Wolfgang Mozart
Giovanni de Gamerra, Livret
Antonello Manacorda,
Direction Musicale
Tobias Kratzer, Mise en
scène
Rainer Sellmayer, Costumes
Krystian Lada, Dramaturgie
Reinhard Traub, Lumières
Manuel Braun, Videos
Jeremy Ovenden, Lucio
Silla
Lenneke Ruiten, Giunia
Anna Bonitatibus, Cecilio
Simona Saturova, Lucio
Cinna
Ilse Eerens, Celia
Carlo Alemano, Aufidio
Production La Monnaie/De
Munt
Myriam Hoyer, Réalisation
Orchestre et Choeurs de la
Monnaie
Lucio Silla KV 135, opéra
seria composé sur un livret de Giovanni de Gamerra, a été créé
le 26 décembre 1772 al Teatro Regio Ducale di Milano. Rebuté
par la succession monotone d'airs et de récitatifs dans cet opéra
seria dans la tradition baroque ainsi que par l'abus de la virtuosité
vocale, j'avais une opinion négative sur cet opéra. Quelques
productions récentes, notamment celle de la Philharmonie sous la direction de Laurence Equilbey, m'ont réconcilié avec l'oeuvre
(1). Cette dernière m'apparaît désormais comme la composition la
plus significative du jeune Mozart à cette date. L'année 1772 se
termine en beauté puisqu'elle voit aussi la composition de quatre
symphonies (KV 130, 131, 133 et 134) parmi les plus belles du
salzbourgeois ainsi que celle des trois premiers quatuors à cordes
Milanais KV 155, 156 et 157 (les trois suivants seront composés
début 1773).
Cette œuvre d'un
compositeur âgé de 16 ans, n'est pas sans défauts. Après une
sinfonia sans grand relief, surtout si on la compare à ce que Johann
Christian Bach savait faire à la même époque, les trois premiers
airs de la partition, arias avec da capo un
peu longuets, sont dans la tradition de l'opéra
napolitain contemporain, illustré par Niccolo Piccinni (La Didone)
ou bien Niccolo Jommelli (Armida abbandonata) (2). Tout change avec
l'entrée en scène de Giunia et son air magnifique en mi bémol
majeur Dalla sponda tenebrosa. Il s'agit d'un air à deux
vitesses, un andante expressif et émouvant puis un allegro emporté,
véhément qui reflètent la noblesse du caractère de l'héroïne et
son courage. La grande scène du cimetière (Giunia vient se
recueillir sur la tombe de son père) est certainement un sommet de
l'oeuvre et probablement domine en grandeur et dramatisme tout ce que
le jeune Mozart a écrit jusque là. On ne sait pas ce qu'il faut
admirer le plus : l'introduction orchestrale, le choeur ou les
interventions de Cecilio, de Giunia (Ombra adorata del padre...).
Le premier acte se termine avec un magnifique duo d'amour entre
Cecilio et Giunia (D'Elisio in sen m'attendi...). Au deuxième
acte, la virtuosité reprend ses droits avec plusieurs airs de type
aria di paragone (utilisent des métaphores). Un des sommets
de l'acte est le récitatif accompagné en ré mineur qui précède
l'air désespéré de Cecilio Quest'improviso tremito...On
note un air de Giunia avec colorature à la fois passionné et
virtuose (Parto, m'afretto....), précédé par un magistral
récitatif accompagné. L'acte se termine avec un magnifique
terzetto, Lucio Silla, Giunia et Cecilio (Quell'orgoglioso
sdegno...), plein de bruit et de fureur. Le troisième acte
contient un second duo d'amour Giunia et Cecilio et surtout un air
exceptionnel de Giunia (Fra i pensier piu funesti di morte...)
en do mineur, très Sturm und Drang. Plus question d'aria avec
da capo ici. La forme s'efface devant l'intensité effrayante
des sentiments exprimés par l'héroïne qui annonce l'Electre
d'Idomeneo. Un choeur conventionnel termine l'oeuvre.
Dans cet opéra le
tempérament dramatique hors du commun de Mozart s'exprime pour la
première fois. Giunia est un
des plus beaux personnages féminins de tout Mozart. Comme Aspasia
dans Mitridate , comme Konstanz dans L'Enlèvement au Sérail ou
bien plus tard Pamina, Giunia, en véritable héroïne mozartienne,
est capable de donner sa vie pour sauver celui qu'elle aime.
Toutefois ce magnifique opéra ne se maintient pas tout le temps dans
les hauteurs contrairement par exemple au Temistocle de Johann
Christian Bach (1772 également) qui me semble représenter le nec
plus ultra de l'opéra
seria non réformé (3).
Sang
et sexe à la Monnaie de Bruxelles.
La mise en scène de Tobias
Ktratzer
a fait grincer quelques dents. Le monde antique a disparu et l'action
se situe à l'époque moderne. Silla pourrait être un dictateur
mais peut-être aussi un capitaine d'industrie, de ceux qui sont plus
puissants que des chefs d'états. Il règne dans une maison
d'architecte contemporaine, à la fois sobre et élégante. La
Giunia de Tobias
Kratzer est
un peu différente du magnifique personnage créé par Mozart, elle
est dans la séduction sans provocation toutefois. Mais parfois la
séduction est un jeu dangereux.
Lucio Silla, addict sexuel, harcèle Giunia de façon grossière et
agressive et ses fantasmes sont rendus par des videos trash de viol passées en boucle (Vidéos de Manuel
Braun).
