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dimanche 21 août 2016

Mozart est-il un novateur?

Comme nous l'avons vu dans le texte précédent, Mozart, n'ayant pas créé de formes nouvelles et n'ayant pas révolutionné l'harmonie, ne semble donc pas être un novateur. Dans une deuxième partie nous allons modifier notre angle d'approche en examinant quelques œuvres majeures de Mozart appartenant à des genres musicaux différents.





Idomeneo, un opera seria pas comme les autres.
Quand on compare Idomeneo (1780) aux opere serie 
contemporains (Giulio Sabino de Giuseppe Sarti 1781, Orfeo de Ferdinando Bertoni 1776...), on peut aisément constater que Mozart
 n'a pas crée une catégorie opératique nouvelle.
 Calzabigi et Gluck avaient déja réalisé la réforme de
l'opéra seria en incorporant choeurs et ensembles, à 
la manière de la tragédie lyrique française, dans la suite 
interminables d'arias entrecoupés par le récitatif
 sec qui caractérisait l'opéra seria baroque et préclassique avant cette 
réforme. Tommaso Traetta avait, avec Antigona (1771), effectué aussi
 magistralement sa propre réforme. Mais en écoutant 
Idomeneo, dès la sinfonia qui ouvre l'opéra, on aquiert immédiatement l'évidence que
 Mozart a crée une oeuvre nouvelle, éminemment moderne. Dans Idomeneo, airs passionnés,
 choeurs grandioses, ensembles pleins de vie, sont
 intégrés dans une action dramatique efficace et sont soustendus par une 
instrumentation audacieuse sans équivalent, à ma connaissance, à l'époque de la composition de cet opéra, à tel point que certains ont pu parler d'opéra symphonique (1,2). Quand on écoute le sublime quatuor vocal du troisième acte, Andro, ramingo e solo..., comment ne pas penser au quartetto Sire, soggetta è a voi la metà della terra.., au troisième acte de Don Carlo (version de Milan) de Verdi. Les choeurs qui ponctuent régulièrement l'action sont parmi les plus beaux que je connaisse dans un opéra. Un opéra aussi riche constitue un jalon incontournable dans l'évolution de l'opéra italien en tant que drame musical à la fin du 18ème siècle et à l'orée du 19ème siècle, avant Ecuba de Luigi Manfroce et plus tard Otello de Gioachino Rossini.
Il en est de même dans le domaine du dramma giocoso (ou sa variante le dramma eroicomico). Malgré les réussites éclatantes de Giovanni Paisiello dans Il Re Teodoro in Venezia (1784), La Molinara (1788), de Giuseppe Haydn dans Orlando paladino (1782), d'Antonio Salieri dans la Grotta di Trofonio (1785), Axur re d'Ormus (1788), de Vicent Martin i Soler dans L'Arbore di Diana (1788) et même de Domenico Cimarosa dans Le Trame deluse (1786) et Il Matrimonio segreto (1792), force est de constater que Don Giovanni se situe dans une autre dimension. La caractérisation des personnages d'une rare pénétration psychologique ainsi que l'universalité des affects et des passions le font justement classer, parmi les sommets de l'opéra, toutes catégories confondues. Il me semble également que La Flûte Enchantée apparait comme le premier grand opéra allemand que la postérité ait retenu après de nombreux essais dans ce domaine dont le remarquable Guenther von Schwarzburg de Ignaz Holzbauer (1777) (2) , célèbre à son époque et que Mozart apprécia et l'Obéron de Paul Wranitzky (1789). Quand la portée d'une œuvre d'art trancende à ce point les barrières d'époque et de style, force est de constater que son auteur pourrait bien être quand même un novateur.
Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788)

