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mardi 9 septembre 2025

Proserpine de Lully par Les Talens Lyriques

© photo Ars-essentia.  Marie Lys dans le rôle titre


 « Cet opéra est au dessus de tous les autres »

La collaboration de Jean Baptiste Lully (1632-1687) avec Philippe Quinault (1635-1688), interrompue durant la composition d’Isis, reprit en 1679 avec Proserpine, une nouvelle tragédie lyrique en un prologue et cinq actes. Cette dernière fut représentée le 3 février 1680 à Saint-Germain-en-Laye. Le succès de l’oeuvre fut immédiat et durable et la marquise de Sévigné (1626-1696) en donna un compte rendu enthousiaste dont j’ai cité une phrase choc dans le titre du présent article. Proserpine est un des meilleurs livrets de Quinault ; c’est celui où il s’est le plus élevé dans sa versification et Voltaire (1694-1778) en cita avec admiration quelques passages. Le sujet du livret, qui donne la primauté à Cérès, déesse des moissons, peut intriguer. L’auteur du programme de salle, Kaï Wessler, suggère l’influence d’une mini-glaciation culminant à la fin du 17 ème siècle, qui, en ravageant les récoltes, aurait amené les esprits à considérer l’importance capitale de l’agriculture et le pouvoir qu’elle peut donner à ceux qui la maîtrisent. 


© photo Ars-essentia.  Véronique Gens (Cérès)


Selon certains, Proserpine se distinguerait des opéras précédents de Lully et inaugurerait une nouvelle manière de composer. Sans aller jusque là, j’ai pour ma part remarqué que dans Proserpine, les récits sont particulièrement mélodiques et riches. Quel bonheur d’écouter cette admirable déclamation française ! Comme d’habitude ou glisse insensiblement des récitatifs vers les airs avec accompagnement orchestral. Ces derniers m’ont paru plus longs et plus fournis qu’à l’accoutumée. Les ensembles : duos et trios sont particulièrement nombreux et développés. Enfin avec un orchestre chatoyant et des choeurs éclatants et expressifs, on peut conclure que Proserpine est un opéra très coloré et vivant.


Cet opéra, qui exalte à la fois l’amour maternel et l’amour passionnel (le plus souvent non payé de retour) est en permanence palpitant. L’intrigue principale est le rapt de Proserpine par Pluton ainsi que les tribulations de sa mère Cérès. Une intrigue secondaire décrit les amours contrariés du fleuve Alphée pour la nymphe Aréthuse, un marivaudage générateur de beaux duos passionnés, qui se rattache au sujet principal du fait qu’Aréthuse est chargée par Cérès de veiller sur Proserpine.


© photo Ars-essentia.  Ambroisine Bré (Aréthuse) et  Laurence Kilsby (Alphée)


Le prologue consiste en un chant de louange adressé à celui qui rend la paix à l’unvers après avoir vaincu mille peuples divers, hommage à peine déguisé à Louis XIV et passage obligé en ces temps d’absolutisme. 


A l’acte I, la scène 6 est remarquable avec un duo très vivant, Arethuse - Alphée : Arrêtez, nymphe trop sévère…Plus loin, Cérès, juchée sur son char volant au son d’une remarquable chaconne à l’orchestre (I,7), déclame : Vous, qui voulez pour moi signaler votre zèle…, accompagnez ma fille avec un soin fidèle


A l’acte II, le duo d’amour Aréthuse - Alphée : Ingrate, écoutez-moi… est expressif et lyrique (II.4). Plus loin (II,5), le trio Ascalaphe - Alphée - Aréthuse, Pour être heureux, il faut qu’on aime bien, est particulièrement envoûtant. Le climax se situe à la fin de l’acte (II.8) : tandis que Proserpine et ses nymphes (Cyané, Aréthuse…) se livrent à leurs danses et leurs chants délicieux : Les beaux jours et la paix sont revenus ensemble, Ascalaphe et Pluton sont tapis  sous d’épais feuillages. Une troupe de divinités infernales sort de la terre et le char de Pluton paraît en même temps. Les divinités des enfers se saisissent de Proserpine et l’acte s’achève sur ce rapt brutal. 


