Juan Gris (1887-1927) Arlequin assis à la guitare(1919). Musée National d'Art Moderne (Paris) |
Le seizième volume de Haydn 2032 par Giovanni Antonini, Il giardino armonico et le Kammerorchester Basel est consacré à des symphonies de la haute maturité de Joseph Haydn (1732-1809) : la n° 90 datant de 1788 et les n° 94 et 98, deux symphonies Londoniennes composées en1792. J’ai préféré aborder ces oeuvres dans l’ordre chronologique et non dans l’ordre où elles figurent dans le CD. En complément figure dans cet album la sinfonia, La scala di sete, de Gioachino Rossini (1792-1868). Le compositeur de Pesaro admirait l’oeuvre de Haydn et s’en inspira à l’occasion.
Symphonie n° 90 en do majeur, Hob I.90
Première des trois symphonies dites d'Ogny, la symphonie n° 90 en ut majeur et les deux autres n° 91 en mi bémol majeur et n° 92 en sol majeur, dite Oxford, résultent d'une nouvelle commande du Concert de la Loge Olympique à Joseph Haydn. Elles parurent pour la première fois à Paris en 1790 chez Le Duc (1) mais les symphonies n° 90 et 91 étaient déjà composées en 1788. La symphonie n° 90 est écrite pour un effectif comportant le quintette à cordes, deux hautbois, une flûte, deux bassons, deux cor en do, deux trompettes et les timbales (ces deux dernières rajoutés ultérieurement). D'après EC Robbins Landon, deux cors basso doivent être employés si les trompettes et les timbales sont présentes, par contre si on choisit une orchestration sans timbales ni trompettes, il faudra utiliser des cors alto (2).
La symphonie débute par une introduction adagio dont le fortissimo initial surprend. La suite se déroule piano et donne aux deux bassons un rôle important. Le thème de L'allegro assai 4/4 avait déjà été énoncé dans l'introduction à un tempo bien plus lent. Ce thème, des notes répétées spiccato aux violons, suivies par un gruppetto possède une énergie latente non dépourvue de charme. D'emblée on remarque dans ce mouvement la beauté de l'orchestration, la nervosité des basses, l'importance des bois et les sonorités aiguës et même perçantes des cors et des trompettes. Ce mouvement est une structure sonate aérée avec un second thème bien distinct énoncé par une flûte puis par le hautbois, très simplement accompagnés par les violons. L'exposition se termine piano par un court motif de sept notes. C'est ce motif qui initie le développement en donnant lieu à des imitations entre violons et basses. Le second thème est repris en fa majeur toujours par les bois mais c'est le premier thème qui apparait fortissimo et donne lieu à un passage contrapuntique très énergique, puissamment scandé par cors, trompettes et timbales. Lors de la re-exposition on note d'abord des modulations nouvelles accompagnées de sforzandos ainsi qu'un nouveau contrechant chromatique qui en se superposant au thème initial apporte une soudaine densification du discours musical.
Andante en fa majeur 2/4. Ce mouvement, typique de Joseph Haydn, est un compromis entre le thème varié et le rondo. Le thème aux premiers violons doublés par un basson a un caractère populaire, il est richement harmonisé par les seconds violons. Le couplet qui suit en fa mineur, est typique des minore présents au centre de maintes symphonies de la maturité. Les contrastes fréquents entre passages fortissimo et pianissimo accentuent son caractère dramatique. L'épisode suivant en fa majeur, est une variation lumineuse dans laquelle le thème est joué par une flûte virevoltante et accompagné par des violons staccato alors que les autres instruments se taisent. Le retour du couplet en fa mineur n'apporte pas de grands changements. On revient en fa majeur avec une nouvelle variation. Le thème est maintenant confié au violoncelle solo et le premier violon solo accompagne avec des sextolets spiccato, le style est celui de la musique de chambre, du quatuor à cordes en fait car les vents se taisent. C'est enfin une merveilleuse coda qui termine ce morceau: la flûte et les autres bois s'emparent du thème tandis que le premier violon accompagne de triolets de doubles croches et les autres cordes de pizzicatos, le hautbois module en ré bémol majeur puis revient en fa, la fin pianissimo met en jeu tous les instruments de l'orchestre traités en solistes. Haydn nous ravit une fois de plus avec une orchestration à la fois transparente et subtile.
Le menuetto très développé a acquis dans cette symphonie un poids et une signification musicale comparables à ceux des autres mouvements. C'est le hautbois qui tient la vedette dans la délicieuse petite valse du trio.
