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mardi 21 juin 2022

Belshazzar

© Dorothea Heise - Juan Sancho et Jeanine De Bique

 

Belshazzar HWV 61 - Internationale Händel Festpiele Göttingen

A partir de 1742, l'oratorio classique relatant un épisode biblique tel que Saül, Israël en Egypte, Samson ou Judas Macchabée, ne suffisait plus à Georg Friedrich Haendel (1685-1759). Ce dernier souhaitait réaliser une synthèse entre l'opéra et l'oratorio en augmentant le contenu dramatique de ce dernier. C'est ainsi que naquirent des œuvres originales et audacieuses telles que Sémélé et Hercules. Ces dernières se distinguaient de l'oratorio classique par leur action riche en péripéties de tous genres et s'apparentaient à des opéras en anglais avec choeurs. Le public bouda ces initiatives et ces oratorios d'un nouveau genre chutèrent promptement. Le premier d'entre eux fut taxé d'immoralité, le second décontenança par sa peinture quasi clinique de la jalousie de Déjanire, femme d'Hercule. Haendel fit un troisième essai avec Belshazzar; il prit soin cette fois de choisir une sujet religieux et édifiant, à savoir la chute de Babylone assiégée par Cyrus, roi des Perses et la délivrance du Peuple juif. Malgré l'excellent livret de Charles Jennens (1700-1773)et la musique sublime de Saxon, Belshazzar créé le 27 mars 1745 à Londres au King's Theater Haymarket, n'eut aucun succès et disparut de l'affiche après cinq représentations. Le contenu fut jugé trop théâtral et trop proche de l'opéra pour un oratorio, le public fut dérouté par ces personnages en chair et en os vivant des conflits trop humains (1). En fait toutes les tentatives de réaliser des oratorios à fort contenu dramatiques se traduisirent par des échecs et Haendel renonça pendant cinq ans à en composer de nouveaux avant de reprendre la plume avec Theodora (1750). Il faudra attendre le 19ème siècle avec les Troyens, la Damnation de Faust de Berlioz, Samson et Dalila de Saint Saëns ou le Martyre de Saint Sébastien de Debussy, pour que le projet de Haendel aboutisse et que soit réalisée cette synthèse entre l'oratorio et l'opéra..

Tandis que les Babyloniens sous la conduite de leur roi Belshazzar se livrent à la débauche et à des excès en tous genres, Nitocris, mère du roi, convaincue par le prophète Daniel, alerte son fils que la chute de Babylone est proche. Les armées de Cyrus, roi des Perses sont aux portes de la ville et se préparent à l'assiéger. Belshazzar n'écoute pas sa mère et décide de boire son vin dans les vases sacrés sauvés du Temple de Jérusalem afin d'humilier les Juifs captifs. Nitocris est horrifiée par cette provocation et ce sacrilège. A l'acte II, Cyrus a réalisé son plan de détourner les eaux de l'Euphrate afin de pénétrer à pied sec dans la ville en suivant le lit du fleuve. Tandis que le roi des Perses ordonne l'attaque, Belshazzar et ses compagnons de débauche voient une main qui écrit sur le mur du palais des paroles mystérieuses et sont terrorisés par cette vision. Comme aucun des mages du royaume ne sait déchiffrer ces paroles, le roi appelle Daniel qui résout l'énigme : comptés sont les jours, pesés les méfaits, divisée Babylone. A l'acte III la ville est envahie tandis que ses habitants célèbrent la fête de Sesach, dieu du vin, Belshazzar est tué mais Nitocris épargnée. Cyrus se soumet à la volonté divine, il libèrera les Juifs et rebâtira le Temple.


Vaclav Luks, Stephan MacLeod, Juan Sancho, Raffaele Pé, Jeanine De Bique, Mary-Ellen Nesi

Dans les années 1960, un pareil sujet tiré du livre de Daniel dans la Bible mais également de Xénophon et Hérodote, aurait pu faire l'objet d'un péplum grandiose de la part des studios Holywoodiens. Il règne en effet dans ce scénario un souffle épique indéniable et la scène de la main qui écrit sur le mur de terribles prophéties est un must. Un autre coup de génie du livret de Jennens réside dans la reine Nitocris, un des personnages féminins les plus forts de l'oeuvre de Haendel aux plans affectif, émotionnel et moral. Les autres personnages ne sont pas moins percutants: le prophète Daniel est un personnage biblique haut en couleurs, Belshazzar est un Don Giovanni avant la lettre et Cyrus, un jeune roi plein d'ardeur, de fougue et d'optimisme. En outre, la clémence de Cyrus et la lieto fine qui en découle, très opéra seria, est une autre trouvaille de Jennens (1,2). Malgré ses qualités, Belshazzar est un des oratorios de Haendel les moins interprétés, on se demande pourquoi. René Jacobs en fit cependant une belle lecture avec mise en scène en 2008.


St. Johannis-Kirche. Le massif occidental

La Sanct Johannis-Kirche est une église halle gothique construite entre 1300 et 1348. Malgré sa taille moyenne, son volume intérieur non entravé par des bas-côtés, est imposant. L'acoustique y est exceptionnelle et on s'en aperçoit dès l'ouverture à la française par laquelle débute Belshazzar et surtout le fugato qui suit où les entrées de fugue s'entendaient de façon limpide.

Jeanine De Bique fait une entrée inoubliable dans le rôle de Nitocris avec son extraordinaire récitatif accompagné, Vain, fluctuating state of human empire ! La tessiture est celle d'une soprano mais la voix possède tant de chair et de densité qu'on croit entendre une mezzo-soprano. L'intonation est parfaite dans tous les registres de sa tessiture. Les suraigus sont magnifiques de pureté et de justesse et les graves d'intensité et de dramatisme. L'air qui suit en mi mineur, Thou, God most high, and Thou alone, était encore plus impressionnant avec ses intervalles harmoniquement audacieux. Avec une musique d'une telle force, le Saxon se hisse bien au dessus de ses contemporains (Bach ou Rameau exceptés évidemment). Pendant cette scène sublime, j'étais scotché sur mon siège, sans oser respirer. Quelle artiste ! Mais le comble de l'émotion était atteint par la soprano dans l'acte II avec l'air bouleversant, Regard, O son, my flowing tears, une sublime Sicilienne où Haendel renoue avec les moments les plus intenses de ses opéras de l'ère Sénésino.

