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mardi 24 janvier 2023

L'Idalma de Pasquini au festival de musique ancienne d'Innsbruck

© Photo Birgit Gufler  Arianna Venditelli (Idalma)


Sauvé par l'amour d'une femme.

L'Idalma overo Chi la dura, la vince, musique de Bernardo Pasquini (1637-1710) et livret de Luigi Domenico De Totis (1645-1707), une commedia per musica, a été créée à Rome en 1680 au théâtre Capranica pendant le carnaval. Du fait de l'interdiction papale, aucun opéra ne pouvait être donné dans les théâtre publics de la ville mais cela n'empêchait pas une intense activité scénique d'exister. En effet des représentations étaient données couramment dans les théâtres privés attenants aux demeures des grandes familles nobles tels Giuliano ou Pompeo Capranica ou encore les palais des architectes les plus célèbres comme Gian Lorenzo Bernini. C'est ainsi qu'à partir des années 1670 et sous l'impulsion de Bernardo Pasquini et d'Alessandro Scarlatti (1660-1725), une école romaine d'opéra se développa de manière certes plus discrète que celle plus prestigieuse et plus ancienne de Venise, mais qui donna quand même lieu à la création de chefs d'oeuvre. Les romains se payèrent même le luxe d'entretenir une rivalité entre le théâtre Capranica ayant misé sur Pasquini et le théâtre Bernini ayant placé ses espoirs sur Scarlatti. Tandis que ce dernier alors âgé de dix neuf ans, obtint un beau succès en 1679 avec Gli equivoci nel sembiante, Pasquini triompha en 1680 avec L'Idalma.


© photo Birgit Gufler  Margherita Maria Sala (Irene)

A partir de 1680, Pasquini qui était un claveciniste virtuose, entra au service de la reine Christina de Suède. Cette dernière après son abdication et sa conversion au catholicisme résida à Rome de 1650 à sa mort en 1689. Pasquini et son librettiste De Totis devinrent alors des membres influents de l'Accademia Reale que l'ex-reine avait fondée. Les poètes cherchaient alors à frapper les esprits avec des livrets alambiqués plein de métaphores et de rhétorique virtuose comme c'est le cas chez Pasquini dans L'Idalma, et chez Alessandro Melani (1637-1703) dans L'empio punito, le premier Don Giovanni dans l'histoire de la musique (2) et dans les opéras qui suivront. A la mort de Christina de Suède, l'Accademia reale fut dissoute et l'Accademia dell'Arcadia fut fondée sous le patronage du cardinal Pietro Ottoboni, neveu du pape Alexandre VIII. Cette académie adopta une ligne esthétique radicalement différente sous l'influence des poètes de l'antiquité et l'exemple du théâtre français. On abandonna les intrigues compliquées, on élimina le mélange de comique et de tragique et la présence de serviteurs bouffons et on adopta un idéal artistique fait de clarté et de simplicité, terrain fertile dans lequel se développa l'opéra seria et plus généralement le style classique. Bien que Pasquini devînt rapidement membre de l'Accademia dell'Arcadia, il resta fidèle à l'esthétique ultrabaroque de la précédente académie notamment dans l'Idalma.


© Photo Birgit Gufler  Juan Sancho (Celindo)

La musique de l'Idalma est bien typique de celle de l'opéra du 17ème siècle. Le recitar cantando forme la base du discours musical mais les airs prennent une importance bien plus grande que dans le passé et que dans nombre d'opéras vénitiens de la même époque comme ceux de Carlo Pallavicino (1640-1688) (Le amazzoni nell'isole fortunate) ou encore de Giovanni Legrenzi (1626-1690) (La divisione del mondo). Ces airs parfois très longs appartiennent à deux types. Les uns, généralement accompagnés par un continuo étoffé, possèdent soit une seule strophe terminée par une ritournelle orchestrale soit deux strophes séparées par un interlude instrumental. Les autres sont tout au long accompagnés par l'orchestre. Ce dernier est constitué de cordes mais souvent agrémenté de flûtes à bec et d'une percussion. Dans l'ensemble les airs restent fondus dans le recitar cantando et de ce fait l'auditeur éprouve une impression de mélodie infinie. Cette musique paraît bien plus archaïque que celle de Gli equivoci nel sembiante, opéra contemporain de Scarlatti. Dans cette dernière partition on trouve des airs et des ensembles bien individualisés ainsi que l'ébauche de l'aria da capo. A l'oreille, la musique de Pasquini ressemble plus à celle de Francesco Cavalli voire de Claudio Monteverdi que de Mitridate Eupatore de Scarlatti (1707) ou des premiers opéras de Haendel (Rodrigo, 1707).

Idalma, abandonnée et humiliée par son époux Lindoro, un coureur de jupons sans foi ni loi, ne cesse d'aimer son infidèle mari; elle ne se décourage pas et à force de persévérance et de constance regagne l'affection de son époux, sa dignité et son honneur. A cette histoire se mêlent deux autres intrigues. Irene est convoitée avidement par Lindoro et c'est pour elle que ce dernier avait abandonné Idalma. Quand Lindoro libre revient chercher Irene, il constate avec déplaisir que cette dernière a entre temps épousé Celindo. Almiro, frère d'Irene est amoureux d'Idalma, amour non payé de retour. Ces situations engendrent tensions et conflits. Celindo jaloux veut en découdre par les armes avec Lindoro et menace de tuer son épouse. Idalma se brouille avec Irene l'accusant à tort de faire les yeux doux à Lindoro. Pantano, le serviteur de Lindoro et Dorillo, le page d'Irene contribuent à installer la confusion dans les coeurs en favorisant par leurs commérages ou leurs indiscrétions les malentendus. Ces derniers se dissipent et une lieto fine s'impose à la fin.


