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jeudi 8 juillet 2021

Haydn 2032. Volume 9. l'Addio

 Poursuivant le voyage le long du projet Haydn 2032 de Giovanni Antonini, nous voici arrivés au volume 9, l'Addio. Ce projet a été décrit dans l'article consacré au volume 8, La Roxolana (1). Le lecteur est prié de se rapporter à ces lignes.

Le volume 9 contient trois nouvelles symphonies, la n° 15 en ré majeur composée avant 1761, la n° 35 en si bémol majeur datant de 1767 et la célèbre symphonie en fa # mineur Les Adieux (1772) qui a donné son nom à l'enregistrement. Tous les volumes parus de cette intégrale comportent en plus des trois symphonies, l'oeuvre d'un compositeur invité. Aujourd'hui c'est Joseph Haydn, lui-même qui s'invite à la fête puisque l'oeuvre enregistrée est la Scena di Berenice Hob XXIVa.10, une scène dramatique ou cantate très tardive composée à Londres en 1795.


Le gobelet d'argent (1760). Jean Siméon Chardin (1690-1779)

La symphonie n° 15 en ré majeur fait partie de la vingtaine de symphonies antérieures à 1761, date d'installation de Joseph Haydn au service du prince Paul Anton Eszterhàzy. Elle comporte quatre mouvements voire cinq si on compte la longue introduction comme un mouvement, coupe assez rare dans les symphonies de cette époque fréquemment en trois mouvements. Très italienne d'esprit, elle est souvent datée de l'année 1760 (2,3). Toutefois certains traits archaïques que nous avons relevés, suggèrent une date de composition antérieure (1757-9).

L'introduction adagio est une très belle cantilène du premier violon simplement accompagnée par les pizzicatti des autres cordes et les deux cors, une sérénade en somme dont la sonorité est fascinante (4). Cet adagio est enchainé à un Presto 4/4 dont le thème est une marche harmonique baroque à la manière de Arcangelo Corelli (1653-1713) ou bien Antonio Vivaldi (1678-1741). Ce presto comporte d'autres traits archaïques notamment un second sujet à la dominante mineure en l'occurence la mineur. On se trouve ici à la frontière entre deux mondes, l'époque baroque finissante et le début du classicisme. Le retour de l'adagio en fin de mouvement est également très surprenant.
Le
menuet tout en rythmes pointés, se distingue par son élégance. Le trio, confié au quintette à cordes, consiste en respons entre le groupe des deux violons et la contrebasse dans sa première partie. Dans la seconde, violons altos et violoncelles se livrent à une spirituelle conversation.
L'andante en sol majeur 2/4 est écrit pour le quintette à cordes. Au thème joué par les violons répondent de discrets échos des autres cordes. On a ici un autre exemple de cette musique minimaliste évoluant dans une atmosphère raréfiée, typique de certaines oeuvres de jeunesse de Haydn A la fin des deux parties de ce mouvement, on notera les syncopes caractéristiques des violons et le murmure très poétique qui clôt ce beau mouvement très calme mais non exempt de mélancolie.
Le Presto final 3/8 comporte trois parties, une première partie avec son rythme ternaire ressemble à un tempo di minuetto, la seconde partie est un vaste intermède très expressif dans le mode mineur chanté par le premier violon avec un très bel accompagnement du second violon et le mouvement se termine par une récapitulation à peine modifiée de la première partie, suivie d'une brève coda.


Fleurs dans un vase (1763). Jean Siméon Chardin, Edimbourg, Galerie nationale d'Ecosse

Le manuscrit autographe de la symphonie n° 35 en si bémol majeur est précisément daté du mois de décembre 1767. C'est donc une oeuvre contemporaine de l'opéra de chambre La Canterina. Elle précède de peu la période Sturm und Drang inaugurée avec la symphonie n° 39 en sol mineur composée quelques mois après probablement. D'une sérénité à peine teintée de mélancolie et basée principalement sur la séduction mélodique, elle réserve à l'auditeur des passages enchanteurs (5). Cette symphonie, une des plus chantantes de son auteur, a peut-être inspiré Wolfgang Mozart (1756-1791) dans les années 1771 à 1773, époque pendant laquelle le salzbourgeois compose un grand nombre de symphonies dont certaines (KV 130 en fa, 132 en mi bémol et 133 en ré) témoignent de l'influence du maître d'Eszterhàza (6,7).

Le premier mouvement Allegro di molto ¾ est une forme sonate classique à deux thèmes. Le premier thème, exposé par les violons au dessus des batteries des basses, est remarquable par sa douceur, c'est lui qui sera utilisé dans le développement où métamorphosé par des modulations, il fera l'objet d'imitations énergiques entre les basses et les violons puis les hautbois et donnera lieu à un passage très dramatique. On remarque juste après la réexposition une gamme ascendante spectaculaires du cor grimpant à des hauteurs inusitées puis un nouveau "développement" sur le premier thème consistant en imitations ingénieuses entre les deux violons.
Le magnifique
andante pour cordes seules présente un mélange unique de beauté mélodique et de sérieux qui le rendent très attachant. Il est construit sur un thème unique au caractère nostalgique du fait des chromatismes descendants de son accompagnement. C'est une structure sonate munie d'un beau et long développement dans lequel le thème fait l'objet de modulations très expressives. Lors de la réexposition, le thème joué par les basses devient mystérieux et les violons dessinent un contrechant très expressif. Une poétique coda dans laquelle le thème revient une dernière fois à la manière d'un adieu, met fin à ce mouvement. Ce mouvement est un des plus profonds écrits par Haydn à cette date pour une symphonie.
Dans le menuet,
un poco allegretto, les cors jouent un rôle de premier plan, le thème du trio pour cordes seules est directement issu de celui du menuet.
Le finale
Allegro di molto est une structure sonate à deux thèmes. Le premier thème frappe par son caractère joyeux et dynamique. Le second thème donne naissance à une merveilleuse marche harmonique très baroque. Le développement très court est basé sur le premier thème qui passe par de très belles modulations. Lors de la réexposition, la marche harmonique est prolongée pour notre plus grand plaisir et une fois de plus les cors impressionnent par leurs notes aigües presque perçantes. Dans ce finale, l'humour de Haydn se manifeste de façon discrète.


Nature morte avec carafe et fruits (1750) J. S. Chardin, Karlsruhe Staatliche Kunsthalle

Avec la symphonie n° 45 en fa # mineur, Les adieux, les premiers auditeurs du château d'Eszterhàza se trouvaient en face d'un des chefs-d'oeuvre de la musique symphonique du 18ème siècle (8). Quoique la symphonie n° 44 en mi mineur, Funèbre, fût la plus parfaite par sa puissance, son unité, son équilibre et la présence d'un adagio sublime, la n° 45 possédait peut-être le premier mouvement le plus extraordinaire de toute la production symphonique de Haydn.