La scène II débute avec le choeur des babyloniens qui se moquent de Cyrus et des Perses. Trois peuples sont illustrés par le choeur: les Babyloniens, les Perses et les Juifs. Aux Babyloniens sont dévolues des démonstrations pittoresques de vantardise, moquerie et des scènes d'ivresse anticipant L'Automne des Saisons de Joseph Haydn (3). La musique est volontiers populaires avec des emprunts au floklore anglais. Aux Perses sont attribués des chants martiaux accompagnés de trompettes et timbales et aux Juifs, des hymnes et des fugues utilisant le vocabulaire de la musique religieuse du temps de Haendel. Cette variété des choeurs contribue efficacement à la richesse, la grandeur et le caractère épique de cet oratorio.

L'air de Gobryas, Oppress'd with never ceasing grief, me permettait de découvrir Stephan MacLeod, baryton basse, dont la diction impeccable, l'insolente projection de la voix et la technique vocale superlative donnait à cet air une signification très forte. Gobryas, noble Babylonien, est torturé par le désir de vengeance après le meurtre de son fils par Belshazzar. Il va ainsi se mettre au service de Cyrus.

Dans l'air qui suit, Cyrus incarné par Mary-Ellen Nesi, mezzo-soprano, rassure Gobryas et lui promet que le crime de Belshazzar ne restera pas impuni. Je suis toujours impressionné par cette mezzo-soprano grecque car ses prestations sont toujours impeccables. Sa voix a une projection puissante mais le timbre est toujours agréable et la musique coule sans efforts. Ses vocalises sont précises, naturelles, jamais savonnées mais jamais non plus mécaniques, notamment dans son air martial de l'acte II, Amaz'd to find the foe so near, dans lequel elle varie le da capo avec inspiration et élégance. Après sa superbe prestation dans Farnace de Vivaldi mis en scène par Lucinda Childs et dirigé par George Petrou, il apparaît évident que Mary-Ellen Nesi est une des meilleures mezzos baroques du moment.

L'intervention de Daniel est un grand moment de spiritualité, O sacred oracles of truth, Raffaele Pé enchante par la beauté de sa voix de contre-ténor avec des aigus très expressifs et d'une grande pureté. Un peu à la peine au début sur les graves, il a ensuite parfaitement géré sa voix sur toute l'étendue de sa tessiture. Le choeur des Juifs qui suit, Sing, O ye Heav'ns, est un hymne d'Action de Grâces au Seigneur qui a crée le Ciel et la Terre, se terminant par un vibrant Alleluia.

Belshazzar fait une entrée fracassante avec un air, Let festal joy triumphant reign, qui anticipe incroyablement l'air fameux de Don Giovanni, Fin ch'han del vino, avec ses allusions répétées à une liberté sans entraves. Juan Sancho, ténor, incarne idéalement ce personnage extrêmement licencieux de sa voix chaleureuse et sensuelle parfaitement à l'aise dans un registre très tendu. Quand il annonce à sa mère qu'il va boire le vin dans la vaisselle sacrée du Temple, cette dernière supplie son fils de renoncer à cette profanation dans un superbe duetto, O dearer than my life, et l'acte I s'achève avec un choeur des Juifs, By slow degrees the wrath of God. C'est une remarquable fugue chromatique dans laquelle les demi-tons illustrent la montée de la colère de Dieu qui s'abattra sur le roi impie.

Les beautés diverses de cette partition étaient génialement servies par le NDR Vokalensemble, phalange chorale dont les puissantes ondes résonnaient en moi jusqu'à la moelle des os. Plus que jamais Haendel est le maître de l'épopée et il nous fait vivre par la musique et par les voix, l'avertissement des Juifs adressé au despote que la patience de l'Eternel a ses limites, la marche triomphale des guerriers de Cyrus et l'anéantissement de l'armée de Belshazzar.

Le Concerto Köln ravissait toujours autant par la beauté inimitable du son, la magie des instruments anciens: cordes munies de boyaux, trompettes naturelles à la noble sonorité, hautbois et bassons baroques, joués de façon historiquement informée. Vacláv Lucs assurait la direction de l'ensemble de manière très engagée mais avec un geste sobre et précis. Ce concert a fait l'objet d'une critique qui rejoint en grande partie nos conclusions (5).


Après la plus belle des cantates italiennes (Aminta e Fillide) et l'opéra seria le plus célèbre de la première moitié du 18ème siècle (Giulio Cesare in Egitto), le Festival International de Göttingen se terminait en apothéose avec Belshazzar, œuvre rare inclassable dont la sublime beauté éclatait au grand jour. Elle fut idéalement servie par un prodigieux quintette de solistes, un choeur, un orchestre et un chef d'exception.


  1. Piotr Kaminski Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2003-2010, pp. 112-121.

  2. Minji Kim, The rise and fall of empires: predestination and free will in Jennens and Handel's Belshazzar. The Musical Times, 154 (1924), 19-35, 2013.

  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.

  4. Le présent article est une extension d'une chronique parue dans BaroquiadeS http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/belshazzar-haendel-goettingen-2022

  5. https://www.forumopera.com/belshazzar-gottingen-babylone-qui-rit-babylone-qui-pleure


Göttingen - Maison à colombages du 15ème siècle

Date: le 14 mai 2022

Lieu: Sanct JohannisKirche – Concert donné dans le cadre de l'Internationale Händel Festpiele Göttingen


Juan Sancho, Belshazzar

Jeanine De Bique, Nitocris

Mary-Ellen Nesi, Cyrus

Raffaele Pé, Daniel

Stephan MacLeod, Cobryas


Vaclav Luks, Directeur musical


Norddeutscher Rundfunk Vokalensemble

Regine Adam, Lucy de Butts, Elma Dekker, Martina Hamberg-Möbius, Dorothee Risse-Fries, Katharina Sabrowski, Simone Waldhart, Catherina Wittig, Sopranos

Gesine Grube, Alexandra hebart, Ina Jaks, Gabriele Betty Klein

Raphaela Mayhaus, Almut Pessara,Anna-Maria Torkel, Tiina Zahn, Altos-Contraltos

Michael Connaire, Joachim Duske, Christian Georg, Heejun Kang, Keunyung Lee, Aram Mikaelyan, Ténors

David Csizmar, Gregor Finke, Andreas Heinemeyer, Fabian Kuhnen, Christoph Liebold, Andreas Pruys, Basses


Concerto Köln

Mayumi Hirasaki, Frauke Pöhl, Stephan Sänger, Yukie Yamaguchi, Salma Sadek, Violons I

Markus Hoff mann, Antje Engel, Wolfgang von Kessinger, Bruno van Esseveld, Chiharu Abe, Violons II