© photo Birgit Gufler  Rupert Charlesworth (Lindoro)

La force de cet opéra vient avant tout de celle de sa magnifique héroïne Idalma. D'aucuns ont signalé la ressemblance de la trame de cet opéra avec celle de l'Empio punito d'Alessandro Melani, à la différence près que le personnage titre de ce dernier est envoyé aux enfers tandis que Lindoro sera sauvé par l'amour d'Idalma. Contrairement à Venise ou presque tout était permis, à Rome, une fin moralement édifiante était de rigueur.


© Photo Birgit Gufler  Anita Rosati (Dorillo)

Dans cet opéra d'une durée supérieure à trois heures, les passages superbes abondent. Le sommet de l'acte I se trouve sans doute dans la scène 8 avec le sublime terzetto d'Idalma (Arianna Venditelli, soprano), Irene (Margherita Maria Sala, contralto) et Almiro (Morgan Pearce, baryton) d'une beauté mélodique indicible avec ses étranges modulations. Cette scène se termine avec un air d'Almiro non moins envoûtant et troublant, è tormento d'Almiro il duol d'Idalma, chanté d'une belle voix chaleureuse par Morgan Pearce. Cet air est une chaconne très originale sur un ostinato de la basse continue. Quelques instants plus tôt (scène 2), Ariana Venditelli s'était montrée très émouvante dans son bouleversant lamento, O me infelice, o sventurata, suivi de furieuses vocalises sur les paroles, Mie giuste querele.

La scène 14 de l'acte II est un must avec un duetto bouffe entre le serviteur Pantano (Rocco Cavalluzzi, basso buffo) et le jeune page Dorillo (Anita Rosati, soprano), Lo statuto de' scrocconi è una legge universale, une chaconne irrésistible rappelant des pages instrumentales d'Antonio Bertali (1605-1669). La scène 15 qui suit est très émouvante avec un duetto d'Idalma et d'Irene suivi par une magnifique aria d'Idalma, Cieco infante, terror delle sfere..., chaconne sur un ostinato qui se renouvelle toutes les six mesures, chanté merveilleusement par Arianna Venditelli, sommet expressif de l'acte II. Précédemment (scène 13), Lindoro (Rupert Charlesworth, ténor) avait chanté une courte aria, Non è inganno del mio core, terminée par une délicieuse ritournelle d'orchestre, dans laquelle il exprime son espoir de conquérir Irene.

L'acte III culmine avec la grande scène d'Idalma (scène 7), climax indiscutable de l'opéra tout entier. Elle commence avec une sublime chaconne, Chi di tanti miei martiri, sorte de lamento basé sur une mélodie jouée en solo par un théorbe tandis que Arianna Venditelli déroule de magnifiques vocalises. La scène se poursuit avec un récitatif très dramatique et passionné, Si, si, morire io bramo. L'aria magnifique qui termine la scène possède un caractère plus apaisée. A la scène 10, Pantano voulant consoler Idalma lui chante una canzona en langue napolitaine, Belle zite non credite... qui se transforme en tarentelle endiablée, chef-d'oeuvre vocal et instrumental. L'accompagnement met en jeu des instruments typiques tels que la guitare, le colascione (sorte d'archiluth) et le tamurro (tambour). La scène se termine avec un air très expressif d'Idalma, Toglierei ad ogni amante. Une ritournelle instrumentale donne une conclusion discrète mais très poétique à l'acte III et à l'opéra tout entier.


© photo Birgit Gufler  Rocco Cavaluzzi (Pantano)

Nous avons dans ces colonnes dit tout le bien que nous pensions d'Arianna Venditelli dans ses interprétations d'Il palazzo incantato de Luigi Rossi (3) et de Serse de Haendel (4). La soprano nous a aussi subjugués dans l'Idalma. Le rôle est écrasant et nous avons relevé les moments les plus palpitants de ses interventions plus haut. Sa voix corpulente et chaleureuse, presque celle d'une mezzo soprano, convenait à la perfection pour incarner avec justesse le personnage émouvant et digne d'Idalma. Irresponsable et inconstant, Lindoro devait avoir beaucoup de charme pour séduire tant les femmes. Il était incarné idéalement par Rupert Charlesworth dont la voix au timbre ravageur et à la tessiture relativement grave pour un ténor avait une typologie pour laquelle le terme de baryténor nous semble convenir. Sa voix sans aspérités, son superbe legato, ses vocalises aériennes étaient un régal pour l'oreille.