Allegro. Le thème consiste un un piétinement sauvage fondé sur l'accord parfait de fa # mineur. Il commence là où se terminait la sinfonia n° 5 en si mineur Wq 182 de Carl Philipp Emmanuel Bach (9). Ce thème obsédant va parcourir le mouvement sans le moindre répit à l'exception d'un thème nouveau qui apparaît de façon surprenante au milieu du développement. Cet instant de détente ne dure pas et le thème principal reprend son empire avec une violence accrue. Ce qui frappe également c'est l'instabilité tonale de ce mouvement. Les modulations s'enchainent sans arrêt d'où une impression de course éperdue vers l'abime. On est aux antipodes de l'image rassurante du papa Haydn.

Le bel adagio en la majeur donne aux cordes le rôle principal. Le thème est agrémenté de nombreuses acciaccatures. Le sentiment général est rêveur et mélancolique. Une intervention des vents achève l'exposition. Le développement donnant une grande place aux rythmes lombards, accroit par ses modulations le sentiment d'inquiétude. La réexposition présente le thème avec un riche contrechant des bois et des cors. Les admirables modulations qui suivent témoignent de l'audace harmonique de Haydn et de son art d'exprimer les sentiments les plus divers et les plus profonds.

L'étrange menuet écrit dans la tonalité improbable de fa dièze majeur, Allegretto, surprend toujours même après une centaine d'écoutes avec son allure de fandango! En outre le ré bécarre survenant à la troisième mesure est un trait de génie. On n'en comprend pas toujours la signification mais il fascine toujours autant.

Le finale débute en fa # mineur avec un mouvement véhément digne pendant du premier. Alors qu'on attend un accord conclusif, tout s'arrête et un adagio en la majeur débute. On assiste ensuite aux départ des musiciens jusqu'à ce que Joseph Haydn et Luigi Tomasini restent seuls pour conclure en fa dièze majeur, homonyme majeur de la tonalité de départ, soulignant le désir d'unité du compositeur malgré les aventures variées survenant dans cette extraordinaire symphonie.


Le bocal d'olives (1760), Jean Siméon Chardin, Musée du Louvre

L'exécution par Il Giardino Armonico est techniquement irréprochable, remarquable par sa brillance et son éclat et constamment inspirée pour toutes les œuvres interprétées. A leur écoute on éprouve un plaisir intense mis à part quelques petites réserves.

Symphonie n° 15. Le choix de confier le thème de l'adagio initial à un nombre réduit de violons ne me semble pas très heureux. Cet adagio, une sérénade, accompagnée par les pizzicati des cordes comme une mandoline, doit chanter généreusement alors qu'il m'a paru un peu décharné. Le presto qui suit, m'a paru un peu brouillon et m'a laissé sur ma faim. L'andante est par contre une merveille de pure délicatesse.

Symphonie n° 35. Lors de l''exécution du premier mouvement, on sent une certaine fébrilité de l'orchestre en contradiction avec le caractère placide de la musique. Ici encore, les cordes ne chantent pas assez tandis que les cors cuivrent inutilement. Les deux derniers mouvements sont par contre excellents nonobstant le trio du menuet pris à toute vitesse.

Symphonie n° 45. Il giardino armonico est ici à son meilleur et donne à mon avis, une version fantastique du premier mouvement. La rudesse de son interprétation, son rythme implacable sont parfaitement en phase avec l'esprit de ce morceau. L'adagio qui suit est admirable et les modulations de la fin mystérieuses à souhait. Mais pourquoi donc les musiciens du Giardino armonico prennent-ils le menuetto tellement vite alors que Haydn l'a noté allegretto? Il perd ainsi une partie de son charme, son mystère et ce côté danse de cour très voisin du mouvement correspondant de la symphonie n° 46 en si majeur. Dans le trio, un laendler, les deux cors naturels font une splendide démonstration de leur talent.

Cette version des trois symphonies par Giovanni Antonini, confrontée aux autres versions historiquement informées existantes, est tout à fait à l'avantage du chef transalpin. Elles posent la question d'une tradition d'interprétation (10).



La scena di Berenice est un régal avec une très grande Sandrine Piau et un superbe orchestre. Les deux géniales modulations enharmoniques des récitatifs accompagnés sont admirablement amenées et mises en valeur.



  1. http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/la-roxolana-haydn-antonini-alpha

  2. Luigi della Croce, Les 107 symphonies de Haydn, Dereume, Bruxelles, 1976, pp 81-82.

  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 822-825.

  4. A ceux qui regrettent que le deuxième mouvement du quatuor opus 3 n° 5 Sérénade, ne soit pas de Joseph Haydn mais de Roman Hoffstetter, on peut recommander le superbe adagio liminaire de la symphonie n° 15.

  5. Marc Vignal, ibid, pp 983.

  6. https://piero1809.blogspot.com/2015/11/haydn-et-mozart-lannee-1772.html

  7. Marc Vignal, Haydn et Mozart, Fayard, 2001, pp 117.

  8. Marc Vignal, ibid, pp 1000-1002.

  9. https://piero1809.blogspot.com/2021/05/les-six-sinfonie-pour-cordes-wq-182-par.html

  10. La question majeure concerne l'existence du continuo. La présence d'un clavecin me paraît souhaitable dans les symphonies antérieures à 1761 et donc dans la symphonie n° 15. Ce clavecin s'impose même dans le mouvement lent, écrits pour le quintette à cordes et donc dépourvu de cors qui par leurs tenues, assurent le liant harmonique. L'écriture étant presque transparente, à deux voix seulement dans certains passages, le clavecin permettrait de combler les vides et de nourrir le son.

  11. Les illustrations libres de droits proviennent de Wikipedia que nous remercions.


vendredi 25 juin 2021

Sigismondo d'India - Lamenti e Sospiri Mariana Flores, Julie Roset et la Cappella mediterranea sous la direction de Leonardo Garcia Alarcon

 La vie de Sigismondo d'India (1580?-1629?) est mal connue. On pense cependant qu'il naquit à Naples dans une famille d'origine palermitaine. Pendant la décennie 1600-1610, il est au service de diverses cours italiennes (Florence, Milan, Rome). Il se fixe ensuite à Turin à la cour du duc de Savoie de 1611 à 1623, époque sans doute la plus féconde de sa vie où il composa trois livres de madrigaux et quatre livres de monodies. Après son départ de Turin, il navigue entre Rome au service du cardinal Maurice de Savoie et Modène auprès de la famille d'Este. Après avoir composé Le Saint Eustache, un drame sacré et L'île d'Alcina, un drame musical sur le poème de l'Arioste, il se rend une dernière fois à Modène où il meurt (1,2).

