumentale, la cantate profane (cent vingt d'entre elles sont conservées), l'oratorio (Il trionfo del tempo e del disinganno et un autre chef-d'oeuvre, La Resurrezione, oratorio sacré, représenté en avril 1708 sous la direction d'Arcangelo Corelli), des psaumes (remarquable Dixit Dominus composé en 1707, Nisi Dominus, Laudate pueri Dominum de 1708, Salve Regina etc). Concernant l'opéra, après Rodrigo, premier essai très prometteur, créé en 1707 au théâtre Cocomero de Florence, Haendel ronge son frein à Rome où l'opéra était interdit par décret papal. Arrivé à Naples, il compose en 1709 Aci, Galatea e Polifemo pour un mariage ducal. Introduit auprès du vice roi de Naples, le cardinal Vincenzo Grimani, il entre vite dans les bonnes grâces de ce puissant personnage. Ce dernier écrit pour Haendel le livret d'un opéra dont le titre est Agrippina et ce dernier se met à l'ouvrage avec enthousiasme. L'oeuvre sera représentée à Venise le 29 décembre 1709 au théâtre San Giovanni Grisostomo, propriété du cardinal. Le succès sera phénoménal, succès mérité car cet opéra est un des plus créatifs du caro sassone.

Le Temps, la Désillusion, la Beauté et le Plaisir sont les quatre allégories dont l'affrontement forme l'essentiel de la trame de l'oratorio. Beauté qui a juré fidélité à Plaisir est interpellée par le Temps et par la Vérité ou Désillusion qui lui rappellent la fragilité et la brièveté de sa nature et que tout est voué à se faner puis mourir. Folle, tu nies le temps, alors qu'à cet instant même, il dévore ta beauté, lui dit Désillusion. Avec un miroir, Plaisir encourage Beauté à profiter de sa beauté et du moment présent. Je prépare les joies pour le moment présent, je n'offre pas un bonheur imaginaire inventé pour les héros. Ainsi Plaisir termine-t-il le premier acte avec cette vision hédoniste et épicurienne. Le même miroir que Beauté utilisait pour contempler ses charmes, a un tout autre objet lors du deuxième acte. Désormais baptisé Vérité, il est brandi par le Temps et Désillusion et convainc Beauté que les plaisirs terrestres sont finis pour elle et qu'il lui faut préférer ceux infinis du ciel. Beauté revêt le cilice et décide de se retirer dans un couvent là où les larmes semblent être viles mais au ciel ce sont des perles.

L'oratorio consiste donc en une succession de débats moraux aboutissant à une conversion. Comme le suggère René Jacobs dans un entretien (1), le cardinal Pamphili a peut-être cherché à représenter le personnage biblique de Marie-Madeleine dans celui de Beauté. La morale qui sous-tend ce texte est limpide et conforme à celle d'une époque marquée par le pontificat austère du pape Innocent XI (1611-1696). Elle prône la délivrance, par la foi et la grâce divine, de l'asservissement aux désirs terrestres et souligne que la voie qui mène au bonheur éternel est étroite et peut passer par de sévères mortifications. Quelques éléments de ce texte sont empruntés à l'article de Martine Vasselin : Le corps dénudé de la Vérité, qui au passage, fait remarquer que dans le livret du cardinal Pamphili, la Vérité est représentée ceinte d'un habit blanc et non pas nue comme l'a peinte Giovanni Battista Tiepolo dans son célèbre tableau, la Vérité dévoilée par le Temps (2).
Cloître de l'abbaye d'Ambronay