Juan Sancho (Celindo) est lui un vrai ténor d'opéra. Sa voix brillante et claire aime les registres tendus et il avait donné un aspect éclatant de son magnifique talent dans le rôle titre du Belshazzar de Haendel (BaroquiadeS). Dans l'Idalma, il défend vaillamment son bien (son épouse Irene) notamment dans l'air à deux strophes, M'inondano il petto le gioie di mille, (I,4) où il chante éperdument son bonheur domestique. Dans le rôle d'Almiro, amoureux malheureux d'Idalma, le baryton Morgan Pearse séduisait par sa voix au timbre de velours et sa belle ligne de chant. Il donnait à son personnage du relief et un supplément d'âme. Irene (Margherita Maria Sala) n'est en rien une intrigante et c'est involontairement qu'elle suscite une passion chez Lindoro mais il était normal que son pouvoir de séduction s'exprimât d'une manière ou d'une autre, ici par la luxuriance de son timbre de voix, un rare contralto comme en témoigne sa splendide intervention dans la scène 16 de l'acte II, Tu scherzi, o crudele, où Irene dit ses quatre vérités à Lindoro.

Dans l'opéra du 17ème siècle, les serviteurs, pages, nourrices ou bouffons étaient les variables d'ajustement qui permettaient à l'action de rebondir. Rocco Cavaluzzi (Pantano, basso buffo) et Anita Rosati ( Dorillo, soprano) formaient un duo inénarrable. Le comique était accentué du fait que leurs tessitures respectives se situent aux antipodes. Les interventions d'Anita Rosati étaient délicieuses de fraicheur juvénile et Rocco Cavaluzzi impressionnait par la puissance de son organe.


© photo Birgit Gufler   Irene, Lindoro et Celindo 

L'exécution d'oeuvres du 17ème siècle nécessite au préalable un travail musicologique. C'était bien le cas ici notamment dans le continuo d'une rare richesse. A géométrie variable, ce dernier était assuré tantôt par un clavecin, un théorbe, une basse d'archet; tantôt le clavecin était relayé par l'orgue dans les passages méditatifs ou les lamentos tandis que dans les passages comiques, pittoresques ou couleur locale, intervenaient les guitares, l'archiluth, le colascione et une percussion. Dans la sinfonia, les préludes, interludes ou postludes, l'Innsbrucker Festwochenorchester brillait de tous ses feux, les cordes soyeuses avaient une sonorité délectable et étaient parfois agrémentées de flûtes à bec d'une grande douceur. Chanteurs et instrumentistes étaient placés sous la direction éclairée d'Alessandro De Marchi.

Cette œuvre rayonnante d'une grande profondeur était servie par un sextuor de chanteurs de haute volée et un orchestre incomparable (5,6).


© photo Birgit Gufler   Morgan Pearce (Almiro)
 


  1. Cet article est une extension d'une chronique publiée dans BaroquiadeS: https://www.baroquiades.com/articles/recording/1/idalma-pasquini-de-marchi-cpo

  2. https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/empio-punito-melani-innsbruck-2020

  3. https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/palais-enchante-rossi-cappella-mediterranea-dijon

  4. https://www.baroquiades.com/articles/recording/1/serse-haendel-dantone-hdb

  5. Nous remercions l'Innsbrucker Festwochen der Alten Musik GmbH pour l'octroi des photos du spectacle. 

  6. Pour écrire cet article, nous avons utilisé des informations provenant des articles de Arnaldo Morelli et d'Albert Gier écrits pour la notice du coffret L'Idalma édité par le label cpo 2022.
















mardi 17 janvier 2023

Laissez durer la nuit

Claude Gellée,  Arche rocheuse et une rivière (1626-1630), Houston Museum of Fine Arts

Lea Desandre, Mezzo-soprano

Thomas Dunford, Luth

Lundi 7 novembre 2022, Strasbourg-Opéra, Opéra National du Rhin

Michel Lambert (1610-1696) Ma bergère est tendre et fidèle
Robert de Visée (1655-1732) Gavotte en ré mineur
Marc Antoine Charpentier (1643-1704) Celle qui fait tout mon tourment
Sébastien Le Camus ( 1610-1677) On n'entend rien dans ce bocage
Marin Marais (1656-1728) Les voix humaines
Sébastien Le Camus Laissez durer la nuit
Robert de Visée Chaconne en ré mineur
Honoré d'Ambruys Le doux silence de nos bois
Robert de Visée Prélude et Sarabande en ré mineur
Sébastien Le Camus Forêts solitaires
Marc Antoine Charpentier Auprès du feu, on fait l'amour
Pause
Robert de Visée Allemande, La Royale
Marc-Antoine Charpentier Tristes déserts, sombre retraite
Michel Lambert Vos mépris chaque jour
Robert de Visée Rondeau La mascarade
Michel Lambert Ombre de mon amant
Marc-Antoine Charpentier Sans frayeur dans ce bois


Claude Gellée, Le siège de La Rochelle (1631), Musée du Louvre


Laissez durer la nuit
Avec un peu d'imagination, on aurait pu se croire dans une soirée en petit comité à la cour de Louis XIV. Les compositeurs choisis appartiennent en effet au cercle restreint des artistes qui, à différents titres, faisaient partie du proche entourage du monarque. Michel Lambert jouait du théorbe et devint en 1681 maître de musique de la chambre du roi. A la mort de Lully, Marc-Antoine Charpentier capte les regards de la cour par ses audacieux opéras comme David et Jonathas ou Médée. Sébastien Le Camus devint à partir de 1660, surintendant de la musique de la reine Marie-Thérèse. Robert de Visée était peut-être le musicien le plus proche de Louis XIV et la légende veut que le monarque s'endormait au son de son luth enchanté. Si on ne sait pas grand chose sur Honoré d'Ambruys, par contre Marin Marais est devenu une célébrité à notre époque en partie à cause du roman de Pascal Quignard. Tous les matins du monde. Si le roi échoua à convaincre Monsieur de Sainte Colombe, de jouer pour lui de la viole de gambe par contre Marin Marais, élève de l'ombrageux violiste, fit rapidement partie du cercle des musiciens favoris de Sa majesté.