Concerto pour pianoforte en do mineur K 491
Comme on l'a déja dit, Mozart n'a pas crée le concerto
 pour clavier, Carl Philipp Emmanuel et Wilhelm
 Friedmann Bach avaient déja porté ce genre, à la suite de leur père, à des
 sommets. Les quelques dix sept concertos pour pianoforte et orchestre composés entre 1782 et 1790 constituent pourtant un ensemble unique dans l'histoire de la musique par leur qualité, leur diversité et leur originalité. On pourra lire à ce propos le passionnant livre de C. M. Girldestone: Mozart et ses concertos pour piano (3). Quelques œuvres phares brillent particulièrement comme les concertos n° 17 en sol majeur K 453, n° 20 en ré mineur K 466, l'andante mythique du n° 21 en do majeur K 467, le n° 23 en la majeur K 488, et le grandiose n° 25 en do majeur K 501 mais c'est le concerto pour piano n°24 en do mineur
 KV 491, qui est, à mon humble avis, le plus grand d'entre eux. Il est d'abord le plus richement orchestré avec 
son instrumentation comportant une flute, 2 hautbois,
2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes,
timbales et cordes. L'audace de l'orchestration, la vigueur de l'élaboration thématique, les 
trouvailles harmoniques et plus généralement l'esprit
 d'aventure qui règne dans cette oeuvre géniale font d'elle une création nouvelle (3). N'est-elle pas la première d'une glorieuse série de
 concertos pour piano comprenant le troisième de
 Beethoven en do mineur (qui lui ressemble tant!) et aboutissant au premier concerto
 en ré mineur de Brahms ? D'ailleurs Beethoven et Brahms 
utiliseront à peu de choses près la même formation instrumentale (quatre cors cependant chez Brahms) et se
 réfèrent souvent aux deux concertos de Mozart en
 re mineur K 466 et do mineur K 491 (Beethoven a d'ailleurs écrit une magnifique cadence pour le concerto K 466). Bien plus tard on pourra trouver dans le concerto n° 3 en ré mineur opus 30 de Rachmaninov et surtout dans le concerto pour deux pianos en ré mineur FP 61 de Francis Poulenc de nombreux échos mozartiens et même une citation textuelle de la romance du concerto K 466. Quand une œuvre laisse une telle postérité n'est-ce pas le signe qu'elle constitue une borne clé dans l'histoire de la musique?



Michael Haydn (1737-1806) par Franz Xaver Hornöck

Quintette avec deux altos en do majeur K 515
Le quintette à cordes avec deux altos peut être considéré comme un genre musical bien distinct du quatuor à cordes. L'addition d'un deuxième alto modifie en effet le centre de gravité sonore de l'ensemble. Michael Haydn, s'était illustré avec bonheur dans ce genre musical. Les deux magnifiques quintettes en si bémol MH 187 et en sol majeur MH 189, composés en 1773 par Michael Haydn, impressionnèrent beaucoup Mozart qui composa quelques mois après un quintette en si bémol majeur K 174 qui n'égale pas, loin s'en faut, les créations de son ainé en charme et en spontanéité. Avec le quintette à deux altos KV 515
 en do majeur (1787), composé plus de dix ans plus tard, Mozart jette un pavé dans la mare. Quel musicien contemporain
 aurait été capable de concevoir, pour
 le premier mouvement, une monumentale structure sonate
 de près de 400 mesures à 4/4, comportant trois thèmes dont 
le premier d'un souffle extraordinaire est proche du
 thème initial du 7ème quatuor Razumowski de Beethoven,
 et un magistral développement sur les trois 
thèmes (4)? Bien que les autres mouvements des trois autres quintettes KV 516 en sol mineur, KV 593 en ré majeur et KV 614 en mi bémol majeur reviennent à des proportions plus classiques, il n'en demeure pas moins que ces quatre quintettes, aussi différents les uns des autres qu'on peut l'être, sont une authentique création mozartienne par leur caractère très personnel, leur richesse mélodique et leur lyrisme. Il existe un fragment important d'un quintette en la mineur K 515c datant peut-être de 1791 dont le superbe thème initial, proche à mon humble avis, du thème des violons de l'Agnus Dei, composé par Süssmayer-Eybler, pour la messe de Requiem K 626, fait amèrement regretter que ce quintette soit resté à l'état d'esquisse. La postérité de ces quintettes mozartiens sera nombreuse et brillante. A partir de 1801, Luigi Boccherini composera une série de 11 quintettes avec deux altos. Viendront également les trois remarquables quintettes en mi bémol majeur, opus 4, en do majeur, opus 29 et en do mineur, opus 104 de Ludwig van Beethoven, sept quintettes de Louis Spohr, deux chefs-d'oeuvre de Johannes Brahms en fa majeur opus 88 et en sol majeur opus 111 et une très belle œuvre unique d'Anton Bruckner en fa majeur WAB 112....

