Comme
nous l'avons vu dans le texte précédent, Mozart,
n'ayant pas créé de formes nouvelles et n'ayant pas révolutionné
l'harmonie, ne semble donc pas être un novateur. Dans une
deuxième partie nous allons modifier notre angle d'approche en
examinant quelques œuvres majeures de Mozart appartenant à des
genres musicaux différents.
Idomeneo,
un opera seria pas comme les autres.
Quand
on compare Idomeneo
(1780) aux opere
serie
contemporains (Giulio
Sabino
de Giuseppe Sarti 1781, Orfeo
de Ferdinando Bertoni 1776...), on peut aisément constater que
Mozart
n'a pas crée une catégorie opératique nouvelle.
Calzabigi et Gluck avaient déja réalisé la réforme de
l'opéra
seria en incorporant choeurs et ensembles, à
la manière de la
tragédie lyrique française, dans la suite
interminables d'arias
entrecoupés par le récitatif
sec qui caractérisait l'opéra
seria baroque et préclassique avant cette
réforme. Tommaso
Traetta avait, avec Antigona
(1771), effectué aussi
magistralement sa propre réforme. Mais en
écoutant
Idomeneo,
dès la sinfonia qui ouvre l'opéra, on aquiert immédiatement
l'évidence que
Mozart a crée une oeuvre nouvelle, éminemment
moderne. Dans Idomeneo,
airs passionnés,
choeurs grandioses, ensembles pleins de vie,
sont
intégrés dans une action dramatique efficace et sont
soustendus par une
instrumentation audacieuse sans équivalent, à
ma connaissance, à l'époque de la composition de cet opéra, à tel
point que certains ont pu parler d'opéra
symphonique (1,2).
Quand on écoute le sublime quatuor vocal du troisième acte, Andro,
ramingo e solo...,
comment ne pas penser au quartetto Sire,
soggetta è a voi la metà della terra..,
au
troisième acte de Don Carlo (version de Milan) de Verdi. Les choeurs
qui ponctuent régulièrement l'action sont parmi les plus beaux que
je connaisse dans un opéra. Un opéra aussi riche constitue un jalon
incontournable dans l'évolution de l'opéra italien en tant que
drame musical à la fin du 18ème siècle et à l'orée du 19ème
siècle, avant Ecuba
de Luigi Manfroce et plus tard Otello
de Gioachino Rossini.
Il
en est de même dans le domaine du dramma
giocoso
(ou sa variante le dramma
eroicomico).
Malgré les réussites éclatantes de Giovanni Paisiello dans Il
Re Teodoro in Venezia
(1784), La
Molinara
(1788), de Giuseppe Haydn dans Orlando
paladino
(1782), d'Antonio Salieri dans la
Grotta di Trofonio
(1785), Axur
re d'Ormus
(1788), de Vicent Martin i Soler dans L'Arbore
di Diana
(1788) et même de Domenico Cimarosa dans Le
Trame deluse
(1786) et Il
Matrimonio segreto
(1792), force
est de constater que Don
Giovanni se
situe dans une autre dimension. La caractérisation des
personnages d'une rare pénétration psychologique ainsi que
l'universalité des affects et des passions le font justement
classer, parmi les sommets de l'opéra, toutes catégories
confondues.
Il me semble également que La Flûte Enchantée apparait comme le
premier grand opéra allemand que la postérité ait retenu après de
nombreux essais dans ce domaine dont le remarquable Guenther
von Schwarzburg
de Ignaz Holzbauer (1777) (2) , célèbre à son époque et que
Mozart apprécia et l'Obéron
de Paul Wranitzky (1789). Quand la portée
d'une œuvre d'art trancende à ce point les barrières d'époque et
de style, force est de constater que son auteur pourrait bien être
quand même un novateur.