Les œuvres chantées étaient entrecoupées dans un esprit de continuité par des pièces de luth tirées en grande partie de la suite n° 7 en ré mineur de Robert de Visée. Ces solos offraient une transition idéale entre les chants. Ces derniers étaient souvent des mélodies de format modeste, airs de cour, chansons à strophes mais parfois des pièces vocales plus élaborées intégrant la structure de la chaconne. Le cadre était intime: un boudoir, un petit salon, sans façons et au débotté. ''De la musique simple, vivante et accessible'' était chantée et jouée pour le plaisir du roi et de ses proches, selon les termes de Léa Desandre. Cette dernière et son complice Thomas Dunford à la manière des peintres du 17ème siècle ont conçu de superbes tableaux en utilisant les couleurs chaudes de la voix et les lignes raffinées des entrelacs du luth.


Claude Gellée, Campagne romaine (1639), Metropolitan Museum of Arts

Le récital débutait avec Ma bergère est tendre et fidèle de Michel Lambert, une ravissante mélodie sur une basse obstinée en forme de chaconne. Lea Desandre l'a interprétée de façon décontractée et une intonation parfaite notamment sur les paroles Elle mène son troupeau, sa houlette et son chien...tandis que Thomas Dunford faisait résonner son luth sur le mot chien d'une manière simulant un aboiement. La cantatrice interprétait ensuite Celle qui fait tout mon tourment, une très jolie mélodie de Marc-Antoine Charpentier dont les couplets étaient chantés chaque fois un peu plus vite jusqu'au presto final. Pas de drame ici mais l'ivresse de l'amour fou et une pointe d'humour partagée par les deux interprètes. On change d'atmosphère dans On n'entend rien dans ce bocage, un remarquable air de cour de Sébastien Le Camus qui conte avec intensité et des contrastes vifs, les souffrances de l'amour. On arrivait alors au sublime Laissez durer la nuit du même compositeur, un air de cour passionné qui donna lieu à une superbe effusion lyrique de Lea Desandre et des subtiles volutes du luthiste. Lea Desandre nous enchantait et nous envoûtait ensuite avec le troublant Le doux silence de nos bois d'Honoré d'Ambruys où la ligne de chant riche en mélismes, se fait de plus en plus sensuelle au fil des strophes. La première partie du récital se terminait en beauté et dans la joie avec Marc-Antoine Charpentier et Auprès du feu, on fait l'amour, ravissante mélodie à couplets chantée à la perfection par la mezzo et un dernier couplet joliment sifflé...par le luthiste décidément facétieux en cette soirée d'automne.

Tristes déserts, sombres retraites de Marc-Antoine Charpentier ouvre la deuxième partie. Dans cet air de cour plus contrasté et plus véhément que les autres mélodies, les artistes faisaient monter la tension et mettaient l'émotion à son comble. Place ensuite à Michel Lambert et la quintessence de charme et d'élégance de Vos mépris chaque jour qui adopte la structure de la chaconne. Après le sombre et pathétique, Ombre de mon amant de Michel Lambert, les artistes concluent le récital avec le très italien Sans frayeur dans ce bois, je suis venue de Marc-Antoine Charpentier dont la basse obstinée évoque quelque chaconne d'Antonio Bertali, cadre dans lequel la prosodie française se coulait admirablement grâce à la voix veloutée de la mezzo-soprano et les jolies notes égrenées par le luthiste dont on admirait l'agilité, la musicalité et l'élégance.


Claude Gellée, Le Gué (1644), Musée du Prado

Le public fit une ovation aux artistes qui le gratifièrent de trois bis. A Chloris, bijou néo-classique de Reynaldo Hahn se coulait harmonieusement dans le cadre du récital avec son introduction au luth évoquant quelque pièce de Jean Sébastien Bach. Dis, quand reviendras-tu de Barbara dont Lea Desandre laissa au public le soin de deviner le titre, montrait la filiation existant entre la chanson de qualité et la mélodie française des temps passés. Retour aux racines italiennes de la mezzo-soprano avec un magistral Ombra mai fu tiré du Serse de Georg Friedrich Haendel. J'étais remué jusqu'à la moelle par la sublime messa di voce par laquelle débutait l'aria.

Cette heure et demi de musique délicieuse et admirablement interprétée passa malheureusement beaucoup trop vite et jamais titre Laissez durer la nuit ne fut plus approprié.

Claude Gellée, Noli me tangere (1681, Musée Städel de Francfort


vendredi 30 décembre 2022

La Flûte Enchantée à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck  Tamino (Eric Ferring) aux prises avec le serpent

 Quand Alain Perroux, Directeur de l'Opéra National du Rhin parut à l'orée du spectacle, on se doutait que des changements auraient lieu. Eugénie Joneau (deuxième dame) étant souffrante, était remplacée au pied levé par Elise Duclos mais jouait son rôle sur scène. La seconde annonce fut plus surprenante car c'est l'Orchestre Symphonique de Mulhouse qui déclarait forfait. En effet, le conducteur du bus qui emmenait les musiciens à Strasbourg, était contraint de rebrousser chemin pour cause de neige et de verglas. Toutefois huit musiciens (deux pianos, un quatuor à cordes et deux flûtistes) de l'orchestre mulhousien purent être acheminés.