Les œuvres de Sigismondo d'India contenues dans les deux présents disques ont été composées sur des textes de différents poètes parmi lesquels un génie universel, Francesco Petrarca (1304-1374), mais aussi d'autres moins connus comme Gianbattista Marino (1569-1625), Ottavio Rinuccini (1562-1621), Francesco Ferranti et le compositeur lui-même (3). A cette époque l'opéra était un genre balbutiant et Claudio Monteverdi (1567-1643), contemporain de d'India écrivait ses premiers chefs-d'oeuvre dramatiques (Orfeo 1607). Dans un contexte où triomphait encore la polyphonie vocale non accompagnée, héritée de la Renaissance, Sigismondo d'India (en même temps que Monteverdi) osa écrire de 1609 à 1623 des monodies accompagnées (appelées aussi madrigaux à une ou deux voix ou nuove musiche), pièces musicales dépourvues de contrepoint où le chant était monodique et les autres voix étaient assurées par les accords des instruments accompagnateurs. Cette innovation permettait à d'India en se concentrant sur le texte, d'inventer un nouvel art de la parole et à sa musique d'épouser tous les affects qui y sont contenus afin, selon lui, de toucher au plus près les passions de l'âme.


La Didone par Andrea Sacchi (1599-1661) Musée des Beaux-Arts de Caen

Les morceaux enregistrés ici appartiennent à deux catégories différentes: d'une part des airs ou lamenti, généralement sous forme de monodies à une voix et d'autre part des pièces plus légères au caractère populaire chantées souvent à deux voix. A la première catégorie appartiennent les chants les plus caractéristiques de cet enregistrement, des complaintes en valeurs longues, sans refrains, sans métrique évidente et dans lesquelles le temps semble s'arrêter. Quelquefois la ligne mélodique est agrémentée de vocalises acrobatiques (Mercé! Grido piangendo, Odi quel rossignolo). Les lignes de chant sont rien moins que banales avec des intervalles inhabituels, des chromatismes, de subtiles particularités comme le dit le compositeur. On notera l'étrange saut de neuvième mineure effectué sans préparation sur monti (les monts) dans Io viddi in terra angelici costumi, un madrigal composé sur un admirable poème de Petrarque ou encore les dissonances qui parsèment la ligne vocale de la plainte d'Armida, Là tra'l sangue e le morti. L'écoute demande une attention soutenue à l'auditeur habitué à des structures musicales classiques bien balisées et le danger de perdre le fil est permanent. Ce style monodique atteint un sommet avec la Lamentatione d'Olimpia et Infelice Didone, vastes scènes dramatiques dans lesquelles deux femmes abandonnées par leurs amants vont mourir d'amour. Dans ces deux œuvres, les voix épousent au millimètre près les inflexions du texte de Sigismondo d'India et l'expression du désespoir atteint une intensité inouïe.


Odi quel rosignolo. Naumann, Naturgeschichte der Vögel Mitteleuropas

Parmi les duettos au sentiment plus léger et à la veine populaire, on remarque Ardo, lassa, e non ardo, sa jolie mélodie et surtout son accompagnement canonique sophistiqué comportant tous les instruments du continuo, accompagnement présent à l'identique dans un interlude (Acte I, scène 13) de Il palazzo incantato de Luigi Rossi (1597-1653) (4,5). Aucun madrigal ne surpasse en charme et beauté sonore le délicieux Dialogo della rosa dont le refrain m'évoque le chant populaire napolitain. Un autre sommet pourrait être Torna il sereno Zeffiro dans lequel le compositeur met en musique un monologue sous la forme d'un duo, dispositif vocal qui permet de représenter les sentiments contraires d'une même personne: son adoration du délicieux printemps et en même temps le désespoir le plus profond de son coeur. En effet, le ravissant refrain est chaque fois entrecoupé par un bref lamento. Par contre Pallidetta qual viola est une canzonetta pleine de charme et sans histoires dans ses sept strophes d'inspiration populaire. Enfin Sprezzami bionda e fuggimi au charme indicible étonne par sa ligne vocale asymétrique et ses harmonies surprenantes.


Dialogo della rosa. The amateur's Gardener's Rose Book 1905.

Les personnages figurant dans les textes sont incarnés par les admirables cantatrices que sont Mariana Flores et Julie Roset. La voix de la première nommée est plus corpulente et plus dramatique que celle plus légère de la seconde. Les timbres de voix des deux sopranos sont également savoureux et leur alliage dans les duettos fonctionne à merveille. Toutes les deux, chacune à sa manière, traduisent parfaitement les élans, les souffrances, le désespoir des héroïnes (Armida, Olimpia, La Didone) qu'elles incarnent et avec lesquelles elles font corps avec une sincérité admirable. Mariana Flores connait parfaitement ce répertoire qu'elle magnifie à chacune de ses interventions comme par exemple dans La finta pazza de Francesco Sacrati (1605-1650) (5) ou encore El Prometeo d'Antonio Draghi (1634-1700). Son tempérament dramatique exceptionnel s'est puissamment exprimé dans ces monodies et notamment dans Mentre che 'l cor ou le lamento d'Olimpia. J'avais déjà vu Julie Roset à Dijon dans La finta pazza mais c'était la première fois que je l'écoutais au disque. J'ai été subjugué par la pureté de sa voix et ses délicieux suraigus dans Torna il sereno Zeffiro, par ses vocalises d'une légèreté aérienne mais d'une redoutable précision dans Odi quel Rossignolo et par son engagement passionné dans Infelice Didone.


Pallidetta qual viola

Le continuo (clavecin, orgue, théorbe, guitare, archiluth, harpe et basse de viole) qui accompagnait les deux chanteuses était à géométrie variable. Parfois un seul instrument était à l'oeuvre dans certains madrigaux, l'orgue par exemple dans Or che 'I ciel e la terra mais l'effectif était au complet dans Ardo, lassa, e non ardo ou Chi nudrisce tua speme. Bien que tous les instrumentistes fussent à louer, j'ai été particulièrement sensible aux volutes raffinées du théorbiste Quito Gato et de la luthiste Monica Pustilnik qui donnaient la réplique aux vocalises de Julie Roset dans Mercé! Grido piangente. La harpe enchantée de Marie Bournisien colorait délicieusement l'ensemble dans Odi quel rosignolo. Les interventions dramatiques de la basse de viole (Margaux Blanchard) dans Ardo, lassa, e non ardo, La tra 'l sangue e le morti ou encore dans Mentre che 'l cor étaient aussi dignes d'éloges. La touche unique du maestro Leonardo Garcia Alarcon (clavecin, orgue, direction musicale) se reconnaissait dans l'agencement élégant, expressif et inspiré des accompagnements en liaison étroite avec le caractère des œuvres interprétées.