Aino Hildebrandt, Cosima Nieschlag, Niek Idema, Altos

Jan Kunkel, Candela Gomez Bonet, Hannah Freienstein, Violoncelles

Jean-Michel Forest, Raivis Misjuns, Contrebasses

Tatjana Zimre, Marie-Thérèse Reith, Hautbois

Rebecca Mertens, Basson

Thiboud Robinne, Ronerto Arias Gonzales, Trompettes

Frithjof Koch, Timbales

Sören Leupold, Luth

Evelyn Laib, Clavecin




vendredi 17 juin 2022

Giulio Cesare in Egitto

© Photo Frank Stefan Kimmel - Cleopatra

 

Giulio Cesare in Egitto HWV 17 – Internationale Händel Festpiele Göttingen

Le deuxième volet du festival était dévolu à Giulio Cesare in Egitto HWV 17 que d'aucuns présentent comme le plus grand succès obtenu par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) en Angleterre. C'est sans doute vrai au nombre des représentations, treize lors de la création en 1724 et plusieurs autres lors des reprises en 1725, 1730 et 1731. D'autres auteurs considèrent à juste titre cet opéra seria comme le chef-d'oeuvre de Haendel dans le domaine de l'opéra seria. Toutes les planètes étaient alignées pour qu'il en fût ainsi. Haendel avait à sa disposition les meilleurs chanteurs du moment c'est-à-dire Francesco Bernardi (Senesino) (1686-1758), Francesca Cuzzoni (1696-1778) et la fidèle Margherita Durastanti (?-1734), il pouvait aussi s'appuyer sur l'excellent livret de Nicola Francesco Haym ainsi que sur le couple mythique formé par Cesare et Cleopatra. Il consacra aussi beaucoup plus de temps à la composition de cet opéra qu'à celle de beaucoup d'autres. Il convient cependant de relativiser ce succès. La Griselda de Giovanni Bononcini (1670-1747) remporta à sa création en 1722 à Londres un succès plus grand avec trente représentations et The Beggar's opera (l'Opéra du Gueux) (1728) de John Gay et Johann Christoff Pepusch obtint un triomphe incommensurablement plus important (1,2). Le remarquable guide d'écoute d'André Lischke (Avant Scène Opéra n° 97) m'a été utile pour rédiger cet article (3).

En tout état de cause, Giulio Cesare est un opéra captivant car les protagonistes ne sont pas des marionnettes mais des personnages en chair et en os qui comme le commun des mortels, s'amusent, jouent, aiment, souffrent, se révoltent, se vengent etc...Cléopâtre est certes une femme ambitieuse capable de tirer parti d'un héros comme Cesare en le séduisant mais elle est prise à son propre jeu, tombe follement amoureuse de sa conquête et devient ainsi un des plus beaux personnages féminins de l'histoire de l'opéra. Rien ne résiste à un grand capitaine comme Cesare sauf qu'à l'âge d'une cinquantaine d'années, n'étant plus aussi fringant qu'auparavant, il se laisse ridiculiser par Lidia, la prétendue servante de Cleopatra et se fait désarmer par Tolomeo. Ainsi Cesare et Cleopatra ne sont pas toujours à leur avantage et cela leur confère un supplément d'humanité. En fait, ils ne relèvent plus vraiment de l'opéra seria et se rapprochent des personnages du dramma giocoso que Mozart portera plus d'un demi-siècle plus tard à sa perfection (3). Par contre Cornelia et Sesto par leur inflexibilité, leur caractère monolithique et leur détermination à se venger sont des personnages seria à part entière.

© Photo Frank Stefan Kimmel - Cornelia et Sesto

Comme Max-Emanuel Cencic l'avait fait au festival baroque de Bayreuth dans Carlo il Calvo (4), George Petrou est à la fois directeur musical et auteur d'une mise en scène dont voici le résumé. Cesare dirige une expédition archéologique en Egypte et met à jour une série de sarcophages dans une pyramide non encore explorée, sujet d'actualité suite à la découverte de la tombe du roi Toutankhamon en 1922 par l'archéologue Howard Carter. L'action se situe donc d'après les costumes dans les années folles et l'expédition est effectuée dans un esprit nettement colonialiste voire raciste en accord avec certains propos du livret. Une statue géante d'Anubis, dieu à tête de chien, trône sur la scène. Anubis, divinité funéraire est le protecteur des embaumeurs et toutes ses créatures portent des bandelettes. Explorant les tombeaux, Cesare et sa troupe les ouvrent et libèrent leurs hôtes c'est-à-dire, Cleopatra, Tolomeo ainsi que leurs affidés. Les passions et ambitions endormies pendant l'embaumement se réveillent et l'histoire telle qu'elle est contée dans le livret et dans les mythes, peut commencer. On l'aura compris, un esprit burlesque règne dans une grande partie des trois actes et triomphe au début de l'acte II. George Petrou prend la liberté d'accompagner l'aria de Nireno, Chi perde un momento, par un piano jazz sur un rythme de boogie-woogie. Il est vrai que cet air swingue déjà naturellement si bien que l'arrangement va de soi et provoque l'hilarité du public juste avant la pause. Des libertés sont également prises avec l'aria de Cesare, Se in fiorito ameno prato, réplique du Romain à l'Egyptienne, déclaration énamourée faite à la belle Lidia accompagnée par un violino obligato. Ce dernier se lance bientôt dans des fantaisies orientales reprises en écho par des psalmodies non moins orientales de Cesare. Ces turqueries sont un peu longuettes mais le public adore! A la fin un avion arrive sur scène et les deux amants partent en voyage de noces. Alors que le rideau tombe, on entend une explosion, l'avion s'est crashé et les égyptiens restés sur le tarmac, se réjouissent bruyamment. Costumes, éclairages, décors et direction d'acteurs participent à la création d'une ambiance déjantée, sans vulgarité et à l'agrément du spectacle.

© Photo Frank Stefan Kimmel - Cleopatra et Cesare


A Yuriy Minenko était attribué le rôle titre, un Cesare de belle prestance qui en impose par sa présence scénique. Sa voix de contre-ténor a un volume imposant et une projection impressionnante. Il est vrai que l'acoustique dans ce petit théâtre à l'italienne était excellente. Le timbre de voix est chaleureux avec des aigus très purs et des graves bien nourris. Yuriy Minenko est sévère et recueilli dans le fameux récitatif accompagné où il rend un hommage méditatif aux restes de Pompeo et où il philosophe sur la vanité des entreprises humaines, Alma del gran Pompeo. Le récitatif débute en sol dièze mineur et se termine dans la tonalité enharmonique de la bémol mineur. Plus loin la métaphore du chasseur rusé, Va tacito e nascosto, lui donne l'occasion de donner de la voix. Le chasseur est ainsi figuré par une fantastique partie de cor naturel; il y a dans cette scène étonnante un côté presque cinématographique qui préfigure les épopées que Haendel dépeindra dans ses oratorios (5). C'est enfin un Cesare énamouré qui chante merveilleusement l'air, Se in fiorito ameno prato.