Que l'on me comprenne bien, les instrumentistes retenus sont des artistes incomparables, les meilleurs de leur pupitre et il n'est pas question de critiquer quiconque mais une Flûte enchantée sans orchestre symphonique n'a plus rien à voir avec le spectacle attendu. A la place de la formidable ouverture écrite pour le plus gros orchestre jamais utilisé par Mozart, on n'écoutait qu'une caricature bien étriquée. Quel chemin parcouru par le salzbourgeois entre sa médiocre sinfonia de La finta giardiniera (1774) et cette fantastique ouverture contenant en germe le romantisme allemand de Car Maria Weber à Richard Wagner! Mais de cette évolution foudroyante, le spectateur de ce soir n'en avait aucune idée. La suite était de la même eau, du féérique terzetto des trois dames sans les clarinettes, il ne restait qu'une épure d'une élégante maigreur. L'air sublime de Sarastro O Isis und Osiris sans les trois trombones, les cors de basset, les bassons et les deux parties d'altos qui lui donnent une sonorité quasi wagnérienne, était quasiment décharné. Le choral des Hommes d'Armes Der welcher wandert diese Strasse..., avait perdu sa mystérieuse gravité. La scène centrale des épreuves de l'eau et du feu sans timbales et sans les accords pianissimo des trois trombones, était dépouillée de la plus grande partie de son sens. Heureusement les chanteurs ne m'ont pas semblé perturbés par l'absence d'orchestre et se sont probablement adaptés de façon très professionnelle à des conditions qui étaient celles d'une générale piano (1-3).


© Photo Klara Beck   Papageno (Huw Montague Rendall)

Dans sa présentation, Johanny Bert (metteur en scène, plasticien et marionnettiste) a indiqué qu'il avait voulu chercher les ressorts les plus intimes du comportement des protagonistes. Selon lui, La Reine de la Nuit est une femme brisée ressassant dans une chambre miteuse sa gloire passée. Sarastro est un vieillard grabataire représenté par une marionnette géante actionnée par trois marionnettistes. A la fin les deux ennemis, anéantis par la mort, fin de tous les combats, sont renvoyés dos à dos aux oubliettes de l'histoire. Place au monde nouveau: Pamina et Tamino se libèrent des carcans de la société qui les enfermaient dans un rôle formaté, Papageno et Papagena représentent une humanité nouvelle destinée à se multiplier. Papagena ne se transforme plus en belle jeune fille car c'est de la vieille femme dont est tombé amoureux Papageno. Monostatos est devenu un bel homme fringant. Les aspects racistes ou misogynes des dialogues parlés sont supprimés et des expressions de notre temps fusent de temps à autres à la grande joie d'un très jeune public. La scénographie (Amandine Livet) est relativement épurée: de grands panneaux généralement sombres décorent les différents lieux de l'action. Le combat de Tamino avec le serpent était d'une grande beauté plastique. Les costumes (Pétronille Salomé) sont très élaborés. Au début Pamina est une princesse de conte de fée, retenue prisonnière d'une gigantesque robe à arceaux dont elle se libère progressivement. Le costume de Papageno brillamment coloré est fascinant. La grande réussite de cette mise en scène réside dans les créations des marionnettistes Valentin Arnoux, Chine Curchod et Faustine Lancel. Outre l'extraordinaire marionnette de Sarastro, celles représentant Pamina et Tamino lors de la scène des épreuves sont vues tels des points de lumière flottant dans l'espace mais leurs ravissantes ombres chinoises apparaissent avec une précision merveilleuse sur les panneaux grâce aux éclairages subtils de David Debrinay.

© Photo Klara Beck   Pamina (Lenneke Ruiten)


En conclusion c'est d'une comédie féérique dont il s'agit ici. Les aspects ésotériques, religieux, philosophiques, les rites initiatiques liés à la franc-maçonnerie sont en partie gommées au profit d'une querelle familiale dans laquelle la jeune génération se dresse contre l'ancienne et revendique sa liberté. Cette mise en scène malicieuse a le bon goût de ne pas empiéter sur la musique.


© Photo Klara Beck   Sarastro (Nicolaï Elsberg)