Par sa théâtralité toute baroque, cette œuvre s'apparente bien plus à un opéra qu'à un oratorio ce qui n'est pas étonnant puisque pendant toute sa vie, le compositeur saxon a montré que la frontière entre les deux genres était très perméable et il est donc normal qu'elle ait tenté des metteurs en scène.  Krzysztof Warlikowski, au moyen d'une audacieuse transposition, en a récemment proposé une lecture passionnante dont on peut lire un compte rendu dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/il-trionfo-haendel-haim-lille . Les allégories sont en principe des entités abstraites mais la musique de Haendel en fait des personnages de chair et d'os grâce à une caractérisation poussée. Par exemple, Plaisir dans son effort de séduire Beauté chante des airs aguicheurs puis, quand il comprend que la partie est perdue, tente de l'émouvoir (Lascia la spina) et enfin laisse éclater sa fureur (Come nembo che fugge...). La musique épouse donc les affects des protagonistes et leur affrontement est admirablement rendu par des duos (Il bel pianto dell'aurora...) et surtout le remarquable quatuor vocal qui termine l'acte I, Se non sei piu ministre di pene.... L'imagination du jeune musicien semble inépuisable par sa variété, ses contrastes et nous offre des morceaux exceptionnels comme par exemple le fameux Lascia la spina qui sera réemployé dans l'air d'Almirena Lascia ch'io pianga dans Rinaldo ou encore l'air avec hautbois obligé, bourré de chromatismes et de dissonances, chanté par Beauté, Io sperai trovar nel vero il piacer. Encore plus exceptionnel me paraît être le formidable Tu giurasti di non lasciarmi chanté par Plaisir, aux harmonies sauvages et agressives, audace d'un musicien de 22 ans qui ne sera plus renouvelée dans son œuvre future, du moins à ma connaissance. Enfin le compositeur réserve une surprise en terminant son œuvre avec un chant ineffable envoyant les auditeurs dans les hauteurs les plus éthérées.

Teatro San Giovanni Grisostomo de Venise où fut créé Agrippina de Haendel en 1709

C'est Sunhae Im, bien connue des amateurs de musique baroque qui incarnait Beauté avec grand talent. La soprano sud-coréenne a merveilleusement traduit l'évolution de son personnage qui léger et insouciant au début, est progressivement envahi par le doute comme le montre son air mélancolique, presqu'un lamento, Io sperai trovar nel vero il piacer. Elle gagne enfin les célestes hauteurs dans l'air sublime qui clôt l'oeuvre, Tu del ciel ministro eletto et on est ému jusqu'aux larmes. Le rôle de Plaisir, écrit pour un soprano masculin, a été confié ici à la soprano américaine Robin Johannssen. Cette dernière a été une révélation pour moi par la projection généreuse de sa voix, son beau timbre, son engagement exceptionnel notamment dans le prodigieux aria di furore Tu giurasti di non lasciarmi, son intonation parfaite. Son art a culminé dans l'avant dernier air de la partition Come nembo che fugge où elle vocalise de façon stupéfiante. Elle a montré qu'elle était aussi capable d'émouvoir avec un Lascia la spina parfaitement maitrisé. Désillusion (vérité) était chanté par Benno Schachtner, alto. Ce dernier m'a enchanté par sa voix bien projetée au timbre très séduisant. Son rôle comporte plusieurs airs centrés sur le charme mélodique et en particulier Piu non cura valle oscura, air où la ligne de chant du chanteur, particulièrement envoûtante est soulignée par de discrètes flûtes à bec. Personnage le plus sévère, il Tempo était chanté par James Way. Le ténor britannique m'a impressionné par la puissance de sa voix, il a triomphé dans l'aria di paragone E ben folle quel nocchier, qui emploie la métaphore favorite dans l'opéra seria du navire aux prises avec la tempête et dans lequel il manifesta son agilité vocale et la hardiesse de ses vocalises.

Le Freiburger Barockorchester a présenté un ensemble fourni comprenant les cordes, deux hautbois, deux flûtes à bec, un basson, un théorbe, une harpe, un clavecin et un orgue. Dès la sinfonia d'ouverture les deux violons solistes des pupitres de premiers violons et de seconds violons se sont livrés à une éblouissante démonstration de virtuosité avec de délicieux bariolages aériens. La première violon soliste donnera dans le sublime aria final un solo poignant de pureté et de simplicité et la démonstration que l'on peut obtenir une sonorité à tomber avec les cordes en boyaux nus ! Le violoncelle solo a également brillé avec plusieurs interventions magnifiques et peu vibrées. De superbes hautbois très incisifs sonnaient presque comme des trompettes dans l'aria di furore Come nembo che fugge. Les flûtes à bec ont agrémenté les passages les plus doux par leur ravissants gazouillis. Dans le continuo, on pouvait apprécier le son de la harpe baroque qui se livra, à la fin de Lascia la spina, à une délicate et subtile improvisation relayée avec autant de grâce par la violoniste solo. L'orgue joue un rôle important dans le continuo de cet oratorio et Haendel y a intercalé une sonate pour orgue interprétée avec brio. René Jacobs imprime sa personnalité et son génie musical à cet orchestre comme l'a montré la conclusion extraordinaire de l'oeuvre où il arrive à suspendre...le Temps sur la note finale jouée par l'orgue.