L’acte III démarre très fort : la troupe des nymphes appellent Proserpine et l’Echo répercute leurs voix à l’infini (III.1), Alphée et Aréthuse expriment leur inquiétude puis célèbrent leur amour dans un superbe duo (III.2) : Le bonheur est partout où l’amour est en paix, ne nous quittons jamais. On arrive à l’acmé de l’opéra, Cérès se lamente : Ô malheureuse mère ! Les nymphes répondent : Ô trop malheureuse Cérès, accompagnées par les flûtes à bec (III.7). Furieuse, Cérès brûle tout sur son passage (III.8) : Ah ! Quelle épouvantable flamme ! Ah ! Quel ravage affreux


L’acte IV est peut-être le plus riche musicalement. Il débute en beauté avec un superbe choeur féminin des âmes heureuses : Loin d’ici, loin de vous, puis se poursuit avec un sommet de l’opéra : l’air très émouvant de Proserpine, Ma chère liberté (IV.2) . La suite est tout simplement époustouflante avec Aréthuse, Alphée, Proserpine qui chantent plusieurs fois en trio (IV.3) : Rien n’est impossible à l’amour constant. Le duo Proserpine - Pluton (IV.4) est un autre sommet dramatique de l’opéra : Mon amour fidèle ne touche point votre coeur


L’acte V débute avec un magnifique monologue de Pluton qui s’enchaine avec le choeur grandiose des Furies (V.1) : Renversons toute la nature, périsse l’univers. L’émouvant monologue de Céres (V.2) : Déserts escarpés, sombres lieux, cachez mes soupirs et mes larmes, est justement célèbre et on retient son souffle jusqu’à la délivrance finale suite à l’intercession de Jupiter.


© photo Ars-essentia.  Ambroisine Bré (Aréthuse) et Appolline Raï-Westphal (Cyané)


Le librettiste a donné un poids comparable à la plupart des protagonistes. Véronique Gens était toute désignée pour incarner la déesse des moissons. De sa voix au timbre et à la projection uniques, elle exprimait admirablement le désespoir d’une mère à l’annonce de la disparition de sa fille Ah ! Quelle injustice cruelle (III.7). Tragédienne née, elle affichait à la perfection son dépit d’être reléguée au second plan par Jupiter. Enfin, elle libérait sa fureur avec puissance quand elle apprenait que le seigneur des Enfers était coupable du rapt de Proserpine. 


Dans le rôle titre Marie Lys a manifesté son engagement et fait preuve des plus grandes qualités vocales et dramatiques. La fin de l’acte II est particulièrement vibrante : il s’agit d’un dialogue charmant entre Proserpine et le choeur des nymphes : Quand un coeur est trop sensible, rien ne peut le rendre heureux, professe Proserpine de sa voix ample et souple, modulée d’ornements raffinés (II.8). Plus loin elle chante avec sensibilité un air à la versification subtile : Le vrai bonheur est de garder son coeur… Quelques instants après au moment du rapt, Marie Lys exprime de façon poignante sa terreur (II.9) : Ciel, prenez ma défense ! Ô Ciel, protégez l’innocence ! Une prestation impeccable !


Aréthuse, une des nymphes confidente de Proserpine, est impliquée dans une relation amoureuse  compliquée avec Alphée, le fleuve-dieu, qui a une grande importance tout au long de l’opéra. En témoignent les magnifiques duos des actes I et II. Ambroisine Bré a une voix parfaitement projetée au timbre enchanteur. Chacune des interventions de la mezzo-soprano était un régal. Apolline Raï-Westphal jouait le rôle de la nymphe Cyané chargée comme Aréthuse de la protection de Proserpine, responsabilité périlleuse puisqu’elle est changée en fontaine pour l’empêcher de révéler le nom de l’auteur du rapt. Ses interventions nombreuses avant l’acte IV ont permis de découvrir la belle voix de cette remarquable chanteuse. 


