Emmanuelle Pesqué, historienne de
formation, en poste au Ministère de la Culture, a entrepris il y a plusieurs années, des recherche sur Ann Selina (Nancy) Storace, interprète inspirée des principaux
musiciens de la deuxième moitié du 18ème siècle dont Wolfgang Mozart. Une partie de ses travaux a fait l'objet
du présent ouvrage que j'ai eu le plaisir de lire et dont je dirai
quelques mots.
L'ouvrage est organisé de la manière
suivante : il comporte un avant propos suivi de trente trois
chapitres relatant les évènements importants de la vie d'Ann Selina Storace pour trente d'entre eux et des considérations plus
générales pour les trois derniers. Les chapitres possèdent un
titre qui résume de manière concise et avec une pointe d'humour
leur contenu. L' inglese en Italie (chapitre III) et
l'Italienne à Londres (chapitre XII), Les époux mécontents
(chapitre VII) sont des clins d'oeil bienvenus (1). Les chapitres III
à XII relatent les débuts en Italie d'Ann Selina, son mariage avec
John Abraham Fischer, sa brillante et heureuse carrière à Vienne et
sa rencontre avec Mozart. Les chapitres suivants XIII à XXX se
situent en Angleterre, sa terre natale, mis à part une escapade sur
le continent, alors en pleine guerre (chapitre XXII). Au cours de la
période anglaise, sont décrits : la rencontre avec Haydn,
divers épisodes très dramatiques dont le décès de son frère
Stephen, sa liaison avec le fameux ténor John Braham ainsi que la
pénible séparation des deux amants. Suivent des annexes : un
dossier iconographique, une chronologie résumant la carrière de la
Storace, les synopsis et la chronologie des opéras anglais qu'elle a
créés (notamment ceux de son frère Stephen Storace), un chapitre
très important consacré aux sources et à une vaste bibliographie
(impressionnante liste des titres de la presse périodique), la
discographie correspondant au répertoire de la chanteuse et un index
onomastique (noms propres présents dans le texte).
L'impression générale est celle d'un
ouvrage fournissant une quantité considérable d'informations émises
avec une obsession pour la fiabilité et la rigueur. La véracité de
l'information est garantie par des références renvoyant à des
ouvrages de musicologues et d'historiens de la musique, à des revues
musicales, à des articles journalistiques, à des témoignages
trouvés dans la presse de l'époque, à la correspondance d'Anna
Selina Storace et de tous ceux qui l'ont approchée. Des notes en bas
de page permettent d'éclairer ou d'approfondir certains aspects du
récit. De plus l'auteure utilise constamment des documents
authentiques intercalés dans le récit. Ces derniers illustrent de
facon à la fois éloquente, vivante, dramatique mais aussi souvent
amusante (rocambolesque escapade en Campanie du compagnon d'Ann, le
ténor John Braham) les principaux évènements ayant jalonné
l'existence bien remplie de l'artiste. Ces textes écrits pour la
plupart en anglais, allemand et italien ont requis un travail considérable
de traduction.
Au cours de la lecture de cet ouvrage,
le lecteur verra s'animer et vivre une personnalité douée d'un
grand pouvoir de séduction mais également de traits moins
avantageux. D'après les témoignages des contemporains rapportés
dans cet ouvrage, se dégage un personnage possédant un
franc-parler, beaucoup d'audace, une grande vivacité, une énergie
considérable en dépit d'une santé fragile. Le reproche de la
vulgarité revient souvent. Le physique est souvent critiqué, de
façon choquante à mon avis, la voix a aussi ses limites. Mais ce
qui ressort et que l'on retiendra c'est l'incomparable talent de la
chanteuse, à la fois musicienne et actrice née. Elle exprime avec
beaucoup de sentiment les affects les plus variés, elle émeut ou
amuse suivant le cas et elle incarne de manière incomparable les
personnages populaires de la comédie italienne ou bien anglaise.
C'est d'elle dont dépend le plus souvent le succès d'un opéra et
les impresarios ou responsables d'opéras l'on bien vite compris. La
Storace ne vit que pour la scène et la musique. Visse d'arte.
C'est sa plus grande force.
Vicent Martin i Soler. Ann Selina Storace fut Lilla dans Una Cosa rara. |
A travers le personnage de la Storace,
le lecteur sera également témoin de la vie musicale de son temps. Avec les très nombreux opéras qu'elle interprète, on voit
défiler les principaux compositeurs d'opéra italiens de l'époque.