Concerto
pour pianoforte en do mineur K 491
Comme
on l'a déja dit, Mozart n'a pas crée le concerto
pour clavier,
Carl Philipp Emmanuel et Wilhelm
Friedmann Bach avaient déja
porté ce genre, à la suite de leur père, à des
sommets. Les
quelques dix sept concertos pour pianoforte et orchestre composés
entre 1782 et 1790 constituent pourtant un ensemble unique dans
l'histoire de la musique par leur qualité, leur diversité et leur
originalité. On pourra lire à ce propos le passionnant livre de C.
M. Girldestone: Mozart et ses concertos pour piano (3).
Quelques œuvres phares brillent particulièrement comme les
concertos n° 17 en sol majeur K 453, n° 20 en ré mineur K 466,
l'andante mythique du n° 21 en do majeur K 467, le n° 23 en la
majeur K 488, et le grandiose n° 25 en do majeur K 501 mais c'est
le concerto pour piano n°24 en do mineur
KV 491, qui est, à mon
humble avis, le plus grand d'entre eux. Il est d'abord le plus
richement orchestré avec
son instrumentation comportant une
flute, 2 hautbois,
2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2
trompettes,
timbales et cordes. L'audace de l'orchestration, la
vigueur de l'élaboration thématique, les
trouvailles harmoniques
et plus généralement l'esprit
d'aventure qui règne dans cette
oeuvre géniale font d'elle une création nouvelle (3). N'est-elle
pas la première d'une glorieuse série de
concertos pour piano
comprenant le troisième de
Beethoven en do mineur (qui lui
ressemble tant!) et aboutissant au premier concerto
en ré mineur
de Brahms ? D'ailleurs Beethoven et Brahms
utiliseront à peu
de choses près la même formation instrumentale (quatre cors
cependant chez Brahms) et se
réfèrent souvent aux deux concertos
de Mozart en
re mineur K 466 et do mineur K 491 (Beethoven a
d'ailleurs écrit une magnifique cadence pour le concerto K 466).
Bien plus tard on pourra trouver dans le concerto n° 3 en ré mineur
opus 30 de Rachmaninov et surtout dans le concerto pour deux pianos
en ré mineur FP 61 de Francis Poulenc de nombreux échos mozartiens
et même une citation textuelle de la romance du concerto K 466.
Quand une œuvre laisse une telle postérité n'est-ce pas le signe
qu'elle constitue une borne clé dans l'histoire de la musique?
Quintette
avec deux altos en do majeur K 515
Le
quintette à cordes avec deux altos peut être considéré comme un
genre musical bien distinct du quatuor à cordes. L'addition d'un
deuxième alto modifie en effet le centre de gravité sonore de
l'ensemble. Michael Haydn, s'était illustré avec bonheur dans ce
genre musical. Les deux magnifiques quintettes en si bémol MH 187 et
en sol majeur MH 189, composés en 1773 par Michael Haydn,
impressionnèrent beaucoup Mozart qui composa quelques mois après un
quintette en si bémol majeur K 174 qui n'égale pas, loin s'en faut,
les créations de son ainé en charme et en spontanéité. Avec le
quintette à deux altos KV 515
en do majeur (1787), composé plus
de dix ans plus tard, Mozart jette un pavé dans la mare. Quel
musicien contemporain
aurait été capable de concevoir, pour
le premier mouvement, une monumentale structure sonate
de près de
400 mesures à 4/4, comportant trois thèmes dont
le premier d'un
souffle extraordinaire est proche du
thème initial du 7ème
quatuor Razumowski de Beethoven,
et un magistral développement
sur les trois
thèmes (4)? Bien que les autres mouvements des
trois autres quintettes KV 516 en sol mineur, KV 593 en ré majeur et
KV 614 en mi bémol majeur reviennent à des proportions plus
classiques, il n'en demeure pas moins que ces quatre quintettes,
aussi différents les uns des autres qu'on peut l'être, sont une
authentique création mozartienne par leur caractère très
personnel, leur richesse mélodique et leur lyrisme. Il existe un
fragment important d'un quintette en la mineur K 515c datant
peut-être de 1791 dont le superbe thème initial, proche à mon
humble avis, du thème des violons de l'Agnus Dei, composé
par Süssmayer-Eybler, pour la messe de Requiem K 626, fait amèrement
regretter que ce quintette soit resté à l'état d'esquisse. La
postérité de ces quintettes mozartiens sera nombreuse et brillante.