Le Sarastro de Nicolaï Elsberg était exceptionnel. Une vrai basse avec une projection fabuleuse, un timbre d'une grande noblesse et de superbes graves notamment dans In diesen heil'gen Hallen. La prestation de la Reine de la Nuit était moins enthousiasmante, la voix de Svetlana Moskalenko présentait des aspérités et une certaine dureté notamment dans O zittre nicht, mein lieber Sohn, en outre son contre fa, apex de l'air, manquait de conviction comme si elle voulait s'en débarrasser au plus vite. Le tempérament dramatique de la cantatrice s'exprimait beaucoup mieux dans Der hölle Rache. L'intonation était excellente et le style de bon aloi. Il est certain que l'absence du soutien de l'orchestre était ici un gros handicap. Tandis que la Reine de la Nuit doit réaliser un sprint, c'est un marathon que doit affronter Pamina qui est présente tout au long du spectacle. Carton plein pour Lenneke Ruiten dont toutes les interventions étaient remarquables. La voix est corpulente sans la moindre lourdeur, la ligne de chant harmonieuse, le légato parfait, le timbre est riche et en même temps d'une pureté délicieuse. L'intense désespoir d'une femme amoureuse était rendu avec intensité dans Ach, ich füll's. Plus loin la soprano initie le merveilleux quatuor vocal, Tamino mein! O welsch ein glück! Rejointe par Tamino et les deux hommes d'armes, elle confère à cette scène une suprême beauté et beaucoup d'émotion. Huw Montague Rendall (Papageno) a effectué une prestation fantastique: la voix possède une projection insolente, le timbre est superbe et le baryton britannique est en plus un acteur merveilleux. Elisabeth Boudreault est aussi une sprinteuse au sens premier du terme dans le rôle de Papagena, mais en plus réalise sur scène un double saut périlleux et le grand écart avec un brio et une agilité confondants pour une jeunette de 90 ans. Elle réalise aussi une délicieuse performance vocale. J'avais eu le bonheur de découvrir cette chanteuse québécoise dans Hansel und Gretel. Eric Ferring, ténor, incarnait Tamino avec une superbe technique et une voix d'une belle ductilité. Sa prestation m'a paru manquer de vaillance en raison peut-être de la mise en scène car il n'était plus tellement question d'un preux chevalier courageux qui poursuit une quête initiatique ici mais d'un prince qui cherche à remettre en cause l'ordre établi. Une fois n'est pas coutume, c'est un Monostatos de belle prestance et non pas le sbire libidineux habituel qu'incarnait Peter Kirk avec une belle voix bien placée et beaucoup d'engagement. Les trois dames (Julie Goussot, Elise DuclosLiying Lang) étaient chacune remarquable et formaient un trio sonore d'une belle luminosité, par contre les trois jeunes gens (Louisa Bouzar, Léon Hieber, Benjamin Ogier) malgré leurs jolies voix étaient placés trop loin les uns des autres pour produire un son homogène. Les choeur et la maitrise de l'ONR compensaient par leur puissance l'absence d'orchestre. Félicitations aux huit instrumentistes dont le talent a permis à cette représentation d'exister. Andreas Spering en tant que spécialiste de musique historiquement informée, dirigeait l'ensemble sans baguette. Sa gestuelle très précise et en même temps très expressive, s'adressait tout particulièrement aux chanteurs sur scène (1).

© Photo Klara Beck,   Papageno et Papagena (Elisabeth Boudreault)


Bien que personnellement j'eusse préféré que l'on annulât le spectacle faute d'orchestre, la représentation donnait l'occasion d'écouter de très belles voix. Une mise en scène inventive et de remarquables trouvailles scéniques conféraient à cette comédie féérique un charme incontestable.


(1) Ce spectacle a fait l'objet d'un article dans odb-opéra : https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=24766

(2) Parmi les analyses de La Flûte Enchantée, ma préférée est celle-ci: Georges de Saint Foix, Wolfgang-Amédée Mozart, Les dernières années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 216-45.

(3) Nous remercions l'Opéra National du Rhin pour les photographies du spectacle. 

(4) Nous recommandons la lecture du dossier pédagogique du spectacle  https://www.operanationaldurhin.eu/files/5269c5f8/dossier_pedagogique_la_flute_enchantee.pdf


© Photo Klara Beck   La reine de la nuit (Svetlana Moskalenko) et Pamina (Lenneke Ruiten)


dimanche 27 novembre 2022

Serse par Ottavio Dantone et l'Accademia Bizantina

Une version palpitante

Serse HWV 40 de Georg Friedrich Haendel a été créé le 17 avril 1738 à Londres au King's Theater de Haymarket. Le livret est adapté du Xerse de Nicola Minato (ca 1627-1698) écrit en 1654 pour l'opéra homonyme de Francesco Cavalli (1602-1678). Le livret de Minato fut revu par Silvio Stampiglia (1664-1725) en 1694 en vue du Xerse de Giovanni Bononcini (1670-1747). L'oeuvre de Haendel fut accueillie fraichement. Après cinq représentations, elle disparut de l'affiche et ne fut reprise qu'en 1924 à Göttingen. Elle est depuis cette date un des opéras les plus joués de Haendel.


Arlequin et Colombine (1721-1736) par Jean-Baptiste Pater

Serse est probablement l'opéra le plus atypique du compositeur saxon et cela à plusieurs titres. Dans son livre Les opéras de Haendel, un vade-mecum (BaroquiadeS), Olivier Rouvière a évalué le nombre d'arias da capo dans chaque œuvre lyrique du compositeur saxon. Tandis que cette forme musicale est largement dominante dans presque tous ses opéras, elle est minoritaire dans Serse avec 12 arias da capo sur 50 numéros (1). A la place, on trouve de nombreux ariosi, des canzonette, des airs de forme libre, entrecoupés de récitatifs ou durchcomponiert. Autre caractéristique, les airs sont généralement très courts, leur durée est comprise entre une et trois minutes avec cependant dans chaque acte un air de quatre à cinq minutes. Enfin Serse est sans doute l'opéra de Haendel où les passages comiques sont les plus nombreux. Elviro est typiquement un personnage d'opéra bouffe, Atalanta l'est également par de nombreux traits de caractère. Serse ne se montre pas toujours à son avantage et est copieusement moqué par son entourage, le comportement de Romilda oscille entre les rires et les larmes. Seuls les deux altos Amastre et Arsamene sont des personnages d'opéra seria. Haendel se situe dans cet opéra en marge de la réforme métastasienne qui triomphait à cette époque. Tout en regardant vers ses œuvres de jeunesse comme Agrippina, voire vers un passé plus lointain illustré par l'opéra vénitien de Francesco Cavalli ou Giovanni Legrenzi (1626-1690), Haendel annonce en même temps le futur et plus précisément le dramma giocoso.