Ce premier contact avec Sigismondo d'India sera un enchantement pour beaucoup d'amateurs du premier baroque italien; ils seront subjugués par la profondeur de l'art de ce compositeur, poète, théorbiste qui mérite sans aucun doute une place de choix aux côtés de Claudio Monteverdi au Panthéon des musiciens (7).



  1. Jorge Morales et Leonardo Garcia Alarcon, Notice du CD Lamenti e Sospiri, © Outhere 2021.

  2. Jorge Morales, Sigismondo d'India, un Monteverdi "concitato". Etude du huitième livre de madrigaux du compositeur palermitain. Le jardin de musique, 6(2), 79-107, 2010.

  3. Les textes du livret écrits en langue italienne ont été traduits en français par Jean-François Lattarico.

  4. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/palais-enchante-rossi-cappella-mediterranea-dijon

  5. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/palais-enchante-rossi-cappella-mediterranea-dijon-rg

  6. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/finta-pazza-strozzi-capella-mediterranea-dijon-2019

  7. Cet article provient d'une chronique publiée dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/lamenti-sospiri-sigismond-india-cappella-mediterranea-outhere

  8. Les illustrations libres de droits proviennent de Wikipedia que nous remercions.





mardi 8 juin 2021

Les voyages de l'Amour de Joseph Bodin de Boismortier

 

Psyché et l'Amour par François Gérard (1770-1837)

L'Amour, lassé de favoriser par ses flèches les hyménées des mortels, voudrait bien mettre à son actif un succès amoureux. Accompagné de son confident Zéphire, il se déguise en berger, prend le nom de Silvandre et va tenter sa chance à la campagne avec la bergère Daphné mais celle-ci recherche un amour véritable et ne donne pas suite à ses avances. Il se rend ensuite à la ville où sous le nom d'Alcidon, il courtise Lucile, amour semble-t-il, payé de retour. Comme un devin prédit à la jeune fille qu'elle est destinée au dieu de l'Amour, Lucile mal conseillée par sa nourrice Béroé, décide de repousser le modeste Alcidon. Prenant l'apparence d'Emile, un notable romain, l'Amour cherche à la cour d'Auguste son bonheur et tombe amoureux de la belle Julie mais cette dernière est sensible aux charmes du galant Ovide et méprise le pauvre Emile. Dépité, il retourne à la campagne et retrouve Daphné. Cette dernière se souvenait du gentil berger Silvandre qui l'avait courtisée autrefois et regrettait qu'il l'eût abandonnée. Quand on lui annonce le mariage de Silvandre, la bergère se désespère mais l'Amour (Silvandre) touché par sa constance, dévoile sa véritable identité. L'union de l'Amour et de Daphné est célébré dans la liesse.

Le livret du ballet Les voyages de l'Amour fut signé par Charles-Antoine Leclerc de La Bruère (1716-1754). Tout le monde applaudit sa belle versification et sa construction originale avec un quatrième acte qui, revenant au point de départ, offrait une conclusion très harmonieuse. Sur cet habile livret, Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755), plus connu jusque là par sa production instrumentale, composa sa première œuvre théâtrale d'importance. Cette dernière fut créée à l'Académie Royale de Musique en 1736 deux mois après la reprise des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Boismortier intégra dans un livret, somme toute assez léger voire frivole, des éléments dramatiques et fit un usage important des tonalités mineures qui montraient sa fascination pour le grand genre de la tragédie lyrique. Quoique ces incursions dans le domaine dramatique ne plussent pas à tout le monde, l'oeuvre bénéficia d'un succès certain. En raison des réserves de la critique, le compositeur écrivit un nouvel acte II peu de temps après la création de l'oeuvre. Le succès de cette dernière fut également amoindri par le désistement probable des chanteuses interprétant le rôle titre (Mademoiselle Petitpas) et celui de Zéphire (Julie Eeremans). Ces dernières durent être remplacées par Pierre Jélyotte (haute-contre) et Louis-Antoine Cuvilliers (taille), changements majeurs nécessitant des ajustements compliqués qui furent probablement nuisibles au succès durable de l'oeuvre (1). La carrière de Pierre Jélyotte a fait l'objet d'un dossier complet (2).


Vénus et Cupidon par Sebastiano Ricci (1659-1734)

Comme dans la plupart des ouvrages lyriques français de cette époque, cette œuvre offre une alternance d'interludes instrumentaux, de récitatifs, d'airs, de duos et de choeurs. Tous ces numéros sont généralement très courts ce qui évidemment contribue à donner à l'ouvrage beaucoup de vie et de dynamisme. Les choeurs frappent comme la foudre, les pièces instrumentales dansées sont d'une grande variété. Mais cette concision nuit aux airs dont la brièveté (de une à trois minutes) empêche parfois les chanteurs d'exprimer leurs sentiments et de développer leurs moyens vocaux. L'écriture de Boismortier est volontiers polyphonique et cet usage du contrepoint donne beaucoup d'attrait à sa musique en général, aux choeurs et aux trois duos en particulier. Dans ces derniers, les deux protagonistes ne chantent pas à la tierce comme c'est souvent le cas à l'opéra mais leurs voix sont totalement indépendantes ce qui confère à ces duos une vie et une musicalité merveilleuses. Le compositeur fait un usage massif des instruments à vents (hautbois, bassons, trompettes, flûtes) avec beaucoup de finesse, de sensibilité et d'habileté.


Le présent enregistrement propose après l'acte I, les deux versions de l'acte II, la première à la suite de la seconde. Grâce à cette excellente initiative, aucune note de Joseph Bodin de Boismortier n'est perdue. A mon humble avis, la première version me paraît dramatiquement et scéniquement supérieure à la seconde et il me semble préférable dans un souci de cohérence dramatique, de privilégier cette première version si on écoute l'oeuvre d'une seule traite. En confiant le rôle titre et celui de Zéphire à deux sopranos, György Vashegyi a réhabilité l'oeuvre dans sa forme idéale.


Psyché ranimée par le baiser de l'Amour par Antonio Canova (1757-1822) Photo Jastrow

L'oeuvre regorge de beautés diverses. Dans le prologue, le duo de l'Amour (Chantal Santon Jeffery) et de Zéphyre (Katherine Watson), Partons, abandonnons Cythère est une merveille de grâce et de vocalité.