Son conseiller Aufidio a tout du vampire (dégustation d'huitres
assez sanguinolente). Il n'est pas seul dans cet exercice, Lucio
Silla et même Giunia semblent aussi apprécier les veines de leurs
proches. Plus loin, Giunia s'empare d'un rasoir et on a peur pour
sa santé. On a raison car l'hémoglobine coule généreusement. Tout
cela n'a pas grand sens et est hors sujet. Celia, sœur de
Lucio Silla a un comportement étrange. Affublée d'une robe de
fillette, elle s'amuse avec le château de Princesse, une production
récente de l'industrie du jouet, et avec ses habitants qu'elle
brutalise avec sadisme. Là encore, on a affaire à une digression
gratuite. Toutefois, cela est très travaillé et une direction d'acteurs
attentive contribue à maintenir la cohérence de l'ensemble et à
gommer en partie les incongruités de la mise en scène.
Lucio
Silla finit par exercer sa clémence mais trop tard car la milice
intervient et fait régner l'ordre en emprisonnant tout ce beau monde
mis à part Lucio Cinna dont le rôle dans cette affaire, apparaît
mystérieux. Pas de lieto fine dans cette production! Le
problème avec cette mise en scène est que le message de Mozart est
grossièrement déformé.
Giunia monopolise la scène
avec six airs dont deux d'une transcendante virtuosité, deux duettos
et un terzetto. Lenneke Ruiten a des qualités vocales remarquables. Son timbre de
voix est très agréable, elle vocalise avec précision et en même
temps légèreté, ses suraigus et coloratures sont impeccables et en
même temps, elle a d'indéniable qualités de tragédienne. Au
premier acte son aria Dalla sponda tenebrosa fut un grand
moment d'émotion (4). Son dernier air en do mineur fut aussi très
intense mais son suraigu final, très bel canto, m'a semblé convenir
plus à Bellini qu'à Mozart. C'est Anna Bonitatibus qui lui
donnait la réplique dans le rôle de Cecilio. C'est un Cecilio doux
et peu martial qu'elle interprète, conception défendable de l'amant
dans l'opéra baroque et classique (Orfeo de Luigi Rossi, Don
Ottavio, Medoro dans Orlando paladino...). Cette mezzo me ravit toujours par la beauté du timbre de voix, la perfection de l'intonation, le style, et l'adéquation parfaite de son chant au rôle qu'elle est censée jouer.
Le duo d'amour qui clôt l'acte I fut très émouvant et les voix des
deux chanteuses s'accordait parfaitement. Le rôle de Celia est
chanté par Ilse Eerens. La sœur du tyran, presqu'aussi
malade de la tête que lui, est en porte à faux avec le personnage
voulu par Mozart, caractérisé finement pour apporter une touche de
légèreté et de fraicheur dans ce drame. Cette dissonance ne l'a pas
empêchée de donner le meilleur d'elle-même et de livrer dans le
délicieux aria di paragone Quando sugl'arsi campi..., une
prestation vocale de haut niveau. Jeremy Ovenden (Lucio Silla) n'a pas le
beau rôle dans cette histoire car du fait de la mise en scène, le caractère noble d'un potentat romain disparaît complètement au profit de celui d'un homme livré à ses passions et ses débordements. La raison pour laquelle le personnage titre n'a que deux airs est expliqué par Isabelle Moindrot (6). On peut regretter que celui qui donna
un Bajazet d'anthologie dans Tamerlano, soit sous-employé ici. Carlo
Alemano est inquiétant à souhait dans le rôle d'Aufidio. Enfin
Lucio Cinna, loin d'être un personnage secondaire est interprété
avec autorité et une superbe technique vocale par la remarquable mais glaciale Simona Saturova.
La direction dynamique et
incisive d'Antonello Manacorda impose un rythme percutant à
certains airs avec da capo qui autrement pourraient paraître
fastidieux et permet d'obtenir une vision d'ensemble lumineuse de la
partition. Il rend justice à l'intermède orchestral qui prélude la
scène du cimetière de l'acte I et qui s'avère sous sa baguette
comme une des passages les plus dramatiques de tout Mozart. La
réussite musicale de ce spectacle lui doit beaucoup. Nonobstant
le travestissement des chanteurs en zombies, le choeur s'est révélé
à la hauteur dans ses courtes interventions. J'ai vu le spectacle grâce à la captation effectuée par ARTE. Ce spectacle est actuellement visible sur You Tube (5).
- Emmanuelle Pesqué, http://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=17286&hilit=Lucio+Silla+Lella&sid=5e4096d4e38da315e46f5ba6d5dafd28
- Aria da capo. Air de structure ABA' comportant une première parie, une partie centrale et une troisième partie qui n'est autre qu'un retour de la première partie ornementée. Cette structure devient par la suite, plus complexe, et les compositeurs adoptent la structure A,A1,B,A', dans laquelle la première partie est doublée et variée. Quelquefois la troisième partie est également doublée et variée : A,A1,B,A',A'1. L'air avec da capo perdure durant tout le siècle, il subsiste dans l'Olimpiade de Domenico Cimarosa (1784) et même en fin de siècle dans l'air du Génie de l'Anima del Filosofo de Giuseppe Haydn (1791).
- http://www.odb-opera.com/joomfinal/index.php/les-dossiers/50-oeuvres/183-temistocle-de-jean-chretien-bach-1772
- Son répertoire est éclectique et on la verra prochainement à Strasbourg dans Les Sept Péchés Capitaux, Mahagonny de Kurt Weil et Pierrot Lunaire de Schoenberg.
- Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.