Les caractéristiques que nous avons aimées dans le premier mouvement: importance et indépendance des bois, éclat des cuivres, nous les retrouvons dans le finale Allegro assai 2/4. Le thème de ce finale léger et populaire a un caractère schubertien. Anthony Hodgson fait remarquer que ce thème prend toute son extension dans un magnifique tutti où le thème est clamé par les basses et les bois à l'unisson fortissimo sous les trémolos des violons (3). Ce thème alimentera l’exposition, le magnifique développement et la re-exposition. Tout s’arrête et on croit le mouvement terminé mais, facétie du génial compositeur, après une pause, le thème initial reparaît dans la tonalité éloignée de ré bémol majeur et le finale se termine dans un ut majeur clairement affirmé par une combinaison d’un rythme militaire aux cuivres, aux timbales et aux basses fortissimo et du thème principal aux violons, passage grandiose rappelant la fin de la symphonie n° 82 l'Ours en ut majeur également.
Le Canigou (1921) Buffalo Art Museum |
Symphonie n° 94 en sol majeur, La Surprise, Hob I.94
Elle a été créée à Londres le 23 mars 1792. J’ai eu le bonheur de travailler à l'alto cette symphonie dans un orchestre symphonique. C'est une expérience instructive que d'écouter cette oeuvre "de l'intérieur". La partie d'alto se trouve au coeur du groupe des cordes et de mon poste on a une vue très particulière sur cette oeuvre emblématique de Joseph Haydn. On constate que sous une façade particulièrement aimable, se cache une oeuvre bien plus élaborée et complexe qu'il n'y parait.
Le premier mouvement est une merveille d'harmonie. Après une introduction lente Adagio cantabile ponctuée de zones d’ombre, survient le joyeux Vivace assai au thème principal bondissant. Les mélodies s'enchaînent avec douceur et naturel, on croit qu'il y a plusieurs thèmes alors que cette forme sonate est construite sur la seule idée de départ. Le développement est relativement court (cinquante mesures) et constamment dans le mode mineur. La re-exposition est variée avec fantaisie. Ces considérations s'appliquent évidemment aux trois autres mouvements. Au delà de la maîtrise technique, il faut évidemment essayer de bien exprimer tout l'humour qui pullule dans cette partition, c’est ce que font avec maestria Giovanni Antonini, Il giardino armonico et le Kammerorchester de Bâle.
L’andante en do majeur est devenu célèbre à cause de son fameux coup de timbales, destiné, parait-il, à réveiller les auditeurs somnolents. Justement l'exécution doit éviter ce piège car si les auditeurs s'endorment c'est que l'orchestre a échoué! Ce n’est pas le cas de la présente exécution pleine de charme et de fantaisie. Selon H.C. Robbins Landon, ce thème fameux se trouve également dans des esquisses de Mozart qui prouvent que ce dernier avait pour projet de l'utiliser dans une oeuvre nouvelle qui ne vit jamais le jour. En tout cas ce morceau enchanteur se termine par une reprise du thème pianissimo par les vents avec une harmonisation mystérieuse des cordes.
Le menuetto, est noté allegro molto par Haydn. Ce tempo contraste avec celui généralement modéré du menuet qui rappelons-le est une danse généralement gracieuse. C’est peut-être une nouvelle plaisanterie du facétieux compositeur à moins que l’on y voie une tentative disruptive de renvoyer le menuet de cour aux poubelles de l’histoire et de le remplacer par le scherzo.
Le finale allegro molto est un rondo sonate typique avec un développement central basé sur le thème du refrain. La re-exposition est pleine de surprises et l’oeuvre se termine sur un fortissimo d’où émergent des trompettes et des timbales déchainées.
© Photo Pymouss La bouteille de rhum et le journal (1913) |
Symphonie n° 98 en si bémol majeur, Hob I.98
La symphonie n° 98 a été créée le 2 mars 1792 à Londres mais pourrait avoir été composée avant la précédente, probablement au cours des semaines qui suivirent le décès de Wolfgang Mozart. Plusieurs musicologues ont relevé dans cette symphonie plusieurs allusions à Mozart sous forme de citations. En outre, l'atmosphère de ses deux premiers mouvements, plus grave que de coutume, suggérait que Joseph Haydn avait composé cette symphonie en mémoire de son ami. L'instrumentation de la symphonie comporte le quintette à cordes, une flûte, deux hautbois, deux bassons, deux cors, deux trompettes et timbales. Un clavier (probablement un clavecin) intervient dans la dernière partie du finale. Certains auteurs ont suggéré que ce solo de clavecin constituait la marque de la présence du continuo tout au long de l’oeuvre (5). En tout état de cause cette symphonie est une des plus grandes de Haydn. Marc Vignal voit dans cette symphonie la première d'une lignée d'oeuvres aux vastes proportions en si bémol majeur aboutissant à la symphonie n° 5 de Bruckner (6).
L'introduction adagio en si bémol mineur est brève et donne d'emblée une couleur sombre à l'oeuvre. L'allegro 2/2, alla breve, reprend le thème de l'introduction transposé en si bémol majeur. Un second thème formé d'un dessin ascendant de quatre noire apparaît en fa majeur. Peu avant les barres de reprises, un troisième thème est joué par le hautbois solo et donne lieu à une admirable suite modulée au caractère romantique d'une grande intensité. Le développement est construit principalement sur le premier thème qui donne lieu à des entrées de fugue à une mesure de distance tandis que se développe aux violons un accompagnement en croches très tourmenté engendrant des dissonances acerbes. Le thème initial se modifie en dramatiques sonneries des cors et des trompettes. Tout ce développement est unique dans les symphonies de l'époque par son contrepoint serré et son caractère sévère. La re-exposition affirme triomphalement le thème principal.