L'acte I est écrit presque tout le temps dans le mode mineur. La scène 2 possède une puissance digne d'une tragédie lyrique, elle débute avec: Un prix est dans ce jour proposé, sorte de chaconne dont la basse obstinée est répétée par une basse de viole tandis que l'Amour déguisé en berger sous le nom de Silvandre (Chantal Santon Jeffery) chante une magnifique mélodie suivie bientôt par un chant plein de passion et de désir: Tournez vers moi ces yeux qui vous rendent si belle. Un duo exalté de l'Amour et de Daphné (Judith van Wanroij) clôt le passage. La scène 3 n'est pas moins belle avec un remarquable Hymne à l'Amour chanté par Silvandre: Charmant vainqueur, aimable maître...et un air de basse (Thersandre incarné par Thomas Dolié) avec choeur absolument génial: Pour mériter les dons de l'immortelle, dans laquelle le baryton dialogue d'égal à égal avec le choeur de façon audacieuse. L'acte I se termine avec un choeur percutant: Berger, jouissez de la gloire.

L'acte II (première version) débute avec des rythmes pointés très lullistes. D'ailleurs tout cet acte ne déparerait pas une tragédie lyrique comme le montre l'air de Béroé (Eléonore Pancrazi): Confident du destin, auquel répond le Devin (Thomas Dolié) dans une magnifique envolée : Volez, volez, accourez à ma voix. L'acte II culmine avec l'invocation du Devin: Disparaissez, voiles impénétrables..., répétée par le choeur, passage d'une sombre grandeur avec ses roulements de timbales qui rappelle des scènes voisines du Phaëton de Lully. On notera aussi dans cet acte, deux autres choeurs splendides dont un choeur polyphonique de voix aigües (sopranos et haute-contres) Portez la chaine la plus belle.

L'acte III débute avec un air très intense de l'Amour (Chantal Santon Jeffery) qui a pris le nom d'Emile: Mes feux sont écoutés. Le personnage de Julie (Eléonore Pancrazi) est doté d'airs spectaculaires. L'erreur de nos déguisements, malheureusement trop court, est frappant par la hardiesse de sa mélodie intemporelle. Julie chante ensuite Suivons l'Amour et la Folie. La Folie est une figure dont l'opéra du 18ème siècle fut friand (3) et on se délecte en écoutant les mots, l'Amour est l'âme de la vie, la Folie en est l'agrément, chantés avec passion par Eléonore Pancrazi. Cette dernière triomphe ensuite sur le fantastique air avec trompettes: De l'amour, chantons la gloire, un des sommets de l'opéra. L'acte s'achève sur la confrontation finale entre Julie et Emile sous forme d'un récitatif très dramatique.

Tandis que l'Amour a repris la figure du berger Silvandre, l'acte IV s'ouvre avec Doux sommeil qui suspend les maux des misérables, sommet incontesté, chef d'oeuvre vocal et instrumental où la voix de la bergère Daphné (Judith van Wanroij) est accompagnée par trois flûtes et les cordes avec sourdines. Là encore on est frappé par la beauté des vers de Leclerc de la Bruère et de la mélodie de Boismortier. Dans la même veine le ravissant choeur féminin : Célébrons les amours d'un fidèle berger, est accompagné aussi par trois flûtes. Enfin l'union du berger et de la bergère est scellé dans le grand choeur final: Vole Hymen, reviens à Cythère, écrit curieusement dans le mode mineur et qui est rien moins que triomphal.


J'ai raffolé de la déclamation française de tous les interprètes dans les récitatifs. Le rôle titre parcourt toute l'oeuvre, il était attribué à Chantal Santon Jeffery (soprano). La voix de cette dernière se détache par la finesse de son grain, son éclat et sa brillance incomparables, qualités qui étaient parfaitement appropriées pour incarner le dieu de l'amour et que nous avons louées précédemment (4). Katherine Watson chantait le rôle de Zéphire, confident de l'Amour avec beaucoup d'engagement et une voix très expressive, notamment dans ses magnifiques interventions au quatrième acte. Thomas Dolié (baryton) en grande forme chantait quatre rôles différents (Thersandre, le Devin, Adherbal, Ovide) avec une voix à la projection impressionnante et une diction admirable tout en se coulant dans la peau de tous ces personnages. Quel chanteur! La bergère Daphné trouvait en Judith van Wanroj (soprano) une interprète inspirée et émouvante qui faisait une démonstration éblouissante de grand style français. La vaniteuse Julie était incarnée avec beaucoup d'énergie et en même temps de finesse et d'ironie par l'excellente mezzo-soprano Eléonore Pancrazi. Enfin
Katia Velletaz (soprano) que j'avais beaucoup aimée dans son interprétation du rôle d'Isabella dans la Capricciosa corretta de Vicent Martin i Soler, prêtait sa belle voix et sa musicalité au personnage de Lucile mais également à Hylas (très bel hymne à l'Amour), Dircé et un habitant de Cythère.

Le Purcell choir est une magnifique phalange avec un pupitre de sopranos renversant. Les autres pupitres ne sont pas en reste avec des hautes-contre très doux et des tailles et des basses puissantes.

L'Orfeo orchestra brille par ses cordes nerveuses et ses vents. Les flûtes traversières omniprésentes se distinguent par leur sonorité fruitée et leur intonation parfaite. Deux hautbois virtuoses et une délicieuse musette apporte de jolies notes pastorales. Le basson, instrument cultivé volontiers par Boismortier dans son œuvre instrumentale (5) et dans le présent ballet, était confié à trois remarquables interprètes.

György Vashegyi s'est déjà magnifiquement illustré avec Phèdre de Lemoyne (6), Isbé de Mondonville (7), Naïs de Rameau (8), Hypermnestre de Gervais, dans le projet ambitieux d'enregistrer des opéras français méconnus du 18ème siècle, et l'opéra-ballet Les voyages de l'Amour constitue un jalon incontournable de ce parcours.


  1. Benoît Dratwicki, Notice du coffret Les voyages de l'Amour, © Glossa-2020.

  2. Emmanuelle Pesqué, http://cmsdt-spectacles.blogspot.com/2014/07/pierre-jelyotte-1713-1797-le-platee-et.html

  3. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/eclats-de-folie-amarillis-ambronay-2019

  4. http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/brillez-astres-nouveaux-vashegyi-aparte

  5. http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/sonates-flute-a-bec-basson-lauzer-lussier

  6. http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/phedre-lemoyne-vashegyi-pbz

  7. http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/isbe

  8. http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/nais-rameau-vashegyi-glossa

  9. Les illustration libres de droits sont tirées de Wikipedia que nous remercions.


mercredi 12 mai 2021

Les six symphonies pour cordes Wq 182 par Amandine Beyer et Gli Incogniti

La vie de Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788) se déroule dans une période de transition entre le baroque et le classicisme. Son style va continuellement osciller entre l'Empfindsamkeit, courant littéraire et artistique qui prône l'expression de la sensibilité et du sentiment, et des retours au style baroque de son père, Jean Sébastien Bach (1685-1750). Les sonates pour viole de gambe et clavier sont un bon exemple de ces variations stylistiques. Les deux premières en do majeur Wq 136 et ré majeur Wq 137 datant de 1744, sont homophones et galantes avec une basse de viole qui chante tout le temps tandis que le clavicorde se contente de quelques accords. Par contre la troisième en sol mineur Wq 88 de 1759, écrite en contrepoint à trois voix, est polyphonique, sévère et très baroque d'esprit.