Le public a manifesté son enthousiasme par une bruyante ovation, succès pleinement mérité tant cette musique merveilleusement interprétée est propre à enchanter les oreilles de l'auditeur et à provoquer en lui une émotion intense. On peut l'écouter sur YouTube (3).

1. https://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/musique-classique/ambronay-2018-mythe-du-baroque-rene-jacobs-dit-tout-du-trionfo-de-haendel-279303
2.  https://journals.openedition.org/rives/2363?lang=en
3.  https://www.youtube.com/watch?v=u9Qy-iqsopU
4.  Ce texte est une version légèrement modifiée de la chronique parue dans BaroquiadeS. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/trionfo-del-tempo-haendel-jacobs-ambronay-2018








lundi 3 septembre 2018

Joseph Haydn Quatuor à cordes opus 76 n° 1


Dernière floraison estivale

Les quatuors de l'opus 76 ont été composés en toute probabilité pendant l'année 1797. Ils sont, avec ceux de l'opus 20, composés en 1772, soit un quart de siècle plus tôt, les quatuors les plus célèbres de Joseph Haydn. Les musicologues sont unanimes pour célébrer leur splendeur et leur esprit d'aventure, comme le dit si bien Marc Vignal (1,2). Ils sont sans doute plus avancés harmoniquement et formellement que les quatuors à cordes de l'opus 18 dont Beethoven avait commencé la composition en cette fin du 18ème siècle.

Ce n'est qu'assez tardivement que j'ai fait connaissance avec ce premier quatuor de l'opus 76. Il est moins joué que le n° 2 en ré mineur dit Les Quintes, le n° 3 en do majeur dit l'Empereur, le n° 4 en si bémol majeur dit Lever du Soleil et le n¨5 en ré majeur appelé parfois Grand largo solennel. Quand je l'entendis pour la première fois, je réalisai que c'était peut-être le plus extraordinaire (avec le n° 6 en mi bémol majeur, assez rarement joué également) de la série. En tous cas on peut dire que ce quatuor est une synthèse des six avec à la fois un scherzo beethovénien, un adagio d'une profondeur incroyable et un mouvement final que je n'hésite pas à placer au dessus de tous ceux des quatuors à cordes de Haydn.

Portrait du duc d'Alba (Francisco Goya, 1795, musée du Prado). Joueur d'alto, le duc tient une partition de Haydn, sans doute un quatuor à cordes

Allegro con spirito 2/2, structure sonate. Avec esprit nous dit Haydn. Rude tâche pour l'exécutant tant il est difficile d'être spirituel. Mais heureusement Haydn l'est pour deux et ça aide beaucoup ! On cite souvent l'audace de l'adagio, du menuetto et du finale mais on ne dit rien du premier mouvement alors que dans celui-ci, Haydn se prépare tout simplement à dynamiter la structure sonate.
Après une introduction consistant en trois accords vigoureusement sabrés, comme dans l'opus 71 et 74, le premier thème magnifique, inoubliable, jaillit du ventre du violoncelle, il coule de source avec une force tranquille et passe le relai à l'alto, toujours en solo. Puis c'est au tour du second violon de s'emparer du thème qui cette fois est accompagné par un contre-chant du violoncelle. Ce contre-chant s'apparente à un renversement du thème principal que l'on perçoit en filigrane. Ces jeux contrapuntiques se poursuivent jusqu'à la mesure 58 où retentit un unisson impressionnant des quatre instruments. Cet unisson est remarquable par les passages brutaux du mode majeur au mode mineur comme le fera Franz Schubert dans le finale de son quatuor à cordes n° 15 en sol majeur D 887 (3). Peu avant les barres de mesures, apparaît un thème nouveau en ré majeur possédant un grand charme et beaucoup d'esprit, issu de toute évidence du thème principal. On arrive au développement qui commence par un énoncé du thème initial à l'alto et accompagné par un nouveau contrechant en croches au second violon qui semble-t-il annonce une fugue. Mais ce fugato s'interrompt à peine énoncé, le style devient homophone avec des arpèges modulants au premier violon accompagnés par les autres instruments à la manière d'une fantaisie et on arrive de façon subtile à la réexposition. Cette dernière est loin d'être une répétition de l'exposition, comme c'est le cas souvent chez Mozart, mais son contenu est entièrement refondu avec des passages polyphoniques encore plus élaborés, associant le thème principal et les deux contre-chants. Finalement l'essentiel de l'élaboration thématique a lieu dans l'exposition et la réexposition dans cet allegro tandis que la partie centrale (le développement) n'est plus le centre de gravité de l'oeuvre comme c'était le cas dans les œuvres antérieures. On peut finalement considérer ce mouvement comme une structure tripartite dans laquelle les trois parties de poids sensiblement équivalents consistent en variations très libres sur un seul thème. On retrouvera un tel schéma dans plusieurs premiers mouvements des quatuors (le n° 3 en do majeur, le n° 4 en si bémol majeur, le n° 5 en ré majeur et le n° 6 en mi bémol majeur) de l'opus 76 et on verra progressivement la grande variation prendre le pas sur la structure sonate puis s'imposer dans le sixième quatuor en mi bémol.