Pierrot, Antoine Watteau (1718) Musée du Louvre, Paris

Si Serse est de nos jours un des opéras les plus joués de Haendel c'est en grande partie à cause de sa richesse mélodique et en même temps son caractère scénique. L'hymne par lequel commence l'opéra, Ombra mai fu, a une grandeur indiscutable. Selon l'opinion générale (2), cet air aurait un caractère parodique. Cette interprétation est, à notre humble avis, un contre-sens. Dans cet air, le souverain le plus puissant de la terre rend hommage au plus grand des végétaux, le platane, qui est en même temps l'arbre sacré des Perses. D'autres parties du livret évoquent le projet pharaonique de construire sur les bords de l'Hellespont, un pont reliant l'Asie à l'Europe. Par ces actes hautement symboliques et politiques, Serse s'avère être un champion de la communication avec son peuple. Dès que le souverain quitte sa fonction officielle et rentre dans la sphère privée, les ennuis commencent. Deux triangles amoureux animent la trame de l'opéra. D'une part deux femmes (Romilda et Atalante) sont amoureuses d'un même homme (Arsamène, frère de Serse) ; d'autre part Serse déjà engagé dans une liaison que l'on imagine intense avec Amastre, tombe amoureux fou de Romilda. Ces situations aux puissants ressorts dramatiques, sont propices à générer de superbes effusions mélodiques.

Pulcinella, Maurice Sand (1860), Michel Lévy frères.

L'acte I est dans son intégralité un chef-d'oeuvre, les belles mélodies se succèdent presque sans interruption. L'air de Romilda en la majeur, Ne men con l'ombra d'infedelta (I,14) ou encore celui de Serse à la fois sensuel et chevaleresque, Piu che penso alle fiamme (I,19), ont même un caractère presque mozartien. L'acte se termine en fanfare avec l'air irrésistible d'Atalanta en mi majeur, un cenno leggiadretto (I,25). Presque tous les opéras de Haendel comptent au moins une sicilienne, Serse en contient quatre. A l'acte I, Atalante en chante une, sublime, Si, si, mio ben, si, si, en fa # mineur (I,10), dont le rythme 12/8 lancinant et les altérations nous emmènent sur des terres inconnues et troublantes. A l'acte II, Arsamene récidive avec une somptueuse mélodie au rythme 12/8 chaloupé de barcarolle, Quella che tutta fé (II,16), tandis que le dernier air de Romilda (III,28) reprend le même rythme avec, Caro, voi siete all'alma, repris in fine par le choeur. La mélodie est reine et la virtuosité presqu'absente des trois actes. Seuls Amastre et Serse sont dotés de grands airs avec vocalises et le plus spectaculaire est sans doute le grand air avec da capo de Serse, Se bramate d'amor, de structure à cinq sections A,A1,B,A'1,A'2 (II,11). L'instrumentation de Serse est austère avec des cordes prépondérantes et des bois, hautbois et bassons, qui se bornent à doubler les violons et les violoncelles respectivement. Seules les flûtes à bec qui colorent délicieusement le début de l'acte I, ont un rôle indépendant (3).



Le présent CD correspond à un enregistrement live d'une représentation de Serse donnée au Teatro Municipali Romolo Valli de Reggio en mars 2019, fugitivement diffusé sur You Tube. Ayant vu ce spectacle, j'avais été enchanté par son caractère commedia dell'arte, sa fraicheur, son naturel ainsi que l'harmonie et la fluidité des enchainements. J'y ai vu un retour aux sources vivifiant de l'opéra baroque italien et plus spécifiquement vénitien souvent détourné de sa mission par des mises en scène extravagantes ou un abus de voix de contre-ténors. Seul bémol, Ottavio Dantone a procédé à des coupures: tous les choeurs excepté le choeur final ont été supprimés, des récitatifs secs ont été abrégés et plusieurs reprises da capo ont été omises. Ces coupures sont sans doute justifiées par le souci de donner à l'action dramatique encore plus de punch mais elles sont regrettables notamment dans le cas de l'air de Serse, Piu che penso, amputé de deux bons tiers.

La distribution est essentiellement féminine nonobstant les deux petits rôles d'Elviro et d'Ariodate; elle est en outre presque entièrement italienne à l'exception de la française Delphine Galou. Ces deux choix sont importants compte tenu du style qu'a voulu donner le chef à cette production. Selon Ottavio Dantone, il est évident que donner la plus juste interprétation émotive et théâtrale à cette partition comporte de la part des chanteurs et musiciens une attention particulière à la déclamation et à la prononciation, dans la recherche d'une vérité dans l'expression des passions et des affects...(4). Le lecteur de ces lignes conclura que seuls des comédiens ou chanteurs italiens ou parfaitement italophones sont susceptibles de cocher toutes ces cases.