Le rôle de Pluton est évidemment primordial et l’auditeur était comblé par la magnifique prestation d’Olivier Gourdy. De sa voix de baryton-basse à la projection magistrale, le chanteur exprimait avec véhémence et une diction impeccable sa frustration, voire sa rancoeur vis à vis de Jupiter dans le formidable monologue (V.1) : Vous qui reconnaissez ma suprême puissance, mais aussi sa passion toute nouvelle pour la belle Proserpine comme en témoigne ce magnifique duo initié par cette dernière (IV.4) : Venez-vous contre moi défendre un téméraire


Le jeune ténor Laurence Kilsby, dans le rôle très important du dieu-fleuve Alphée, formait de sa voix dorée, un duo de choc avec Ambroisine Bré. Quel bonheur d’écouter une voix au timbre si prenant et séduisant.  On retrouve des qualités voisines chez Nick Pritchard, ténor, dans le rôle de Mercure. La voix est ici plus incisive ce qui ne saurait étonner quand on apprend que les rôles préférés du ténor sont les Evangélistes dans les Passions, notamment celles de Jean Sébastien Bach (1685-1750). A noter l’excellente prononciation du français par les deux ténors britanniques. 


Dans le rôle de Crinise et de La Discorde, Jean-Sébastien Bou impressionne par sa belle voix de baryton, notamment dans le dynamique duo avec Alphée (II,1) : Jupiter a dompté les géants pour jamais. Dans le rôle d’Ascalaphe, Olivier Cesarini, baryton, faisait preuve de grandes qualités vocales et dramatiques dans le très beau duo avec Alphée (II,2). Quelque peu diabolique, il apprend à Proserpine qu’ayant goûté aux fruits de l’Enfer, elle y restera éternellement (IV.3). Dans sa fureur cette dernière le transforme en hibou. Abandonnant momentanément le choeur de Namur dont il assure la préparation musicale, Thibaut Lenaerts interprétait avec talent une Furie et un juge des enfers. Enfin à tout seigneur, tout honneur, le rôle de Jupiter était chanté par David Witczak avec l’autorité et la noblesse qu’on lui connaît.


Le choeur de chambre de Namur (Préparation du choeur, Thibaut Lenaerts) m’a impressionné une fois de plus par la précision de ses interventions. Puissant dans les mouvements choraux triomphaux à la gloire de Louis XIV du prologue, il pouvait se montrer subtil et enjôleur dans de nombreux passages des cinq actes. Je l’ai tout particulièrement apprécié en formation féminine soutenue par les haute-contre, notamment à la fin de l’acte II quand le choeur dialogue avec Proserpine. Un moment de pure beauté.


Dès les premières notes de l’ouverture à la française, j’étais subjugué par le son des cordes de l’orchestre des Talens lyriques. Quelle noblesse dans l’introduction en rythmes pointés, quelle vivacité dans le fugato qui suit ! Un continuo très fourni donnait beaucoup de punch aux récitatifs déclamatoires : tous les instruments étaient dignes de louanges et notamment une merveilleuse basse de viole. En ce qui concerne les vents, les flûtes à bec et une surprenante flûte basse agrémentaient les passages délicats et les choeurs féminins, deux hautbois mordants et un basson coloraient délicieusement les danses. Quatre superbes trompettes guerrières et les timbales donnaient aux tuttis des accents jupitériens.  Avec Proserpine, Christophe Rousset achève en apothéose une intégrale des tragédies lyriques de Lully, un monument de la musique de tous les temps. 


Un ciel d’une pureté étonnante, le cadre merveilleux des hospices, la musique sublime de Lully et la qualité des artistes, tous les éléments d’un spectacle d’exception étaient réunis.






























mercredi 27 août 2025

Les Noces Royales de Louis XIV - Le Poème Harmonique

 

Photo Ars-essentia.  Victoire Bunel, Ana Quintans, Vincent Dumestre, David Tricou, Serge Goubioud et Viktor Shapovalov.