A partir de 1801, Luigi Boccherini composera une série de 11
quintettes avec deux altos. Viendront également les trois
remarquables quintettes en mi bémol majeur, opus 4, en do majeur,
opus 29 et en do mineur, opus 104 de Ludwig van Beethoven, sept
quintettes de Louis Spohr, deux chefs-d'oeuvre de Johannes Brahms en
fa majeur opus 88 et en sol majeur opus 111 et une très belle œuvre
unique d'Anton Bruckner en fa majeur WAB 112....
Quatuor
pour pianoforte et trio à cordes K 478.
Chez
Mozart le premier essai est rarement un coup de maître, c'est
pourtant le cas avec le quatuor pour pianoforte, violon, alto et
violoncelle en sol mineur
KV 478, une formation musicale explorée
par le salzbourgeois en 1785 sur la demande de l'éditeur Hoffmeister
(5). Johann Schobert, deux décennies auparavant, avait
déja
écrit des œuvres surprenantes: les sonates en quatuor opus VII et
XIV pour clavecin, deux violons et violoncelle. Carl Philipp Emmanuel
Bach écrivit peu avant sa mort (1787) trois sublimes quatuors pour
pianoforte, violon, alto et violoncelle Wq 93, 94 et 95, relevant
d'un style très particulier. Toutefois ces œuvres aussi belles
soient-elles, regardent plutôt vers le passé (6), malgré l'audace
de leurs harmonies. Seul Mozart, dans le
puissant et vaste premier
mouvement du quatuor K 478,
inaugure avec une réussite
exceptionnelle un nouveau
genre musical que les romantiques,
Mendelsohn, auteur à l'âge de 13 ans d'un superbe quatuor pour
piano et trio à cordes en do mineur opus 1, Schumann avec son
quatuor avec piano en mi bémol majeur opus 47, Brahms et son
surprenant quatuor en sol mineur opus 25 porteront à des sommets et
qui aboutira au 2ème quatuor en sol
mineur opus 45 de Gabriel
Fauré. La longue coda du premier mouvement de ce quatuor K 478,
citée entièrement dans le dictionnaire de la musique de Marc
Vignal, est un des passages les plus géniaux de l'oeuvre de
Mozart.
Sonate
pour pianoforte K 533.
Les
soixante deux sonates de Joseph Haydn forment certes un monument dont
l'importance musicologique est considérable. Il en est de même avec
les quelques cent dix sonates de Muzio Clementi. Ces deux corpus
s'enchainent sans hiatus avec les trente deux sonates de Beethoven.