L'oiseleur accordant sa guitare (1757), Jean-Baptiste Greuze (1725-1805).

Les six sinfonie Wq 182 ont été composées en 1773, ce sont donc des œuvres assez tardives. Elles doivent être classées parmi les œuvres les plus innovantes du compositeur. Selon les commentateurs (1), le Bach de Hambourg avait eu carte blanche de la part de son mécène et commanditaire Gottfried van Swieten (1733-1803) pour composer une œuvre originale et novatrice. A l'écoute de ces sinfonie, on peut dire que Bach s'en est donné à cœur joie et a accumulé toutes sortes d'innovations qui font de ces symphonies des œuvres expérimentales mais également des chefs-d'oeuvre absolus. A cette époque le genre de la symphonie était florissant et le style Sturm und Drang fleurissait sous la plume de Johann Christian Bach (1735-1782), Johann Baptist Vanhal (1739-1813), Anton Fils (1734-1760), Wolfgang Mozart (1756-1791) et évidemment Joseph Haydn (1732-1809). Ce dernier avait composé entre 1765 et 1772, sept symphonies dans le mode mineur, dont la n° 49 La Passione en fa mineur (1769), n° 44 Funèbre en mi mineur (1771) et n° 45 Les Adieux en fa # mineur (1772). Toutes ces symphonies étaient caractérisées par de grands gestes dramatiques, de vastes intervalles, de vifs contrastes dynamiques (2). Les symphonies du Bach de Hambourg étant contemporaines de la plupart des symphonies Sturm und Drang, furent probablement écrites de concert avec cette mouvance.

Ce coffret consacré aux six sinfonie pour cordes Wq 182, donne un bonus très intéressant avec la symphonie en mi mineur Wq 177, composée en 1759. Cette symphonie est en fait l'archétype de la symphonie Sturm und Drang, du fait d'un magnifique premier mouvement d'une intensité et d'une passion hors normes. Nonobstant la présence d'un andante moderato chantant et galant, cette symphonie est comparable aux plus romantiques symphonies de Haydn, notamment la n° 44 Funèbre en mi mineur également. Nous retrouvons certains de ces traits Sturm und Drang dans les symphonies Wq 182 mais ces dernières nous offrent bien plus encore, d'abord une écriture ciselée d'une grande précision rappelant la musique de chambre et surtout un langage harmonique plus audacieux (1). On remarque à chaque instant des modulations inattendues et étranges, procédés qui seront utilisés par Haydn dès 1781 dans son opéra La fedelta premiata (3) et que Mozart incorporera dans sa musique de façon courante à partir de son rondo en ré majeur pour pianoforte K 485 (1785) (4). Enfin ces symphonies nous réservent une surprise à chaque mesure. On reproche souvent aux musiciens baroques une écriture trop prévisible et formatée. Rien de tel chez le Bach de Hambourg: quand on écoute une note, on ne sait jamais quelle sera la suivante.


La cruche cassée (1773), Jean Baptiste Greuze

Le plan de ces six sinfonie est immuable. Le premier mouvement, un allegro sans barres de reprises et quasiment durchcomponiert s'enchaine à un mouvement lent très bref d'une grande profondeur. Le dernier mouvement, souvent le plus développé des trois, est en deux parties séparées par des barres de reprise. La première partie a valeur d'exposition. La deuxième partie s'ouvre avec un développement sur le thème initial. La forme de ce mouvement est proche de la structure sonate pratiquée par Haydn à la même époque. Dans ce CD, les six symphonies n'ont pas été présentées dans l'ordre présumé de composition pour une raison que j'ignore. C'est dommage car ces œuvres n'ont pas été numérotées au hasard. Il y a un crescendo dans l'intensité des affects exprimés. L'ordre d'origine a été rétabli dans ce qui suit.


Le chapeau blanc (1780) Jean-Baptiste Greuze

La lumineuse sinfonia n° 1 en sol majeur débute forte par un thème ensoleillé dans un tempo très vif (allegro di molto). La réponse en canon du magnifique violone, des suaves violoncelles, altos et seconds violons de l'ensemble Gli Incogniti nous plonge dans le bonheur. Le poco adagio qui suit est mélancolique et assombri par de nombreuses modulations vers des tonalités éloignées ainsi que par de vifs contrastes entre unissons menaçants du tutti et réponses plaintives piano. Le presto final est bien moins serein que le premier mouvement avec des accords sabrés fortissimo par les cordes aigües au dessus de basses grondantes.

La sinfonia n° 2 en si bémol majeur débute avec un thème farouche et une suite très modulante. Une certaine inquiétude réside dans ce mouvements très instable. Le poco adagio est en ré majeur, tonalité très éloignée du ton principal. Ce mouvement d'un grand charme mélodique est le seul à ne pas faire appel au continuo. Les basses (excellents violoncelles et violone) jouent en pizzicato d'où une grande transparence et un net caractère de musique de chambre. Le presto final est très véhément. Il débute bizarrement à la sous dominante (mi bémol majeur) et l'auditeur non averti est déstabilisé. Tout ce mouvement, sorte de moto perpetuo, est interprété avec une virtuosité époustouflante par les violonistes des Incogniti qui se jouent de ses doubles croches acrobatiques.

La sinfonia n° 3 en do majeur débute avec fracas. Le torrent de doubles croches de ce mouvement ne semble jamais s'arrêter. Le sublime adagio qui suit, est un des sommets des six sinfonie. Le contraste entre les accords de septième diminuée arrachées par l'orchestre fortissimo et la plainte douloureuse des violons pianissimo est sans équivalent dans la musique de cette époque. Cet adagio est tellement modulant et bourré de chromatismes qu'on ne peut lui attribuer une tonalité. Les Incogniti lui rendent pleinement justice par leur interprétation à fleur de peau. L'allegretto final est un mouvement sans histoires centré sur la beauté mélodique.