Panorama musical français des années 1660

Le mariage du roi Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Espagne, célébré le 9 juin 1660 dans l’église Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean de Luz, est bien plus qu’une fête royale, c’est un évènement politique à portée européenne. Un an plus tôt, la paix des Pyrénées était signée par le cardinal Mazarin (1602-1661) et don Luis de Haro (1598-1661) et ce mariage avait comme but principal de consolider la paix entre les deux puissantes nations catholiques. Les festivités autour de ce mariage furent nombreuses et la musique y joua un grand rôle sous forme d’offices religieux, Te Deum, ballets, comédies agrémentées de musique, sonneries de trompettes… Jean-Baptiste Lully (1632-1687) était lui-même du voyage. On ignore toutefois quelles œuvres furent exécutées lors de ces festivités. Le programme présent réunit un certain nombre de pièces d’inspirations très variées qui auraient pu être jouées à ces occasions. Les unes datent effectivement de l’année 1660, d’autres ne sont pas exactement contemporaines mais correspondent à l’esprit de l’évènement et aux modes et goûts de l’époque. Pour tous les aspects historiques de cet évènement capital, je renvoie le lecteur vers la chronique très détaillée publiée par mon confrère Michel Boesch sur l’enregistrement effectué en 2021 à la chapelle royale du château de Versailles, dont le présent concert reprend le programme (1).


Les Sonneries pour les cornets du Roy et les Airs pour le carrousel de Monseigneur LWV 72 (1686) sont une composition tardive de Lully. Ce dialogue entre les cornets et timbales et l’ensemble des hautbois parfaitement exécuté par les instrumentistes du Poème Harmonique, n’ajoute à mon humble avis pas grand chose à la gloire du Surintendant.


L’œuvre suivante, Entrée pour la Maison de France, est tirée d’un ballet, Hercule amoureux LWV 17, composé par Lully en 1662. Ce ballet devait agrémenter un opéra de Francesco Cavalli (1602-1676), Ercole amante, qui sera donné l’année suivante à Paris. Il s’agit d’une ouverture à la française tout à fait typique. Toujours de Lully, les pittoresques pièces Les Espagnols et Les Basques sont tirées du Ballet des muses LWV 32 et évoquent l’entrée des délégations présentes lors de ces fêtes royales. Elles étaient interprétées avec vigueur par le Poème Harmonique.


Contraste total avec la pièce d’orgue qui suit de Louis Couperin (1626-1661), écoutée tous feux éteints, que l’on pourrait appeler Orgue dans les Ténèbres, musique sévère et dense, animée par un authentique sentiment religieux. On aimerait en entendre d’avantage tant cette musique est belle, profonde et admirablement interprétée par l’organiste Jean-Luc Ho au grand-orgue Riepp-Formentelli de la basilique.


Le motet O filii e filiae de Jean Veillot (1600-1662) est emblématique des morceaux joués en ces années à la chapelle du roi en l’honneur de la paix des Pyrénées. Il s’agit d’un Alleluia pascal célébrant la résurrection du Christ, une pièce écrite en plain chant, a capella, une musique venant du fond des âges et chantée par des voix féminines très pures ; à la fin un magnifique tutti étonne par ses harmonies audacieuses. Le Chœur du Poème Harmonique en a donné une interprétation saisissante.


Photo Ars-essentia. Ana Quintans

L’œuvre suivante, le Jubilate Deo, Motet pour la Paix LWV 77/16 de Jean-Baptiste Lully datant de 1660, surclasse par ses dimensions et sa profondeur, la plupart des œuvres de ce concert. Il s’agit du premier grand motet de Lully, un genre spécifiquement français, premier représentant d’une série de chefs-d’œuvre sublimes comme le Te Deum, le Miserere ou le De Profundis. Ce motet fut donné dans l’église du couvent des Pères de la Merci en présence d’Anne d’Autriche, de Marie-Thérèse, de Monsieur, frère du roi…et obtint un succès immédiat. Louis XIV le goûtera neuf fois à la chapelle du Louvre ! Dans le présent concert, on admire le long prélude joué par l’orchestre puis l’enchevêtrement harmonieux de l’orchestre, du petit chœur (en fait le quintette de solistes) et le grand chœur. Une sèche analyse ne saurait rendre compte de la vie et de l’intensité émotionnelle de cette musique. Mention spéciale à Viktor Shapovalov, baryton, pour son superbe solo dans la séquence Qui posuit fines Nostra. Le timbre est magnifique, la projection parfaite. Dans Lux orta est, David Tricou, ténor haute-contre fait entendre sa voix : le timbre est superbe, l’intonation impeccable. La soprano Ana Quintans projette sa voix angélique et bien modulée dans la séquence Taliter non fecit. Elle est rejointe par Victoire Bunel, soprano et les deux artistes chantent à la perfection un duo très émouvant. Dans le dernier épisode, Jubilate, Ana Quintans lance une vertigineuse gamme ascendante, véritable fusée, reprise par David Tricou et par le ténor Serge Goubioud. La fin essentiellement chorale est impressionnante de beauté et de puissance. Ma seule critique relevait de l’acoustique du lieu et de ma position dans l’église. Le chœur et l’orchestre m’ont paru très puissants mais les solistes, à l’exception de Viktor Shapovalov, étaient parfois difficilement audibles.