Adagio sostenuto, do majeur 2/4. Rondo. Le terme de rondo qui évoque une danse légère ne rend pas justice à la profondeur de ce sublime adagio. Le refrain est exposé quatre fois, trois fois à la tonique do, une fois à la dominante sol et il y a quatre couplets. Le refrain est une admirable mélodie en valeurs longues, richement harmonisée, de nature hymnique (Marc Vignal). Une sensation d'immobilité, de stase temporelle que nous avions notée dans l'opus 74 n°3 est perceptible également ici (4). A chacun de ses exposés le refrain est harmonisé de façon subtilement différente mais toujours aussi bouleversante. Les couplets se ressemblent aussi beaucoup; en valeurs courtes, ils contrastent pas leur dynamisme avec le caractère statique du refrain. Ils consistent d'abord en un échange mystérieux entre un motif chromatique en doubles croches au violoncelle et une gamme en triples croches pointées au premier violon alors que les deux autres instruments accompagnent de batteries de doubles croches. Ce dialogue intense est suivi par des triples croches syncopées au premier violon de plus en plus expressives et de plus en plus aigues, se terminant par des octaves syncopés du premier violon dont l'effet est prodigieux. Chaque couplet se distingue cependant par des modulations nouvelles encore plus dramatiques ou alors mystérieuses qui évoquent irrésistiblement l'art de Franz Schubert. A la fin du quatrième couplet le premier violon atteint le do suraigu (do 6). Une coda très émouvante dans laquelle le motif chromatique s'enfonce pianissimo dans les profondeurs du violoncelle met un terme à ce sublime mouvement. De nombreux commentateurs ont évoqué à propos de ce mouvements Beethoven, celui des derniers quatuors à cordes en particulier. Je ne ressens pas de telles analogies. La concision extrême de Haydn est étrangère à Beethoven et ses suiveurs qui ont besoin d'espace et de temps pour s'exprimer.

Menuetto. Presto ¾. Après la stase temporelle, on revient sur terre avec le mouvement le plus débridé qui soit. La valeur de base est maintenant la noire et l'unité de temps, la blanche pointée. C'est dire qu'on est en présence d'un véritable scherzo qui cette fois évoque bien Beethoven. On note que les deux parties se terminent par des croches martelées et répétées fortissimo qui ressemblent beaucoup à celles qui parcourent le scherzo du quatuor n° 15 en sol majeur D 887 de Schubert ! Le trio, dans la même tonalité que le menuetto est plus classique. C'est un charmant Laendler chanté tout le long par le premier violon tandis que les autres instruments accompagnent en pizzicato. Ce délicieux trio constitue la seule détente dans ce quatuor particulièrement tendu et intense.