Pasquale Anfossi, Giovanni Paisiello, Domenico Cimarosa, Giuseppe
Sarti, Antonio Salieri, Wolfgang Mozart, Giuseppe Haydn, Vicent
Martin i Soler etc...puis plus tard Giovanni Simone Mayr et Francesco
Gnecco.. Ce sont les mêmes compositeurs (et bien d'autres encore)
qui, avec la complicité de Joseph Haydn à la baguette, enchantent dans le même temps
les soirées du prince Nicolas II Eszterhazy, preuve que le prince
s'abreuvait aux mêmes sources que la cour de Vienne. La Storace a
servi tous ces compositeurs avec grand professionalisme et sans états
d'âme. La hiérarchie qui fut forgée dans les temps qui suivirent,
mettant Mozart sur un piédestal, n'apparaît pas dans sa bouche et
ses écrits. Considérant les relations de la diva et Mozart,
Emmanuelle Pesqué montre bien dans le chapitre XI, poétiquement
intitulé Ch'io mi scordi di te... (2), qu'aucun élément ne
permet actuellement de conclure à des relations autres que
professionnelles. Le compositeur qui émerge de ce vaste récit est
indiscutablement son frère, Stephen Storace, compositeur d'opéras
et auteur de pasticcios, aujourd'hui oublié et pour qui la Storace
va donner tout son art et son énergie. Les lecteurs de cet ouvrage
vont probablement brûler d'impatience de découvrir les opéras de
Stephen Storace, notamment The Haunted Tower....
Stephen Storace, frère d'Ann Selina et son compositeur préféré. |
Les plus brillants
interprètes du temps furent les familiers de la chanteuse. De
Michael Kelly, collègue et ami fidèle de Stephen et Ann Selina,
jusqu'au célèbre John Braham, collègue puis amant en passant par
Venanzio Rauzzini, le castrat pour qui Mozart composa son Exsultate Jubilate KV 165 en 1773, mentor d'Ann Selina auquel
Ann et John feront ériger une plaque commémorative.
Les librettistes font aussi partie de
l'environnement artistique de la diva. Giovanni Battista Casti,
Lorenzo da Ponte, Giovanni Bertati, Carlo Francesco Badini, sont bien
présents avec leurs rivalités ou leurs intrigues. Da Ponte, auteur
inspiré du livret des Noces de Figaro, de celui de l'Arbore di
Diana, d'Una Cosa rara, de La Grotta di Trofonio...y
joue évidemment un rôle de premier plan, pas toujours à son
avantage, que le lecteur découvrira avec intérêt.
Témoin d'une époque troublée, d'une
révolution et de guerres incessantes, Ann Selina traverse cette
période sans trop de dommages. Grâce à la plume de l'auteure, on
trouve d'intéressants témoignages de la vie de l'époque et tout
particulièrement de celle d'une Angleterre in tempore bello à
travers une presse pas tellement éloignée des tabloids
d'aujourd'hui. Les temps troublés n'empêchent pas une vie musicale
active relatée presqu'au jour le jour. On y apprend plein de choses
notamment l'existence de ces concerts à bénéfice si lucratifs pour
les artistes. Ces pages témoignent d'une remarquable connaissance de
la culture anglo-saxonne.
Dans un chapitre conclusif, Nancy
Storace, personnage de fiction, l'auteure montre combien la vie
riche et romanesque de la chanteuse a fasciné de nombreux romanciers
ou dramaturges et cela jusqu'à aujourd'hui dans le cinéma et la
télévision. Comme le dit l'auteure dans sa conclusion Ann Selina
Storace, au travers des images de la fiction, demeure un fantasme
mozartien autant qu'une icône du Siècle des Lumières (3).
Ce splendide ouvrage qui se présente
comme une thèse de doctorat, se lit en même temps comme un roman.
Un livre de 505 pages, incontournable pour les amoureux de Haydn et
Mozart, les amateurs de la musique de la deuxième moitié du 18ème
siècle, les chercheurs en musicologie et en histoire de la musique.
- Clin d'oeil à L'Italiana in Londra, dramma giocoso de Domenico Cimarosa et à Gli sposi malcontenti de Stephen Storace..
- Que je t'oublie ? Titre d'un magnifique air de concert pour soprano, pianoforte et orchestre K 505 de Mozart.
- Emmanuelle Pesqué, Nancy Storace, muse de Mozart et de Haydn, Emmanuelle Pesqué 2017. ISBN 978-2-9560410-0-9
Pierre Benveniste