L'adagio cantabile s'ouvre par un thème ayant un caractère de cantique ; il présente aussi une ressemblance avec l'air de la comtesse "Dove sono..." Dans les Noces de Figaro. La suite est assez similaire à un passage de l'andante de la symphonie n° 41 Jupiter de Mozart comme cela a déjà été dit (6). Chez Haydn ce passage débouche sur un "minore" particulièrement émouvant dans lequel le thème, du fait de sa transposition dans le mode mineur, devient chromatique: sol, la bémol, fa#, sol (7). Ce thème est joué principalement par les basses dans différentes tonalités mineures ; il est accompagnés par les violons staccato et par les bois dans leur registre aigu. On croit entendre des sanglots dans cette musique désespérée. Dans la re-exposition très modifiée, le thème aux violons est maintenant accompagné par un violoncelle solo. Les deux hautbois s'emparent du thème à leur tour et sont également accompagnés par les sextolets du violoncelle solo. Après un magnifique passage confié aux bois, le mouvement se termine pianissimo dans une ambiance apaisée.
Comme dans toutes les symphonies Londoniennes, le menuetto allegro est un brillant morceau symphonique aux vastes proportions.
Le finale presto 6/8 est une structure sonate de près de 400 mesures. Le thème spirituel au rythme caractéristique est joué d'abord piano aux violons, il fait bientôt l'objet d'une puissante élaboration symphonique. Le second thème encore plus léger et aérien de caractère quasi Rossinien (8) donne lieu à de jolis échos des flûtes et bassons. Ce second thème fera les frais du développement, il est joué piano timidement au premier violon solo en ré bémol majeur et par enharmonie (9) passe en ut dièze mineur, tonalité très éloignée du ton principal provoquant une curieuse sensation chez l'auditeur. Un thème nouveau basé sur un arpège descendant apparaît fortissimo aux cordes, thème très voisin d'un motif apparaissant à la même place dans la symphonie Prague de Wolfgang Mozart! Le contraste est vif entre ce puissant tutti symphonique et le second thème que le violoniste soliste fait passer par les tonalités les plus variées. Les deux thèmes s'opposent ainsi pendant toute la durée du développement. La re-exposition, d'abord voisine de l'exposition, aboutit à un point d'orgue et à un changement de tempo qui de presto passe à moderato: le premier thème reparaît, nettement modifié car agrémenté d'une gamme chromatique, il est suivi par un passage à l'orchestration massive impliquant abondamment les trompettes et les cors de caractère très beethovénien. Enfin un dernier retour du thème principal piano au violon se produit avec cette fois un magnifique accompagnement de clavecin, surprise soigneusement ménagée ou dernière facétie du génial maestro? Ainsi une symphonie qui avait commencé dans le drame se termine dans l'allégresse.
Dans ces trois oeuvres imposantes et dans l’Echelle de soie de Rossini, le Basel Kammerorchester et Il giardino armonico ont uni leurs forces pour le meilleur. Les instruments à cordes et les bois datent pour la plupart du temps de Joseph Haydn, les trompettes et les cors sont naturels. Le son produit est prodigieux et est vraisemblablement fidèle à ce que Haydn aurait souhaité écouter de son poste de directeur musical à Londres dans la décennie 1790.
Le tapis bleu (1925) Centre national d'art et de culture Georges Pompidou. |
(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1205-12.
(2) E.C. Robbins Landon, Joseph Haydn Symphonies 88-92, Dover Publications, New York, 1983.
(3) Anthony Hodgson, The Music of Joseph Haydn. The Symphonies, The Tantivy Press London, 1976, pp. 119-21.
(4) Staccato, spiccato: termes violonistiques signifiant que les notes doivent être jouées détachées avec un coup d'archet spécial. https://fr.wikipedia.org/wiki/Staccato
(5) Anthony Hodgson, The Music of Joseph Haydn, The Symphonies, The Tantivy Press, London, 1976, pp. 137-8.
(6) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1296-9.
(7) La remarquable partie centrale en sol mineur du second mouvement du trio en mi bémol majeur pour clarinette, alto et piano K1 498 de Mozart est basée sur un motif identique.
(8) Les motifs rossiniens sont nombreux dans les dernières symphonies de Haydn : finales des symphonies n° 86 (2 ème et 3 ème thèmes), 88, 92 (2 ème thème).
(9) Enharmonie. Haydn transforme une séquence re bémol mi bémol en do# re# voir aussi http://fr.wikipedia.org/wiki/Modulation_(musique)