Quatuor pour pianoforte et trio à cordes K 478.
Chez Mozart le premier essai est rarement un coup de maître, c'est pourtant le cas avec le quatuor pour pianoforte, violon, alto et violoncelle en sol mineur
 KV 478, une formation musicale explorée par le salzbourgeois en 1785 sur la demande de l'éditeur Hoffmeister (5). Johann Schobert, deux décennies auparavant, avait
 déja écrit des œuvres surprenantes: les sonates en quatuor opus VII et XIV pour clavecin, deux violons et violoncelle. Carl Philipp Emmanuel Bach écrivit peu avant sa mort (1787) trois sublimes quatuors pour pianoforte, violon, alto et violoncelle Wq 93, 94 et 95, relevant d'un style très particulier. Toutefois ces œuvres aussi belles soient-elles, regardent plutôt vers le passé (6), malgré l'audace de leurs harmonies. Seul Mozart, dans le
 puissant et vaste premier mouvement du quatuor K 478,
 inaugure avec une réussite exceptionnelle un nouveau
 genre musical que les romantiques, Mendelsohn, auteur à l'âge de 13 ans d'un superbe quatuor pour piano et trio à cordes en do mineur opus 1, Schumann avec son quatuor avec piano en mi bémol majeur opus 47, Brahms et son surprenant quatuor en sol mineur opus 25 porteront à des sommets et qui aboutira au 2ème quatuor en sol
 mineur opus 45 de Gabriel Fauré. La longue coda du premier mouvement de ce quatuor K 478, citée entièrement dans le dictionnaire de la musique de Marc Vignal, est un des passages les plus géniaux de l'oeuvre de Mozart.



Sonate pour pianoforte K 533.
Les soixante deux sonates de Joseph Haydn forment certes un monument dont l'importance musicologique est considérable. Il en est de même avec les quelques cent dix sonates de Muzio Clementi. Ces deux corpus s'enchainent sans hiatus avec les trente deux sonates de Beethoven. Bien que les dix huit sonates attribuées généralement à Mozart ne semblent pas jouer un rôle comparable ni dans son oeuvre ni dans l'histoire de la musique (7a), je voudrais cependant m'attarder un peu sur la sonate n° 16 en fa majeur K 533 de 1788. Contemporaine de l'aimable concerto n° 26 en ré majeur K 537 dit du Couronnement, elle en diffère profondément car c'est une des œuvres les plus concentrées de Mozart. Elle contient en effet peu de notes mais beaucoup de musique. Dans le premier mouvement Allegro, le modèle est peut-être le finale de la sonate pour pianoforte en ré majeur n° 56 HobXVI.42, composée par Joseph Haydn en 1784 (7b). L'art du contrepoint et la présence de nombreux canons, imitations, fugatos dans ce mouvement témoignent également de l'intérêt de Mozart pour des modèles plus anciens tels Haendel ou J.-S. Bach. C'est dans l'andante en si bémol majeur que s'épanouit le génie mozartien. Ce mouvement est un des plus profonds de Mozart. Il est bâti sur deux thèmes. Le premier est grave et même sombre et dans sa deuxième partie se signale par une progression harmonique en sixtes et tierces passionnées. Le second thème est une admirable mélodie, chantée par la main droite du pianiste, émaillée de modulations subtiles et de chromatismes. Le développement d'une intensité à couper le souffle combine génialement les deux thèmes, les deux mains du pianiste les échangeant alternativement. La progression harmonique du thème initial fait ensuite l'objet d'une vaste extension avec les dissonances les plus extraordinaires de l'oeuvre de Mozart et c'est de manière tout à fait justifiée que Georges de Saint Foix a pu évoquer en même temps Jean-Sébastien Bach et Richard Wagner à propos de ce mouvement (8). Le rondo final est une pièce rapportée, composée deux ans plus tôt (K 494). Par la rigueur de sa conception, et l'originalité de sa forme, une synthèse de rondo, et de variations, ce mouvement est parfaitement digne des précédents. Cette extraordinaire sonate K 533 ainsi que deux pièces qui l'encadrent : le rondo en la mineur K 511 et l'adagio en si mineur K 534 montre qu'à cette époque de sa vie, Mozart cherchait à confier au pianoforte de nouveaux moyens d'expression.