Le début de la sinfonia n° 4 en la majeur est féérique avec des arpèges aériens des violons qui rivalisent de légèreté. Ici encore des unissons menaçants alternent avec des passages doux et mélodieux au milieu de modulations continues. Largo ed innocentemente, cette dénomination du mouvement lent est tout un programme. Une phrase triste débute en fa majeur, tonalité très éloignée de celle du premier mouvement, aux violons et reparaîtra sous des coloris très variés. L'ambiance est parfois paisible mais le plus souvent tourmentée. L'interprétation des Incogniti met en valeur toute la profondeur de cet admirable morceau. Le dernier mouvement allegro assai est le sommet de la sinfonia. Un thème agressif débute aux violons dans la tonalité improbable de fa # majeur au dessus d'un piétinement sauvage des basses. Le finale de la septième symphonie en la majeur de Ludwig van Beethoven (1770-1827) se profile à l'horizon de ce splendide mouvement.

La sombre tonalité de si mineur confère à la sinfonia n° 5 une énorme tension. Le premier mouvement est marqué par une alternance de thèmes élégiaques et dramatiques. Au centre du mouvement des accords fortissimo très dissonants mettent un comble à la tension. Le larghetto en ré majeur apporte une détente relative. L'extraordinaire presto dépasse en noirceur et fureur tout ce qui précède. Il commence par de terribles accords fortissimo suivis par des arpèges descendants des violons qui parcourent tout le mouvement. Le second sujet débute par des entrées canoniques mais très vite le contrepoint cesse, les arpèges du début reprennent et déferlent tout au long du mouvement. Un unisson final scelle l'unité d'airain de cette sinfonia, la plus concentrée et la plus intense du lot.

La sinfonia n° 6, écrite dans la sensuelle tonalité de mi majeur, débute dans une animation sereine mais des nuages apparaissent bientôt. Exprimer par des mots la fantaisie et l'invention de ce mouvement est une tache impossible. Le poco andante en fa # mineur débute mystérieusement par un unisson pianissimo. Tout au long du morceau l'unisson menaçant alterne avec des passages très expressifs de caractère chambriste. L'audace de l'harmonie et des modulations est absolument confondante. Le génial dernier mouvement ne débute pas dans le ton du morceau (mi majeur) mais au relatif mineur (do # mineur) comme Beethoven le fera maintes fois plus tard. Ce mouvement très développé est parcouru de rythmes pointés agressifs et des motifs obsessionnels à la manière d'un scherzo de Beethoven et les Incogniti l'interprètent avec précision et brio. Par sa signification musicale et ses dimensions, il méritait de clore le cycle tout entier. Pour plus de détails, on lira avec profit la remarquable préface de Sarah Adams de l'édition des sinfonie (5).




Amandine Beyer connaît bien Carl Philipp Emmanuel Bach, elle a enregistré avec Edna Stern plusieurs sonates pour violon et clavier de ce compositeur qui m'avaient enthousiasmé. Avec Les Incogniti elle montre la plus pénétrante compréhension de cette musique tour à tour apollinienne et dionysiaque mais aussi nous remue jusqu'à la moelle dans certains passages bouleversants. Avec Amandine Beyer, tous les musiciens sont à louer car cet ensemble sonne merveilleusement et fait preuve de la précision la plus rigoureuse sans rien sacrifier à l'émotion.

Voilà donc un enregistrement sensationnel qui rend justice à un compositeur que sa position dans l'histoire entre Jean Sébastien Bach d'une part et Haydn et Mozart d'autre part, a peut-être été écarté de la cour des plus grands.

Les oeufs cassés, Jean-Baptiste Greuze.

  1. Amandine Beyer, Baldomero Barciela, Au delà des limites, Notice du coffret Harmonia mundi, 2021.

  2. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 980-1019.

  3. H.C. Robbins Landon, Mozart en son âge d'or (1781-1791), Fayard, 1989, pp 196-199.

  4. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amadée Mozart, Vol. IV, L'épanouissement, Desclée de Brouwer, 1939, pp 134-5.

  1. Carl Philipp Emmanuel Bach, Six symphonies for Baron van Swieten, Edited by Sarah Adams, The Packard Humanities Institute, 2014.

  2. Cet article contient des éléments qui on déjà été publiés dans : http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/beyond-the-limits-cpe-bach-incogniti-hm

  3. Les illustrations libres de droits proviennent de Wikipedia que nous remercions: https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Greuze


jeudi 6 mai 2021

La mort à Venise de Benjamin Britten à l'ONR

 

Gustav et Tadzio enfant. Photo Klara Beck

Gustav von Aschenbach est un écrivain célèbre. En panne d'inspiration, il s'adonne à des drogues diverses sans effet notable et décide sur le conseil de son éditeur de se rendre à Venise, source de matière littéraire pour lui. Là il est fasciné par un jeune adolescent (Tadzio) qui représente pour lui la perfection esthétique qu'il recherche en vain dans sa littérature. La vue de ce garçon provoque en lui un voyage intérieur au cours duquel il se revoit dans son enfance et son adolescence. Dans le Grand Hôtel des Bains où il est logé, le personnel laisse entrevoir une situation sanitaire inquiétante puis est obligé d'avouer qu'une épidémie de choléra sévit à Venise et qu'il ferait mieux de s'en aller. Toujours obsédé par la figure de Tadzio qu'il veut aborder mais en est incapable tout au long de l'histoire, il renonce à quitter la ville et meurt lors d'une dernière apparition du garçon.


Voilà ainsi résumée l'histoire contée par Thomas Mann telle que les metteurs en scène Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil l'ont vue à travers le prisme du livret de Myfanwy Piper et de la dramaturgie de Luc Bourrousse.


Cette version diffère des interprétations cinématographiques ou théâtrales passées sur deux points. Le jeune Tadzio n'est pas le jeune éphèbe d'une sublime beauté représenté au cinéma mais un garçon ordinaire ce qui paraît logique puisqu'il est censé représenter l'écrivain dans sa jeunesse. Venise n'a pas été représentée dans la scénographie. Un décor figurant des canaux, des berges, des ponts a été utilisé dans les vidéos (Pascal Boudet et Julien Roques) pour évoquer la Serenissima. En fait ces dernières furent tournées dans la «Petite Venise» à Colmar ou sur les bords de l'Ill à Strasbourg sans qu'on y trouvât rien à redire bien au contraire. Le décor se déplaçait comme une vague ou une barque sur l'eau, pour le plus grand plaisir du spectateur.

Par contre à l'instar des versions précédentes, le même regard est porté sur Venise, une ville statique et malade, victime des accidents de l'histoire et de l'hypertourisme qui la mine (1).