Avec huit airs, Cleopatra monopolise la scène et on ne s'en plaint pas quand c'est Sophie Junker qui l'incarne. Cette artiste est rompue à la musique baroque et à Haendel tout particulièrement. Elle a enregistré un très beau disque, La Francesina, consacré à des airs de Haendel popularisés par la chanteuse française, Elisabeth Duparc. C'est une superbe Cleopatra que nous eûmes la joie d'applaudir, tour à tour lascive, malicieuse, prête à tout pour obtenir ce qu'elle veut. Dans le domaine du charme, elle régala l'assistance avec trois airs en mi majeur (tonalité la plus sensuelle de toutes), un merveilleux V'adoro pupille (Je vous adore beaux yeux, éclairs d'amour), proclamation de désir amoureux chantée avec une voix d'une intonation parfaite et un legato plein de douceur. Mais cette Cleopatra n'était pas seulement une séductrice espiègle, c'est aussi une femme amoureuse qui s'exprime dans le sublime air, Se pieta di me non senti, que d'aucuns comparent même aux plus belles arias des Passions de Jean Sébastien Bach (1685-1750) (4). La voix bouleversante de Sophie Junker dialogue avec une partie de violon d'une intensité extraordinaire. Le bel canto de Haendel est ici merveilleusement servi.

Nicholas Tamagna était un Tolomeo de grande classe. Ce rôle est le plus virtuose de l'opéra et nécessite un chanteur agile et puissant comme l'était le contre-ténor américain. L'air le plus spectaculaire est sans doute, Domero la tua fierezza, dans la tonalité de mi mineur avec ses dissonances et ses grands intervalles. La méchanceté de Tolomeo a des côtés comiques quand il attribue à son ennemi Cesare, ses propres vices, dans son aria di furore, L'empio sleale indegno (L'impie, le traitre, l'infâme). Rafal Tomkiewicz souffrant, n'ayant pu assurer le rôle de Nireno, a été remplacé sur scène par Alexander de Jong, assistant à la régie tandis que, depuis l'orchestre, Nicholas Tamagna chantait l'air jazzy, Chi perde un momento avec un irrésistible humour.

Sesto, fils de Pompeo, est le plus souvent interprété par une femme. C'était aussi le cas ce soir avec Katie Coventry, jeune mezzo-soprano qui avait la lourde tâche d'incarner ce personnage, un des plus complexe de l'opéra. Sesto veut absolument venger l'assassinat de son père et ses échecs dans cette entreprise reflètent peut-être l'affreuse difficulté pour un adolescent, fût-il dans son droit, de commettre un meurtre. La voix était à la fois juvenile mais aussi corpulente. L'air Cara speme très discrètement accompagné par l'orchestre, donnait lieu à une émouvante effusion vocale.

Cornelia ne chante que quatre airs dont un court arioso mais ce sont parmi les plus beaux de la partition. Francesca Ascioti, contralto, a une voix chaleureuse possédant une grande plénitude notamment dans Priva son d'ogni conforto, aria di disperazione, magnifique de dignité dans la détresse. Le duetto Son nata per lacrimar, sommet de la partition, a été chanté par Cornelia et Sesto avec une émotion intense mais j'ai été un peu gêné par la projection un peu légère des deux voix, peut-être due au positionnement des deux artistes sur scène.

Achilla, initialement âme damnée de Tolomeo, chante un air remarquable en ré mineur, Tu sei il cor di questo core, dans lequel il exprime son amour pour Cornelia. Riccardo Novaro prêtait sa magnifique voix de baryton d'une insolente projection à ce personnage peu sympathique et lui accordait un peu d'humanité, du moins dans cet air car les deux autres reflètaient fidèlement la brutalité du personnage. Artur Janda, baryton-basse (Curio) faisait admirer sa belle voix bien timbrée dans les récitatifs et les choeurs.

© Photo Frank Stefan Kimmel - Tolomeo

L'orchestre n'est pas le plus fourni et chatoyant que Haendel ait utilisé dans ses opéras. Cet orchestre est plutôt austère avec peu de solos de vents mis à part le cor dans Va tacito e nascosto. Il semble bien que le Saxon ait voulu privilégier la voix et le bel canto. L'intervention minimaliste d'une flûte à bec ou d'un traverso suffisait pour créer une ambiance magique ou insuffler de la lumière. Une ovation bruyante salua le violoniste soliste qui joua et improvisa dans l'aria de Cesare, Se in fiorito e ameno prato. L'absence des trompettes dans la version de 1724 étonne car cet instrument aurait coloré efficacement les marches et les choeurs de triomphe. George Petrou a donné de cette partition une lecture claire, sensible et nuancée, soulignant les contrastes très vifs survenant d'une scène à l'autre et permettant aux voix d'être à leur meilleur. Cette représentation a fait l'objet d'une critique qui rejoint essentiellement les opinions que nous avons développées (6).

Un octuor de remarquables chanteurs, une mise en scène stimulante, drôle et dynamique, un bel orchestre magistralement dirigé par un des meilleurs spécialistes d'opéra baroque, tous les ingrédients d'un spectacle jubilatoire, étaient réunis (7).


  1. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2003-2010, pp. 112-121.

  2. Olivier Rouvière, Les opéras de Haendel, Un vade-mecum, D, Van Dieren Editeur Paris 2021, pp. 166-176.

  3. André Lischke, Giulio Cesare in Egitto, Avant Scène OPERA n° 97, 2010, pp. 1-66.

  4. André Lischke, Giulio Cesare in Egitto, ibid, pp. 46-48.

  5. Xavier Cervantes, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel. Variation sur un thème baroque. International Review of the  Aesthetics and Sociology of music. 26(2), 147-166, 1995.

  6. Bernard Schreuders, Deux fois miraculé et miraculeux, https://www.forumopera.com/giulio-cesare-in-egitto-gottingen-deux-fois-miracule-et-souvent-miraculeux.