Photo Ars-essentia. Victoire Bunel.

Plein jeu du troisième ton et récit de cromorne du troisième ton de Gabriel Nivers (1632-1714) : le solo d’orgue très doux de Jean-Luc Ho s’enchaîne harmonieusement avec une magnifique tenue du violon issue d’une sinfonia grave a cinque de Salomone Rossi (1570-1630), extraite d’Il primo libro delle sinfonie e gagliarde (1607).


Photo Ars-essentia. Serge Goubioud, Victoire Bunel, Ana Quntans et David Tricou.

On arrive alors à la deuxième œuvre phare de la soirée : le Magnificat (1656) de Francesco Cavalli. Le Magnificat est un texte de l’Evangile selon Saint-Luc. Ces paroles furent prononcées par Marie enceinte de Jésus lors de la visite de sa cousine Elisabeth (Visitation), elle-même enceinte de Jean le Baptiste. Les paroles du Magnificat sont inspirées du cantique que chante Anne, la mère du prophète Samuel dans le Premier livre de Samuel. Le texte du Magnificat a fasciné les musiciens à cause des images puissantes qu’il véhicule, propices à l’usage de moyens orchestraux et vocaux importants comme ici dans le verset Esurientes implevit bonis (Il comble de biens les affamés et renvoie les riches les mains vides), une fugue magistrale à huit voix pour double chœur qui décrit de façon épique, avec des cornets éclatants, les mouvements de foule du texte sacré. Un autre passage : Et misericordia est très émouvant. David Tricou entonne la mélodie, suivi de Serge Goubioud et finalement de Viktor Shapovalov, interventions reprises par le chœur avec ferveur. Les femmes sont en évidence dans Suscepit Israël avec les interventions très pures de Ana Quintans et Victoire Bunel. Une brillante péroraison porte aux nues la Doxologie finale (Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit).


Photo Ars-essentia. La nef de Notre Dame de Beaune.



On reste ensuite avec Cavalli dans une œuvre profane, Lasciate mi morire, un lamento tiré de son opéra Xerse. Le puissant empereur Xerse, ayant échoué dans sa tentative de conquérir Romilda, la fiancée de son frère Arsamène, se désespère. La harpe démarre une chaconne basée sur un tétracorde descendant. Victoire Bunel, soprano, chante cet air poignant avec beaucoup de sentiment. Le chant se termine comme il avait commencé dans la nuance morendo.


Au programme venaient ensuite de courtes pièces : Après une si longue guerre d’André de Rosiers (1634-1672), chanson populaire interprétée avec truculence par Viktor Shapovalov et Serge Goubioud au dessus d’une basse de musette, Ô France, de Nicolas Métru (1600-1663) est un hymne à la paix chanté par le chœur diffusant une intense émotion. Dos zagalas venian, extrait de Celos aun del aire Matan (1660) de Juan Hidalgo (1614-1685), est une chaconne fort animée chantée en espagnol. Enfin le concert s’achevait avec un magnifique Agnus Dei de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704).


Les Noces royales de Louis XIV ont ainsi été mises en musique, dans un souci scrupuleux d’authenticité et de respect du contexte historique, par de merveilleux solistes, un Poème Harmonique admirable aux plans vocal et instrumental et sous la direction éclairée et brillante de Vincent Dumestre. Ce spectacle inaugurait en beauté le 43ème festival d'opéra baroque de Beaune.