Le rôle titre était confié à la soprano Arianna Venditelli. Cette dernière qui m'avait enthousiasmé dans le rôle d'Angelica dans Il palazzo incantato de Luigi Rossi (5), a donné au personnage de Serse du relief, de la dignité et beaucoup d'humanité notamment dans l'air émouvant, Il core spera e teme (II,20). La voix est corpulente avec de beaux graves, un medium chaleureux et des aigus dramatiques. La tessiture est très étendue. Dans l'aria di furore, Crude furie degl'orridi abissi (III,15), les vocalises sont fluides et pleines d'aisance mais l'air spectaculaire Se bramate d'amor (II,11) est sans doute celui dans lequel cette flamboyante soprano donne le meilleur d'elle-même. Le rôle d'Arsamene, le souvent chanté par un contre ténor, est attribué ici à la mezzo-soprano Marina De Liso. Le rôle est d'une intensité d'expression peu courante dans la musique de cette époque. La mezzo a un tempérament dramatique remarquable et chante avec beaucoup d'émotion les airs magnifiques que sont Amor, tiranno amor (III,7) et Quella che tutta fè (II,16). La prestation d'ensemble est remarquable. Atalanta est un personnage protéiforme qu'on peut interpréter de manières très diverses, Francesca Aspromonte en donne une lecture pleine de finesse, de charme et de fantaisie, tantôt séductrice et même aguicheuse dans Un cenno leggiadretto (I,25), tantôt encline à la duplicité, elle s'avère être une amoureuse sincère dans Voi mi dire che non l'ami (II,19), air profond qu'elle chante avec ferveur.

Delphine Galou incarnait Amastre, amante passionnée de Serse, délaissée par le roi au profit de Romilda. Sa voix rare de contralto donnait beaucoup de corps et de relief à son personnage. Dans son rôle travesti, elle peut surveiller Serse et l'attitude de ce dernier déchaine sa colère dans l'air vindicatif Saprà delle mie offese (I,22). Cet air est périlleux à cause de vocalises continues dans le registre grave et de contrastes dynamiques très prononcés, difficultés dont se joue la contralto avec élégance et brio. Le rôle de Romilda était tenu par Monica Piccinini. Plus posée que sa sœur Atalanta, Romilda recherche avec constance, confiance et une certaine placidité l'amour d'Arsamene. Toutefois le vernis craque dans un récitatif accompagné très véhément (II,12) et l'air magnifique qui suit, E gelosia, quella tiranna (II,13), un des sommets de l'opéra. La soprano dont le timbre de voix est fascinant, fait montre dans cet air d'un tempérament dramatique intense. Biagio Pizzuti (baryton) dans le rôle d'Elviro, le jardinier travesti en marchande de fleurs, assure quelques moments de théâtre désopilants. Tentant d'écouler sa production, il fait quelques pitreries et chante d'une belle voix à l'insolente projection, un irrésistible hymne à Bacchus (II,21). Ariodate, général imbu de lui-même au point d'en être ridicule et père de Romilda et Atalanta, était tenu par l'excellent Luigi De Donato, basse profonde qui impressionne dans son air étrange, Soggetti al mio volere (I,17) au thème asymétrique, à la forme libre qui semble déboucher sur le vide.

L'intérêt de cet enregistrement repose beaucoup sur le magnifique petit orchestre de l'Accademia Bizantina. Ce dernier emmené par Alessandro Tampieri (concertmaster) a un son merveilleux et une personnalité unique. Ces qualités sont en partie dues à la beauté des instruments, tous anciens ou copies d'anciens mais aussi en raison de la culture baroque des instrumentistes. Culture qui s'exprime au détour d'une cadence, dans les reprises da capo grâce à des ornements subtils. Mais le beau son et les belles phrases ne sont pas suffisants, la mission de cet orchestre est avant tout de prendre part au drame qui se joue sur scène et pour ce faire, les instrumentistes s'efforcent constamment de dialoguer avec les voix en adoptant une articulation et les tournures mélodiques qui se rapprochent autant que possible des accents humains. Félicitations à Ottavio Dantone (Directeur musical) d'avoir promu cette phalange à ce degré de perfection.


© Giulia Papetti.  L'orchestre de l'Accademia Bizantina

Avec des comédiens chanteurs superbement engagés, un festival de beau chant et une direction inspirée, le présent enregistrement comblera les amateurs des opéras de Haendel. Cette production renouvelée et dépoussiérée de Serse est palpitante et doit figurer désormais parmi les versions de référence de ce chef-d'oeuvre (6).


  1. Olivier Rouvière, Les opéras de Haendel. Un vade mecum, Van Dieren, Paris, 2021, pp 314-321.

  2. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard 2010, pp 231-238.

  3. Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.

  4. Ottavio Dantone, Il rispetto del passato e le emozioni del presente. Notice du coffret HDB-SONUS, 2022

  5. Il palazzo incantato, BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/palais-enchante-rossi-cappella-mediterranea-dijon

  6. Cet article a été publié sous une forme plus réduite: http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/serse-haendel-dantone-hdb