  7. Cet article est une extension d'une chronique publiée dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/giulio-cesare-haendel-goettingen-2022



Date: le 13 mai 2022

Lieu: Deutsches Theater Göttingen. Concert donné dans le cadre du Internationale Händel Festpiele Göttingen 2022. Spectacle co-produit avec le Nederlandse Reiseopera.

Yuriy Minenko, Giulio Cesare

Sophie Junker, Cleopatra

Nicholas Tamagna, Tolomeo

Francesca Ascioti, Cornelia

Katie Coventry, Sesto

Riccardo Novaro, Achilla

Artur Janda, Curio

Rafal Tomkiewicz, Nireno


George Petrou, Directeur musical et Mise en scène

Paris Mexis, Décors et Costumes

Stella Kaltsou, Lumières


Festpiele Orchestra Göttingen

Elizabeth Blumenstock (Koncertmeisterin), Catherine Aglibut, Barbara Altobello, Aniela Eddy, Anne Schumann, Milos Valent, Violons I

Christoph Timpe (Stimmführer-Principal), Sara de Corso, Dasa Valentova, Henning Vater, Violons II

Klaus Bundies (Stimmführer-Principal), Gregor DuBuclet, Aimée Versloot, Viola

Phoebe Carrai (Stimmführer-Principal), Markus Möllenbeck, Kathrin Sutor, Violoncello

Paolo Zuccheri (Stimmführer-Principal), Mauro Zavagno, Contrebasse

Kristin Linde, Flûte à bec

Kate Clark, Flûte traversière baroque

Dimitrios Vamvas, Kristin Linde, Hautbois

Rhoda Patrick, Basson

Daniele Bolzonella, Gijs Laceulle, Federico Cuevas Ruiz, Jörg Schultess, Cors

Theodoros Kitsos, Théorbe

Marjan de Haër, Harpe

Hanneke van Proosdij, Clavecin

Panos Iliopoulos, Piano




mardi 14 juin 2022

Aminta e Fillide de Haendel

 

© Photo Frank Stefan Kimmel. George Petrou

Aminta e Fillide HWV 83 - Internationale Händel Festpiele Göttingen

Trois œuvres étaient inscrites au programme du Festival International Haendel de Göttingen pendant le week-end du 12 au 14 mai 2022, Aminta e Fillide HWV 83, Giulio Cesare in Egitto HWV 17 et Belshazzar HWV 61, dignes représentants des principaux genres musicaux que Georg Friedrich Haendel (1685-1759) aborda au cours de sa carrière. En effet, plus d'une centaine de cantates furent composées durant le séjour du Saxon dans la péninsule de 1706 à 1710, une cinquantaine d'opéras italiens virent le jour en Angleterre jusqu'en 1740 et les grands oratorios anglais naquirent dans la troisième partie de sa carrière et jusqu'en 1752. En fait ce programme a montré que la frontière entre ces différents genres musicaux était loin d'être étanche, que des idées communes circulaient entre eux et que les échanges furent nombreux et féconds.

Le programme du premier concert s'ouvrait par quatre concertos de Haendel. Les quatre oeuvres choisies ce jeudi 12 mai par le FestspielOrchester Göttingen sous la direction de George Petrou, font partie de l'opus 3, ensemble de six concertos publiés en 1734 mais écrits bien avant cette date sous la dénomination inexacte de concerti grossi. A la différence des douze concerti grossi de l'opus 6, ils n'opposent pas les tutti avec un concertino d'instruments solistes. En outre ce sont des œuvres isolées composées au gré des circonstances et de coupe très variée.


© Photo Frank Stefan Kimmel. FestpielOrchester Göttingen

Le concerto n° 1 en si bémol majeur HWV 312 qui ouvrait le concert, est probablement le premier concerto orchestral de Haendel. Il fut composé en 1710 au retour du voyage en Italie pour la cour de Hanovre et possède la coupe de la sinfonia à l'italienne en trois mouvements dont deux rapides encadrant un largo pathétique dans lequel la flûte, le hautbois et le basson dialoguent avec le premier violon. Le premier mouvement fait la part belle à de nombreux bariolages très italiens du remarquable violon solo de l'orchestre du festival et le troisième en sol mineur est une brève gavotte.

Très différent, le concerton° 4 en fa HWV 315 fut composé peut-être en 1716 pour servir de portique ou d'interlude à l'opéra Amadigi. Il est construit selon le modèle de la suite. Il débute avec une ouverture à la française comportant un andante aux rythmes pointés et un alerte fugato. Suivent un andante dansant au rythme ternaire, un allegro en mineur agrémenté par un brillant solo de violon et les deux menuets habituels. Dans le menuet II, la mélodie était confiée à l'excellent violoncelliste solo de l'orchestre. L'alliance de ce dernier avec un superbe basson produisait le plus bel effet.

Le concerto n° 2 en si bémol majeur HWV 313, le plus développé des quatre, fut composé probablement en 1719. Très spectaculaire, il s'ouvre par un Vivace dévolu constamment au violon solo et au hautbois avec des bariolages très virtuoses et des rythmes lombards. Le sombre largo en sol mineur donne la primauté à deux violoncelles solistes puis au hautbois avec un beau thème qui se grave immédiatement dans la tête. Suit une fugue solennelle Allegro et deux mouvements dansants dont un menuet et une élégante gavotte.

Le concerto n° 5 en ré mineur HWV 316 date des années 1717 ou 1718. Il fut joué en guise d'introduction aux Anthems que Haendel composa pour le duc de Chandos alors qu'il résidait à Cannons. Il s'ouvre par un adagio très dramatique, se continue par une fugue à deux sujets au contrepoint serré et dense. L'adagio qui suit, contient un solo très expressif que le hautboïste de l'orchestre jouait superlativement. Après un nouveau fugato alla Arcangelo Corelli (1653-1713) se terminant par un puissant crescendo, l'allegro final dansant qui pourrait s'appeler Réjouissance à la manière des finales de nombreuses suites de Georg Philipp Telemann (1681-1767), s'achève par un brillant unisson de tout l'orchestre.


© Photo Frank Stefan Kimmel. Myrsini Margariti et Bruno de Sa

La cantate Aminta e Fillide HWV 83 débutait lors de ce concert par les mots Arresta il passo; il s'agissait en fait de la deuxième moûture, exécutée en 1708 chez le marquis Francesco Maria Ruspoli (1672-1731), d'une précédente oeuvre plus courte composée en 1707, voire fin 1706 et commençant par l'aria de Fillide, Fiamma bella, c'est pourquoi on trouve parfois ce dernier incipit comme titre de l'oeuvre. C'est la version longue comportant vingt deux numéros et d'une durée d'environ une heure qui fut donnée en ce 11 mai 2022. Le terme de cantate est un peu réducteur pour désigner une vaste et ambitieuse composition qui mériterait celui d'opéra de chambre ou d'intermezzo, compte tenu de ses proportions généreuses et de la vigueur de son action dramatique. Incidemment cette cantate a été exécutée en 1708 lors de la première réunion de l'Académie d'Arcadie qu'hébergeait le marquis Ruspoli.