Cet article a été publié dans une autre forme dans BaroquiadeS. On y trouvera la composition détaillée des instrumentistes du Poème Harmonique et celle du choeur du Poème Harmonisue. (2).



(1). https://baroquiades.com/noces-royales-de-louis-14-dumestre-cvs/

(2). https://baroquiades.com/noces-royales-louis-14-dumestre-beaune-2025/

samedi 2 août 2025

Rex Salomon de Tommaso Traetta

Jugement de Salomon. Miniature extraite de la bible historique de Guyart des Moulins (1412-5)


Trésors cachés des orphelinats vénitiens au 18ème siècle

Tommaso Traetta (1727-1779), né à Bitonto, une ville située les Pouilles, fait toutes ses études musicales à Naples sous la férule de Nicola Porpora (1686-1768) et d’autres compositeurs. Il connait le succès à Naples et à Parme en tant que compositeur d’opéras. En même temps que Christoph Willibald Gluck (1714-1787) et Ranieri de Calzabigi (1714-1795), il réforme l’opéra seria en y introduisant ensembles et chœurs. Parmi ses opéras, Antigona (1771), montée par Christophe Rousset et Les Talens Lyriques est une œuvre somptueuse mais Buovo d’Antona (1756), opéra de cape et d’épée, est également très remarquable. 


Quand il fut nommé chef de chœur à l’Ospedaletto dei Derilitti de Venise,le 8 juin 1766, Tommaso Traetta trouva une situation très dégradée du fait de la mauvaise gestion de ses prédécesseurs. Il fallait remettre en place les enseignements musicaux, reconstituer un petit ensemble vocal et instrumental… L’Ospedaletto dei Derilitti était un des quatre orphelinats vénitiens (avec ceux della Pieta, dei Incurabili et dei Mendicanti) en activité aux 17ème et 18ème siècles, institutions laïques dans lesquelles une éducation générale et musicale était donnée à des jeunes filles orphelines qui permettait à certaines d’entre elles de s’établir dans la vie, soit par le mariage, soit en prenant le voile. Elles étaient appelées « filles du choeur » et étaient recrutées en suivant des critères stricts, la première condition étant leur statut d’orphelines ; elles devaient en outre avoir été baptisées et provenir d’une union légitime. Les plus douées, sélectionnées par le chef de choeur, désignées comme « consacrées à la musique », avaient la possibilité de chanter dans les offices religieux et de connaître leur moment de gloire en concert dans des œuvres, essentiellement des oratorios, de compositeurs réputés. C’est ainsi qu’à partir de 1766, Tommaso Traetta, Antonio Sacchini (1730-1786), Domenico Cimarosa (1748-1801), Pasquale Anfossi (1727-1797) composèrent des morceaux d’inspiration religieuse pour les concerts des orphelinats. Le lecteur intéressé par le sujet peut consulter l’excellent article de Caroline Giron-Panel (1).


Lettrine historiée d'une bible médiévale (France, 1170-80), illustrant la sagesse du roi qui étudie la voute céleste à l'aide d'un astrolabe


Rex Salomon arcam faederis adoraturus in templo fut représenté en 1766 lors de la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge. Il s’agit d’un oratorio en latin sur un sujet biblique dont le livret de Domenico Benedetti (1766), fut modifié par Pietro Chiari en 1776 après adjonction de trois récitatifs accompagnés nouveaux et le remplacement de deux airs par deux nouvelles compositions.


Le sujet est tiré du Premier Livre des Rois aux temps du transfert de l’Arche d’Alliance dans le temple de Jérusalem. Les prêtres Abiathar, Zadok et la Reine de Saba procèdent à la louange du roi Salomon. L’évènement est couronné par la conversion de l’Ammonite Adon, qui renie son dieu Moloch pour épouser la vraie foi de Salomon.