En tout état de cause, les exemples choisis montrent à
 l'évidence que Mozart, s'il n'est pas le créateur d'un langage musical nouveau ou de
 genres et de formes, est, dans certaines de ses œuvres, un novateur au même 
titre que Beethoven et Haydn. On ne peut passer sous silence le fait qu'à l'âge de la mort de Mozart, Joseph 
Haydn n'avait pas encore écrit sa fameuse trilogie des 
symphonies n°45 (fa dièze mineur, Les Adieux), 46 (si
 majeur), 47 (sol majeur), toutes trois
 datant de 1772 ainsi que ses six quatuors du Soleil
 opus 20 de la même année qui révélèrent de façon éclatante au jeune Mozart et 
au monde qu'il etait le plus grand musicien vivant.
 Quelles nouvelles surprises nous aurait réservé Mozart s'il avait vécu plus longtemps?


  1. Sergio Alapont, Un opéra symphonique avant l'heure, Programme Idomeneo, Opéra National du Rhin, 2016.
  2. En composant Idomeneo, Mozart s'est sans doute souvenu de Guenther von Schwarzburg, opéra de Holzbauer qui l'impressionna beaucoup quand il l'entendit en 1778 à Mannheim.
  3. C.M. Girdlestone, Mozart et ses concertos pour piano, Desclée de Brouwer, Paris 1953.
  4. Une année auparavant en 1786, Michel Haydn compose deux agréables quintettes pour deux altos en fa MH 411 et en si bémol majeur MH 412 en sept mouvements qui appartiennent plutôt au genre du divertimento et qui n'ont pas grand chose à voir avec les quintettes de Mozart de 1787 même s'ils ont peut-être joué un rôle de catalyseur dans la conception de ces derniers. Parmi les quintettes avec deux altos de Mozart, je n'ai pas tenu compte du quintette en do mineur K 406 (K 516b) qui est une transcription pour quintette à cordes de la sérénade en do mineur pour octuor à vents K 388.
  5. Hoffmeister avait commandé à Mozart une série de trois quatuors pour pianoforte, violon, alto et violoncelle. Mécontent de l'accueil très froid du public à l'audition du premier quatuor en sol mineur, il demanda au compositeur de s'arrêter là. Mozart termina toutefois un second quatuor en mi bémol majeur K 493.
  6. Le violoncelle qui double la basse du pianoforte dans les quatuors de Carl Philipp Emmanuel Bach, à la manière baroque, est indiqué ad libitum.
  7. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, 7a pp 1145-8, 7b pp. 1080-2
  8. Georges de Saint Foix, W.-A. Mozart. Volume IV. L'Epanouissement. Desclée de Brouwer, 1945, pp 312-5. Mon interprétation favorite de la sonate K 533 est celle de Marcelle Meyer.