L'amateur de Haendel ne sera pas dépaysé lors de la première écoute et se trouvera même en terrain familier puisque cette cantate est citée plus de trente fois dans les œuvres ultérieures du Saxon. Par exemple l'ouverture à la française par laquelle débute l'oeuvre, sera réemployée dans Rinaldo, le premier air de Fillide, Fiamma bella, sera utilisé à peine modifié par Agrippina, rôle titre de l'opéra homonyme composé à Rome en 1710. Cette valse assez étonnante (oui..., c'est une valse!) était chantée avec un dynamisme formidable par la soprano Myrsini Margariti. Le troisième aria d'Aminta, Se vago rio, sera repris légèrement modifié dans l'air des sirènes de Rinaldo composé à Londres en 1711. Rien que pour cette troublante et mystérieuse sicilienne qui évoque à la fois une ballade irlandaise et un chant populaire napolitain, cette cantate mériterait d'être découverte. On notera que le texte de cet aria di paragone est basé sur une métaphore à rebours: tandis que le joli ruisseau, malgré les embûches de son parcours, gagne à la fin l'océan pour se reposer, les yeux en pleurs de l'amoureux ne trouvent pas un cœur aimant pour adoucir sa peine. Le sopraniste Bruno de Sá en donna une interprétation d'une grande sensibilité. On retrouvera l'aria de Fillide, Non si puo dar un cor, avec d'autres paroles dans Giulio Cesare.

Le duetto spectaculaire qui termine la cantate se retrouve également dans des œuvres ultérieures de Haendel. A Bruno de Sá était dévolue la voix supérieure de soprano colorature et à Myrsini Margariti un splendide contrechant plus grave. Quelquefois les rôles étaient inversés. Ce duetto terminait ce coup d'essai d'un jeune homme de vingt deux ans, en coup de maître. Haendel gardera une affection particulière pour cette ravissante œuvre de jeunesse et y puisera son inspiration durant toute sa carrière et jusqu'à Belshazzar et The triumph of Time and Truth au soir de sa vie.


Que dire de Bruno de Sá sinon témoigner son émerveillement pour sa tessiture tellement rare de sopraniste. En plus il prend tous les risques et gratifie le public de suraigus époustouflants émis avec une intonation parfaite. Je n'avais jamais entendu une voix d'homme aussi aigüe de ma vie. En outre cet artiste ne sacrifie jamais le chant à la virtuosité pure comme le montre son exécution sensible et musicale de Se vago rio.

Ne connaissant pas préalablement Myrsini Margariti, j'ai découvert une soprano à la voix pleinement épanouie dans tous les registres de sa vaste tessiture. La superbe projection de sa voix, la souple et harmonieuse ligne de chant, un merveilleux medium lui permirent de séduire et d'émouvoir à la fois l'assistance.

Par leur engagement et leur dynamisme, les deux artistes ont subjugué les auditeurs notamment dans leur extraordinaire duetto final qui fut bissé. Le public ravi fit un accueil enthousiaste aux chanteurs, à l'orchestre et au chef George Petrou, ordonnateur éclairé de cette brillante festa musicale.



Détails


Date : jeudi 12 mai 2022

Lieu : Aula der Universität – Internationale Händel Festpiele Göttingen


Programme

Georg Friedrich Händel (1685-1759)

Concerto n° 1 B-Dur HWV 312

Concerto n°4 F-Dur HWV 315

Concerto n°2 B-Dur HWV 313

Concerto n°5 d-Moll HWV 316

Aminta e Fillide (Aminte et Phyllis), HWV 83, cantate composée en 1707-8 sous les auspices du marquis Francesco Maria Ruspoli.


Distribution

Bruno de Sá, Soprano

Myrsini Margariti, Soprano

George Petrou, Clavecin et direction musicale

FestpielOrchester Göttingen

Elizabeth Blumenstock (Koncertmeisterin), Sara DeCorso, Anne Schumann, Milos Valent, Henning Vater, Violons I

Christoph Timpe (Stimmführer-Principal), Catherine Aglibut, Barbara Altobello, Aniela Eddy, Dasa Valentova, Violons II

Klaus Bundies (Stimmführer-Principal), Gregor DuBuclet, Aimée Versloot, Viola

Phoebe Carrai (Stimmführer-Principal), Markus Möllenbeck, Kathrin Sutor, Violoncello

Paolo Zuccheri (Stimmführer-Principal), Mauro Zavagno, Contrebasse

Kristin Linde, Flûte à bec

Kate Clarke, Flûte traversière

Dimitrios Vamvas, Kristin Linde, Hautbois

Rhoda Patrick, Nathaniel Harrison, Basson

Theodoros Kitsos, Théorbe

Hanneke van Proosdij, Clavecin



samedi 7 mai 2022

Cosi fan tutte à l'Opéra National du Rhin

Photo Klara Beck, Fiordiligi, Ferrando, Guglielmo, Dorabella

Dans le vortex du temps.

En vertu de l'unité de temps, de lieu et d'action érigés en principes dans le théâtre classique, l'intrigue de Cosi fan tutte, chef-d'oeuvre de Wolfgang Mozart et Lorenzo da Ponte, s'inscrit dans une courte durée (1). David Hermann a choisi de rompre avec ces contraintes en développant l'action au cours d'un demi-siècle, dans des lieux variés et en y plaquant des épisodes supplémentaires. Les amants vont en effet traverser deux terribles guerres dont ils sortiront brisés, ils connaitront les années folles de 1920, la ruine et la déliquescence morale des années 30. L'explosion atomique de 1945 mettra fin à toutes les illusions. Dans le vortex du temps, les passions humaines ballotées par les vents tragiques, apparaitront dérisoires et le sort des deux couples recomposés à la hâte à la toute fin de l'opéra sera plus qu'incertain. Dans cette mise en scène complexe, la direction d'acteurs est attentive et précise. Les décors de Jo Schramm sont élégants et sophistiquées. On évolue dans des intérieurs Jugendstil, Art déco et enfin, me semble-t-il, inspirés de Jean Lurçat. Les harmonieux costumes de Bettina Walter sont en accord avec les temps et les lieux. Les éclairages de Fabrice Kebour apportent périodiquement un climat d'inquiétude que soulignent les inflexions de la musique.