Outre le sujet biblique quasiment imposé, d’autres contraintes existaient pour Traetta : les personnages ne pouvaient être incarnés que par des jeunes filles ; ces dernières étaient protégées par une grille et ne pouvaient être vues par le public (2). Au plan musical cet oratorio s’apparente de près à l’opéra seria napolitain non réformé, il débute par une sinfonia, ouverture à l’italienne en trois mouvements, suivie par un chœur très bref et se compose d’une suite d’airs entrecoupés de récitatifs secs. Les airs sont presque tous de structure da capo : AA1BA, avec d’amples ritournelles orchestrales séparant les quatre sections. Trois récitatifs accompagnés apportent du dynamisme et de l’action dramatique à l’ensemble et évitent un ressenti de monotonie, qui pourrait résulter de la succession d’airs contemplatifs, si beaux soient-ils. Un duetto et un chœur homophone très bref concluent l’ouvrage. Il n’y est question ni de contrepoint ni du moindre petit fugato – mais c’était déjà le cas dans de nombreux oratorios d’Alessandro Scarlatti (1660-1725).


Salomon recevant la reine de Saba (1650) par Jacques Stella (1596-1657). Musée des Beaux Arts de Lyon.


Pour qui connaît la flamboyante Antigona de Traetta, opéra seria composé en 1771, l’audition de Rex Salomon pourrait être décevante à la première écoute. On n’y retrouve aucune des audaces harmoniques et orchestrales fulgurantes et aucun des ressorts dramatiques puissants présents dans l’opéra. Il faut toutefois considérer l’ouvrage de façon objective et prendre en compte les conditions de sa représentation : orchestre de chambre, ensemble choral de petite taille et voix féminines solistes probablement plus modestes que celles des chanteuses professionnelles de l’époque. L’accent est mis principalement sur l’agrément mélodique pour l’auditeur et la vocalité pour la chanteuse plutôt que sur la théâtralité et l’action dramatique. Une fois que l’on a dit cela, on réalise alors que l’œuvre est parfaitement appropriée à son objet, qui est de communiquer à l’auditeur un message d’une haute valeur morale et spirituelle et en même temps de donner à des jeunes filles défavorisées l’occasion de s’exprimer avec toutefois la modestie requise par la sacralité du lieu lorsque l’exécution est effectuée dans la chapelle de l’Ospedale.


Les commentateurs de l’époque firent l’éloge de Rex Salomon, ils ont été satisfaits par la relative simplicité et la piété du propos délivré dans cet oratorio et l’occasion leur a ainsi été donnée de fustiger les excès de virtuosité et de décorum de certaines œuvres religieuses contemporaines. Dans la notice de cet enregistrement, le terme de « parfaite médiocrité » utilisé par un critique, ne doit pas être interprété comme une critique ; en effet il est explicité dans un sens très favorable à l’ouvrage et à son exécution. Voilà des considérations qui reviennent à toutes les époques et qui concernent l’adéquation des chants d’église aux convenances religieuses. C’est un débat sans fin du fait de sa subjectivité, chacun ayant sa vision de la religiosité en musique. Cette dernière, en outre, n’étant pas la même à l’époque de Marc-Antoine Charpentier, à celle de Tommaso Traetta et un siècle plus tard à celle de Charles Gounod.


Le roi Salomon a côté du roi David, par Juan Bautista Monegro, Monastère El Escorial.


Contrairement à l’opéra seria où il existe souvent une hiérarchie dans les personnages avec deux principaux et d’autres plus secondaires, les cinq protagonistes de cet oratorio ont une importance égale et chantent chacun deux airs. Dans le présent enregistrement les figures bibliques sont chantées par des femmes comme ce fut le cas à Venise. En outre, pour plus d’authenticité, la partie de basse des chœurs, écrite par Traetta pour voix d’homme, a été chantée un octave plus haut par des voix de femmes altos.


A Suzanne Jérosme est attribué le rôle du roi Salomon. Dans le premier air, Cor meum sit humile, la soprano donne à cet air un caractère émouvant et profond. La voix résonne de façon très expressive, le vibrato, à mon sens excessif pour une œuvre encore inscrite dans la tradition baroque, confère, je dois l’avouer, du brillant à ce chant. Le deuxième air en si bémol majeur, In pace respirando, est sans doute l’air le plus spectaculaire de l’oratorio. Les difficultés techniques sont légion, vocalises acrobatiques, acciacature, suraigus et sont parfaitement maitrisées par la chanteuse en grande forme. A l’écoute de cet air on se dit que le niveau des jeunes artistes de l’Ospedaletto était quand même impressionnant.