Bien que les dix huit sonates attribuées généralement à Mozart ne
semblent pas jouer un rôle comparable ni dans son oeuvre ni dans
l'histoire de la musique (7a), je voudrais cependant m'attarder un
peu sur la sonate n° 16 en fa majeur K 533 de 1788. Contemporaine de
l'aimable concerto n° 26 en ré majeur K 537 dit du Couronnement,
elle en diffère profondément car c'est une des œuvres les plus
concentrées de Mozart. Elle contient en effet peu de notes mais
beaucoup de musique. Dans le premier mouvement Allegro, le modèle
est peut-être le finale de la sonate pour pianoforte en ré majeur
n° 56 HobXVI.42, composée par Joseph Haydn en 1784 (7b). L'art du
contrepoint et la présence de nombreux canons, imitations, fugatos
dans ce mouvement témoignent également de l'intérêt de Mozart
pour des modèles plus anciens tels Haendel ou J.-S. Bach. C'est
dans l'andante en si bémol majeur que s'épanouit le génie
mozartien. Ce mouvement est un des plus profonds de Mozart. Il est
bâti sur deux thèmes. Le premier est grave et même sombre et dans
sa deuxième partie se signale par une progression harmonique en
sixtes et tierces passionnées. Le second thème est une admirable
mélodie, chantée par la main droite du pianiste, émaillée de
modulations subtiles et de chromatismes. Le développement d'une
intensité à couper le souffle combine génialement les deux thèmes,
les deux mains du pianiste les échangeant alternativement. La
progression harmonique du thème initial fait ensuite l'objet d'une
vaste extension avec les dissonances les plus extraordinaires de
l'oeuvre de Mozart et c'est de manière tout à fait justifiée que
Georges de Saint Foix a pu évoquer en même temps Jean-Sébastien
Bach et Richard Wagner à propos de ce mouvement (8). Le rondo final
est une pièce rapportée, composée deux ans plus tôt (K 494). Par la
rigueur de sa conception, et l'originalité de sa forme, une synthèse
de rondo, et de variations, ce mouvement est parfaitement digne des
précédents. Cette extraordinaire sonate K 533 ainsi que deux pièces
qui l'encadrent : le rondo en la mineur K 511 et l'adagio en si
mineur K 534 montre qu'à cette époque de sa vie, Mozart cherchait à
confier au pianoforte de nouveaux moyens d'expression.
En
tout état de cause, les exemples choisis montrent à
l'évidence
que Mozart, s'il n'est pas le créateur d'un langage musical nouveau
ou de
genres et de formes, est, dans certaines de ses œuvres, un
novateur au même
titre que Beethoven et Haydn. On ne peut passer sous silence le fait qu'à l'âge de la mort de Mozart, Joseph
Haydn n'avait pas
encore écrit sa fameuse trilogie des
symphonies n°45 (fa dièze
mineur, Les Adieux), 46 (si
majeur), 47 (sol majeur), toutes trois
datant de 1772 ainsi que ses six quatuors du Soleil
opus 20 de la
même année qui révélèrent de façon éclatante au jeune Mozart
et
au monde qu'il etait le plus grand musicien vivant.
Quelles
nouvelles surprises nous aurait réservé Mozart s'il avait vécu
plus longtemps?
- Sergio Alapont, Un opéra symphonique avant l'heure, Programme Idomeneo, Opéra National du Rhin, 2016.
- En composant Idomeneo, Mozart s'est sans doute souvenu de Guenther von Schwarzburg, opéra de Holzbauer qui l'impressionna beaucoup quand il l'entendit en 1778 à Mannheim.
- C.M. Girdlestone, Mozart et ses concertos pour piano, Desclée de Brouwer, Paris 1953.
- Une année auparavant en 1786, Michel Haydn compose deux agréables quintettes pour deux altos en fa MH 411 et en si bémol majeur MH 412 en sept mouvements qui appartiennent plutôt au genre du divertimento et qui n'ont pas grand chose à voir avec les quintettes de Mozart de 1787 même s'ils ont peut-être joué un rôle de catalyseur dans la conception de ces derniers. Parmi les quintettes avec deux altos de Mozart, je n'ai pas tenu compte du quintette en do mineur K 406 (K 516b) qui est une transcription pour quintette à cordes de la sérénade en do mineur pour octuor à vents K 388.
- Hoffmeister avait commandé à Mozart une série de trois quatuors pour pianoforte, violon, alto et violoncelle. Mécontent de l'accueil très froid du public à l'audition du premier quatuor en sol mineur, il demanda au compositeur de s'arrêter là. Mozart termina toutefois un second quatuor en mi bémol majeur K 493.
- Le violoncelle qui double la basse du pianoforte dans les quatuors de Carl Philipp Emmanuel Bach, à la manière baroque, est indiqué ad libitum.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, 7a pp 1145-8, 7b pp. 1080-2
- Georges de Saint Foix, W.-A. Mozart. Volume IV. L'Epanouissement. Desclée de Brouwer, 1945, pp 312-5. Mon interprétation favorite de la sonate K 533 est celle de Marcelle Meyer.