Tout ceci est très ambitieux et on pourrait craindre un décalage profond voire des dissonances entre la vision de Hermann et le propos de Da Ponte et Mozart. De manière étonnante il n'en est rien et la musique glisse sur les aspérités du scénario. On me dira que la musique de Mozart résiste à tout. Ce n'est pas toujours vrai et j'ai vu des mises en scène désastreuses qui trahissaient et même abimaient la musique. Si dans le cas présent ça passe plutôt bien c'est que la mise en scène avec sa temporalité rend presque plus vraisemblable l'intrigue développée par Mozart et Da Ponte sans altérer les propos sur l'inconstance des hommes et des femmes.


Photo Klara Beck, Guglielmo et Dorabella

Une particularité du Cosi fan tutte de Mozart mérite d'être mentionnée avec toute l'humilité nécessaire. Tandis que l'acte I est un chef d'oeuvre parfaitement abouti, une des créations les plus inventives de Mozart, un flot ininterrompu de musique sublime d'une variété infinie, l'acte II ne se maintient pas à ce niveau au plan dramatique bien que la musique reste toujours à un niveau admirable. Il manque dans le livret un grand ensemble en milieu d'acte et de ce fait la succession d'airs pourtant tous plus beaux les uns que les autres, finit par être monotone (2). En tout état de cause, il m'a semblé que la mise en scène de Hermann apportait une tension supplémentaire bienvenue à l'acte II que j'ai trouvé supérieur au plan scénique à l'acte I. De ce point de vue, l'ajout du canon en fa mineur, Nascoso è il mio sol K 588, chanté a capella est une remarquable initiative.


Photo Klara Beck, Fiordiligi et Dorabella

Très impatient d'écouter pour la première fois Gemma Summerfield, je n'ai pas été déçu. La projection de la voix est puissante, le timbre chaleureux et rond dans tous les registres de sa tessiture. Le medium est d'une rare plénitude et les aigus triomphants. Le grand air Per pieta a été chanté avec retenue au départ permettant d'admirer le légato voluptueux de la voix pour se terminer avec beaucoup d'engagement et de passion. La prestation de la cantatrice britannique sublimait cette merveille de chant mozartien. Ambroisine Bré est une remarquable Dorabella, personnage à laquelle la mezzo-soprano a apporté un supplément de profondeur et d'âme en opposition avec des schémas convenus qui font de Dorabella une femme frivole et légère. Dans son air de l'acte I, Smanie implacabili, de style opéra seria, on admire chez cette artiste la clarté de l'articulation, du phrasé et par dessus tout une merveilleuse ligne de chant. Despina est un personnage essentiel car c'est elle qui fixe les règles des jeux amoureux des protagonistes et Lauryna Bendziunaité qui avait été une remarquable Suzanne à l'ONR trois ans auparavant, a donné une image stimulante et dynamique du personnage notamment dans l'air, Una donna a quindici anni. Les hommes n'avaient pas à rougir face à leurs collègues féminines. Jack Swanson (Ferrando) a brillé tout au long de l'opéra avec endurance et panache. Le ténor américain a donné une superbe interprétation de Un'aura amorosa. La ligne de chant était harmonieuse et le légato parfait. Bjorn Bürger ne passe pas inaperçu ; dès les premières notes on est abasourdi par la projection insolente de sa voix de baryton. Le rôle de basso buffo lui va comme un gant mais une autre tâche l'attendait ici car Guglielmo, même s'il participe à quelques scènes comiques, est avant tout l'amant de Fiordiligi avant de succomber aux charmes de Dorabella comme il le montre avec un charme ravageur dans son air, Non siate ritrosi. Nicolas Cavalier incarne enfin Don Alfonso avec la maestria et la bravoure qu'on lui connait. Son interprétation du rôle de Merlin dans Le roi Arthus d'Ernest Chausson à l'ONR est restée dans toutes les mémoires. Il campe ici avec autorité et d'une voix magnifique un Don Afonso qui tire toutes les ficelles de l'intrigue. Le timbre chaleureux de sa voix de basse apportait beaucoup de punch aux ensembles de la partition.


Photo Klara Beck, Dorabella, Don Alfonso et Ferrando

Après une ouverture étincelante, il était évident que l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg était à son affaire. D'emblée le chef britannique Duncan Ward a trouvé le tempo giusto ainsi qu'une pulsation et une dynamique rendant justice aux voix de la plus belle des manières. Tous les pupitres étaient sollicités; les bois étaient de grande qualité avec en particulier des clarinettes voluptueuses, instrument privilégié que Mozart dédie à l'amour ainsi qu'à tous les aspects de sa satisfaction. J'ai beaucoup apprécié les cuivres avec en particulier des trompettes fort affairées mais surtout deux excellents cors à la sonorité de velours. Ces derniers brillèrent tout particulièrement dans l'air de Fiordiligi avec cor obligato, Per pieta.

Avec un sextuor de solistes exaltant et une mise en scène stimulante, le public strasbourgeois était gâté et exprima avec enthousiasme sa gratitude. Il serait souhaitable qu'un enregistrement soit réalisé afin de pérenniser ce moment musical exceptionnel.


1. Les sources d'inspirations de Mozart sont probablement: La grotta di Trofonio (1785) d'Antonio Salieri avec également deux couples ne commettant cependant pas d'infidélités, L'arbore di Diana (1788) de Vicent Martin i Soler qui contient, chanté par Diana, l'exact pendant de l'aria Per pieta de Fiordiligi (3) et Le trame deluse (1786) de Domenico Cimarosa dont la musique anticipe génialement celle de Cosi fan tutte.

2. Georges de Saint Foix, Wolfgang Amadée Mozart, vol 5, Les dernières années, Desclée de Brouwer, Paris, 1940.

3. Dorothea Link, L'arbore di Diana, a model for Cosi fan tutte, in Essay on opera: 1750-1800, edited by John A. Rice, 2010.