Gustav, Jaschiu et Tadzio adolescent. Photo Klara Beck

Le court résumé ci-dessus ne rend pas compte de la variété des tableaux représentés dans la scénographie au cours des deux actes: Sous les ponts. Au milieu d'émanations nauséabondes, vit ou survit une population déclassée composée de mendiants, vendeuse de dentelles, marchande de journaux, souffleur de verre, guides en quête de clients. Les jeux de Tadzio. Ce dernier se mesure à un garçon de son âge, le jeune Jaschiu dans diverses compétitions sportives (la course, la lutte, le lancer, l'épreuve finale...) qu'il remporte à chaque fois. Les rêves de Gustav. Ils mettent en scène à deux reprises Apollon et Dionysos, la beauté et le chaos, deux états antinomiques qui peuvent à l'occasion s'accorder. A l'infirmerie. Le garçon d'hôtel et le barbier soumettent Gustav à des soins divers visant à accroître son bien-être. Le spectacle à l'hôtel. Animation bas de gamme visant à divertir les touristes, d'une banalité et vulgarité affligeantes. Toutes ces scènes sont rehaussées avec minutie par des vidéos, les éclairages de Christophe Pitoiset, des costumes harmonieux et une remarquable direction d'acteurs.


Le garçon d'hôtel, Gustav et le barbier. Photo Klara Beck

La musique de Benjamin Britten vise à une caractérisation précise des protagonistes. C'est une musique de son époque (1973) fortement inspirée par le dodécaphonisme sans esprit de système ni agressivité. Les passages piano ou dolce dominent et il n'y a que peu de tutti impliquant tout l'orchestre. Ces derniers n'en sont que plus impressionnants notamment le climax sonore faisant suite à l'intervention de Dionysos. Les soliloques de Gustav ponctuent l'oeuvre. Ils rendent compte de ses états d'âme en recitar cantando simplement accompagné par le piano. Lorsque Tadzio paraît, on entend un célesta cristallin, puis des cordes très sensuelles et langoureuses répondent quand le choeur prononce le prénom de l'adolescent. Les attributs musicaux d'Apollon sont la flûte et la harpe. Une clarinette basse lugubre retentit lors du départ précipité des touristes piégés par l'épidémie. Des cloches, le xylophone et une abondante batterie accompagnent les jeux pas toujours innocents des adolescents. Quand Gustav philosophe, il est accompagné par une harpe qui souligne l'aphorisme suivant: simplicité et discipline c'est cela la beauté. Un choeur de cuivres retentit sur les mots: la passion conduit au savoir, au pardon, à la compassion devant l'abîme.


La mère de Tadzio, Apollon et Gustav. Photo Klara Beck

Pendant plus de deux heures et demi, Toby Spence (Gustav von Aschenbach) occupe la scène sans le moindre répit. Sa voix de ténor est sollicitée le plus souvent dans le medium et résonne constamment avec plénitude et harmonie. Elle peut exprimer avec une diction impeccable des états d'âme allant de la dépression la plus profonde à une exaltation fiévreuse. La performance de ce chanteur est tout simplement incroyable et hors normes. Scott Hendricks (baryton) réussit le tour de force d'interpréter sept rôles (le directeur de l'hôtel, le barbier, le chef des baladins, Dionysos, le voyageur, le vieux dandy ) très différents. Sa voix me paraît posséder une projection insolente notamment dans le rôle du dieu où il est impressionnant. Il peut aussi être désopilant dans le rôle du chef des baladins et chanter en falsetto dans celui du vieux dandy. Jake Arditti prête sa voix à Apollon. Le contre ténor américain effectue une prestation de très haut niveau avec la sobriété et la rigueur qu'on lui connait. Laurent Deleuil (L'agent de voyage anglais, le garçon d'hôtel) est impressionnant de présence physique. Le baryton québécois nous régale de sa belle voix chaleureuse lorsqu'il avoue à Gustav que le choléra sévit. Julie Goussot interprétait plusieurs rôles dont la vendeuse de fraises, de dentelles et la baladine.... La soprano de l'Opéra Studio que j'avais déjà entendue dans Parsifal et Hansel und Gretel, a chanté avec beaucoup de naturel, de fraicheur et d'engagement et une voix au timbre fruité, très agréable. Eugénie Joneau également de l'Opéra Studio est bien connue du public strasbourgeois par sa magnifique prestation dans Marlène baleine, elle intervient ici d'une superbe voix de mezzo soprano toujours émouvante dans divers rôles dont celui d'une marchande de journaux. Elsa Roux-Chamoux (La Mendiante) qui a à son actif de très beaux rôles (Bradamante dans Alcina ou bien Celia dans La fedelta premiata), nous émeut avec son poupon dans les bras et ses appels pathétiques à la charité d'une voix très expressive. La voix superbe de Peter Kirk (ténor) donne au portier d'hôtel beaucoup de personnalité. Dragos Ionel (Le père polonais, le père russe, le prêtre...) fait également partie de l'Opéra Studio et interprète de sa voix de basse profonde cinq rôles. J'ai eu le plaisir d'entendre Damian Arnold dans Samson et Dalila. Cet excellent ténor chantait plusieurs rôles (le souffleur de verre, un baladin, etc...) dans La Mort à Venise avec beaucoup de conviction. Damien Gastl (baryton), Sébastien Park (ténor) et Violeta Poleksic (soprano) ont tenu leur rôle avec autorité. Mention spéciale à Victor Chudzik (Tadzio enfant), Nathan Laliron (Tadzio adolescent) et Mathis Spolverato (Jaschiu) remarquables dans des rôles muets d'importance majeure et félicitations aux autres artistes.


Le travail effectué par l'Orchestre Philharmonique de Mulhouse sous la direction de Jacques Lacombe est impressionnant car la partition est complexe. Les bois sont à l'honneur notamment les flûtes, clarinettes et hautbois très sollicités mais les cordes sont aussi très présentes avec une belle sonorité et des passages expressifs ou voluptueux. Les percussions jouent un grand rôle : timbales menaçantes, xylophone, bloc de bois, cloches. Glockenspiel, célesta et piano sont à pied d'oeuvre pour commenter les jeux des enfants. A la fin c'est le célesta qui de quelques notes répétées esquisse l'oraison funèbre sobre et émouvante de Gustav. Les choeurs de l'Opéra National du Rhin (Alessandro Zuppardo) sont omniprésents et nous régalent de somptueuses interventions.


Alors précipitez-vous sur le lien indiqué ci-dessous (2) afin de rendre justice à l'énorme effort effectué par tous ces artistes au service d'une œuvre puissante, testament de Benjamin Britten (3).



  1. La mort à Venise, Dossier pédagogique. https://www.operanationaldurhin.eu/files/04546b42/lamortavenise_dossierpedagogique_def_light.pdf

  2. https://www.viavosges.tv/musique/live/Mort-Venise-VndajWHUjv.html

  3. Cet article reprend sous une forme légèrement différente une chronique parue dans Odb-opéra. https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=23310  Dans la discussion qui suit l'article, jeantoulouse signale la dimension proustienne de cette réalisation.