C’est Marie-Eve Munger qui incarne la reine de Saba. La soprano québécoise est réputée pour sa voix colorature acrobatique et a récemment enchanté le public strasbourgeois dans le rôle du Rossignol dans Les Oiseaux de Walter Braunfels. L’air Tuba sonora in monte en ré majeur est un des plus difficiles de l’oratorio. Le tempo est très rapide, les vocalises sont périlleuses et les suraigus prolifèrent notamment les contre-ré. La prestation d’ensemble est excellente mais les suraigus sont parfois un peu stridents.


Grace Durham, mezzo-soprano, chante le rôle du prêtre Sadoc. Son air, In alto somno lacet pupilla, débute par une longue introduction à l’orchestre. La voix très douce intervient ensuite avec beaucoup de charme et de chaleur dans un air centré sur la beauté mélodique.  On retrouve le même esprit dans le merveilleux chant de l’acte II, Nocte lebente fulgida aurora, presque dépourvu de virtuosité et empreint d’une sérénité bienfaisante. Décidemment Traetta n’a rien à envier aux meilleurs spécialistes du bel canto napolitain.


Le rôle du prêtre Abiathar est incarné par Eleonora Bellocci, soprano. Cette dernière chante sans doute l’air le plus brillant de la première partie de l’oratorio, Nihil est Nebula aquosa, composé en 1776. Les vocalises sont superbes, le tempo est très rapide mais la partie B plus lente surprend par sa tonalité mineure et son caractère plus mélancolique. Comme dans beaucoup d’airs de la partition, on trouve un gimmick, courte formule musicale souvent répétée qui attire l’attention et se grave dans la mémoire. Cet air exaltant était précédé par un récitatif accompagné très dramatique. L’air chanté par Abiathar dans la deuxième partie, Breve momentum Vita, également composé en 1776, débute par une messa di voce qui confère à la musique un caractère rêveur très attachant.


Enfin le néophyte Adon est interprété par la contralto Magdalena Pluta à la voix souple et ample. Elle chante au premier acte un air magnifique, Audi tu, terra e mare, plein d’énergie et de caractère avec une voix au timbre riche et prenant. La beauté mélodique triomphe dans toutes les sections de cet air et la reprise da capo est très habilement variée. A la fin Adon et Abiathar chantent avec beaucoup de sentiment, un superbe duetto en tout points semblable aux duos d’amour de l’opéra seria.


L’ensemble Novo Canto composé de quatre sopranos, quatre mezzo-sopranos et quatre altos ravissait par la qualité des voix et la pureté des sonorités. Dommage que leurs interventions fussent si brèves ! Le Theresia Orchestra est une formation jouant sur instruments anciens dans une optique historiquement informée. Les cordes sont vibrantes d’énergie et les deux cors naturels ont une superbe sonorité. Cela donne beaucoup d’attrait à cette musique composée à l’époque pré-classique. On aimerait que des œuvres similaires et contemporaines de Joseph Haydn (1732-1809) (comme les cantates Applausus ou Il ritorno di Tobia) fussent interprétées de la même façon. Avec Christophe Rousset à la direction musicale, l’amateur est assuré que cette musique magnifique est interprétée avec toute la rigueur nécessaire, prérequis sans lequel aucune exécution de qualité n’est possible. Ces conditions une fois remplies, le chef peut alors infuser sa vision béatifique de l’œuvre et son immense culture musicale pour en faire une version de référence.



  1. Caroline Giron-Panel, Des orphelines consacrées à la musique. Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 120-1, pp 189-210, 2008.
  2. Selon Elisabeth Vigée-Lebrun, le fait de ne pas voir les musiciennes permettait à l’auditeur d’imaginer qu’il entendait le chant des anges
  3. https://baroquiades.com/rex-salomon-traetta-rousset-cpo/.