Finale. Allegro ma non troppo, sol mineur, 2/2. Structure sonate. Nous voici arrivés au finale le plus génial de tous les quatuors de Haydn. La tonalité de sol mineur surprend évidemment, c'est celle du précédent quatuor opus 74 n° 3 Le Cavalier (4). Chez Haydn, le dernier mouvement est généralement le plus léger et le plus optimiste. Il termine d'ailleurs souvent ses œuvres composées dans le mode mineur par un mouvement dans le mode majeur. C'est exactement le contraire ici, en effet ce mouvement est le plus dramatique des quatre et même un des plus échevelés de toute sa production. Je ne lui trouve d'équivalent que dans le finale de la sonate pour pianoforte en si mineur HobXVI.32 ou encore celui de la symphonie n° 44 en mi mineur. Il débute par un unisson furieux des quatre instruments, initié par un triolet et terminé par des trilles. Le triolet qui ouvre le thème lui donne un élan irrésistible. Le thème principal est repris par l'alto avec un contre-chant des deux violons. Ensuite incessamment, ce thème sera repris de manière souvent obstinée par chaque instrument ou sera échangé entre eux. De nouveaux accompagnements en triolets de croches ajoutent à l'agitation générale. Cette dernière se calme avant les barres de reprises pour laisser la place à un thème nouveau en si bémol mineur, syncopé, serti de dissonances étranges, dans lequel on pourra reconnaître une allure balkanique. Lors du développement très long, on assiste à un combat furieux entre l'instrument porteur du thème et les autres protagonistes. Tout s'arrête pour laisser place à un passage très mystérieux pianissimo où Haydn procède à une modulation enharmonique extraordinaire (on passe de ré bémol mineur à la majeur) (5). Le combat reprend de plus belle et on arrive au point culminant du développement (et du quatuor tout entier) où le triolet initiant le thème est répété à l'unisson dans un ostinato sauvage et frénétique qui anticipe étrangement ceux qui figureront dans les mouvements terminaux des quatuors n° 14 en ré mineur D 810 et n° 15 en sol majeur D 887 de Schubert ainsi que l'allegro final du quatuor n° 14 en do dièze mineur de Beethoven. Lors de la réexposition, la tension s'apaise avec un retour à la tonalité homonyme majeure que Marc Vignal a commenté longuement (6). Beethoven terminera son quatuor n° 11 en fa mineur de manière très similaire.

Maison de Joseph Haydn à Vienne

Quand on a écouté et assimilé ce quatuor, on devrait faire de même avec les cinq suivants. Chacun raconte une histoire différente et on mesure ainsi l'étendue de l'invention mélodique du compositeur et sa capacité à se renouveler totalement d'une œuvre à l'autre.

Dans une ultime et magnifique floraison créatrice, Haydn va consacrer ses cinq dernières années à la composition de quatre messes, la Missa in angustis HobXXII.11 (1798), la Theresienmesse HobXXII.12 (1799), la Schöpunsmesse HobXXII.13 (1801) et l'Harmoniemesse HobXXII.14 (1802), deux oratorios, La Création (1798), Les Saisons (1799 à1801) et entreprendra une série de trois quatuors à cordes dont seulement les deux de l'opus 77 (1799) seront réalisés. En 1803, sa plume s'arrête définitivement sur la page blanche du troisième mouvement de son quatuor à cordes opus 103.

  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p. 1345-6.
  2. Rosemary Hughes, Haydn string quartets, B.B.C. Music guides, London 1966.
  3. http://piero1809.blogspot.com/2016/10/quatuor-le-cavalier-de-haydn.html
  4. La tonalité de ré bémol mineur comporte 8 bémols à la clé, celle de la majeur comporte trois dièzes. Pour passer de l'une à l'autre, Haydn procède par enharmonie (http://piero1809.blogspot.com/2018/07/la-symphonie-n-39-de-mozart.html). Le ré bémol 2 du violoncelle devient un do #. Un do # 2 est-il équivalent à un ré bémol 2? Cela est vrai sur le clavier du piano, instruments à tempérament égal, mais n'est plus vrai avec des instruments comme le violon. Dans ce cas, un comma, c'est-à-dire environ 5,5 Hz, séparent le ré bémol d'un do #. Un violoniste ou un violoncelliste peuvent entendre un tel intervalle. Afin d'obtenir une intonation parfaite, le violoncelle va chercher le do# un octave plus bas et jouera donc un do # 1. Dans ces conditions, la différence d'un comma devient négligeable face à un saut d'octave, subtilité supplémentaire de la part de Haydn.
  5. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p 1346-8.