4. Distribution:

Cosi fan tutte
Wolfgang Mozart
Opéra buffa en deux actes, livret de Lorenzo da Ponte, créé le 26 janvier 1790 au Burgtheater de Vienne

Duncan Ward, Direction musicale
David Hermann, Mise en scène
Jo Schramm, Décors
Bettina Walter, Costumes
Fabrice Kebour, Eclairages
Alessandro Zuppardo, Chef de Choeurs
Sora Elizabeth Lee, Assistante à la mise en scène
Luc Birraux, Assistant à la mise en scène

Gemma Summerfield, Fiordiligi
Ambroisine Bré, Dorabella
Lauryna Bendziunaité, Despina
Jack Swanson, Ferrando
Björn Bürger, Guglielmo
Nicolas Cavalier, Don Alfonso

Choeur de l'Opéra National du Rhin
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Tokiko Hoyoya, pianoforte

 



vendredi 25 mars 2022

Hercules de Haendel au Staattheater de Karlsruhe

© Photo Falk von Traubenberg, Hercules, Amme, Hyllus, Iole, Lichas, Dejanire

 La plus grande œuvre de Haendel ?

Hercules, drame musical (oratorio) en trois actes de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), HWV 60, sur un livret de Thomas Broughton (1704-1774) d'après Sophocle et Ovide, a été créé au King's Theater de Londres, Haymarket, le 5 janvier 1745.

Au palais royal de Trachis, en Thessalie, Dejanire, en proie à de sombres pressentiments, attend impatiemment le retour de son époux Hercule. Pour la rassurer, son fils Hyllus décide de partir à sa recherche. Soudain, on apprend que Hercule revient après avoir triomphé du roi d'Oechalie. Dans ses bagages, le héros ramène un riche butin et quelques captives dont Iole, fille du roi d'Oechalie, une beauté qui charme Hyllus. Iole est inconsolable car elle a assisté au supplice et à la mort de son père. La jeune fille suscite une folle jalousie dans le cœur de Déjanire, jalousie infondée car en réalité c'est Hyllus qui est épris de la jeune princesse. Pour regagner le cœur d'Hercule, Déjanire projette de faire endosser à ce dernier la tunique du centaure Nessus qui aurait le pouvoir de ranimer un amour éteint mais la tunique de Nessus brûle le héros jusqu'à la moelle de ses os. Hercule, agonisant, demande à son fils de dresser un bûcher funéraire. Le prêtre de Jupiter annonce à Déjanire et à Hyllus que Hercule a rejoint la demeure des dieux. Sur ordre de Jupiter, Hyllus prendra Iole comme épouse et tous deux règneront sur Trachis.

Hercules est généralement catalogué parmi les oratorios profanes de Haendel. Comme on peut le voir dans le résumé du livret, il y a beaucoup d'action et rien ne distingue finalement Hercules de la cinquantaine d'opéras serias composés précédemment par le Saxon si ce n'est l'usage de la langue anglaise et l'existence de choeurs très élaborés. Malheureusement cette formule très séduisante sera reçue froidement par les londoniens. Déjà Sémélé, jugée immorale, avait connu une chute retentissante; Hercules sera à peine mieux accueilli avec seulement deux concerts dont le premier sera un four. Découragé, Haendel abandonnera ce style opératique pour se consacrer uniquement à l'oratorio biblique. Au soir de sa vie, il renouera avec le drame musical une seule fois avec Teodora (1750).


© Photo Falk von Traubenberg,  Hercules

Le rôle titre n'est pas ici le plus important, Hercule apparaît comme un héros un peu fruste et naïf. Jamais à son avantage, il est visiblement dépassé par les évènements. En fait c'est Déjanire qui monopolise la scène; ce personnage est une création géniale de Haendel, prétexte à une extraordinaire étude de l'impact destructeur de la jalousie sur une nature au départ volcanique. Ce n'est pas un hasard si Dejanire chante les airs les plus variés, les plus intenses et les récitatifs accompagnés les plus bouleversants. Iole est un personnage plus complexe qu'il n'y paraît. Bien que le livret la dépeigne comme une princesse vertueuse, sans calcul, animée des intentions les plus pures, on ne peut s'empêcher de la voir, auréolée de sa beauté et de ses vingt ans, comme une sainte nitouche. La musique est belle de bout en bout et d'une remarquable variété. A côté de scènes dignes de Christoph Willibald Gluck, on y rencontre par deux fois, des chansons populaires anglaises. Du fait de l'importance et de l'intensité des récitatifs accompagnés, Hercules possède une continuité qui parfois fait défaut aux opéras italiens. Il est difficile de sélectionner les morceaux les plus remarquables tant ils sont nombreux. A l'acte I, le passage le plus impressionnant est l'arioso de Iole qui décrit avec un réalisme bouleversant la souffrance atroce et la mort de son père. A l'acte II, le choeur, Jealousy, infernal pest, est un sommet de toute l'oeuvre de Haendel avec ses cruelles dissonances et ses chromatismes. L'arioso de Déjanire, rongée de l'intérieur par un feu dévorant, Cease, ruler of the day, est un lamento bouleversant. Tout serait à citer dans le sublime acte III qui culmine avec l'extraordinaire scène de la folie de Déjanire, assaillie par les Furies, Where shall I fly, un des passages les plus violents de toute l'oeuvre de Haendel.


© Photo Falk von Traubenberg,  Hyllus, Déjanire

Le metteur en scène Floris Visser a transposé l'action dans l'entre deux guerres. La Thessalie est devenue une dictature militaire, situation politique peut-être inspirée par le régime autoritaire du général Ioannis Metaxas dans la Grèce des années 1935 à 1941. Au pouvoir militaire s'adjoint le pouvoir religieux car le pays est aussi une théocratie dans laquelle la religion orthodoxe est omniprésente et exerce une très forte pression sur les populations. Dans le palais royal de Trachis sont concentrés tous les pouvoirs. Le scénographe Gidéon Davey a imaginé un bel édifice de style Le Corbusier dont toutes les faces sont visibles grâce à un plateau tournant. Les appartements d'Hercule forment un élégant duplex aux formes harmonieuses comprenant un salon assez sobre, meublé avec goût. Du salon, on peut emprunter un escalier menant à la chambre à coucher du héros. De l'autre côté du bâtiment se trouve une vaste salle dans laquelle sont actionnées les trois leviers du pouvoir absolu: militaire, religieux et juridique. Sur un mur court une fresque célébrant les travaux légendaires du héros (beaux éclairages de Malcolm Rippeth). Tantôt cette pièce est le QG de l'armée, tantôt elle devient une chapelle où sont célébrés les grandes cérémonies, couronnement, mariages. Enfin c'est le lieu où se rend la justice. Dommage qu'en forçant le trait, on perde en potentiel dramatique, pourquoi avoir fait de Déjanire une malade mentale, se déplaçant en chaise roulante et constamment surveillée par une nurse. Le rôle déjà tellement riche n'avait pas besoin de ça! Les beaux costumes 1930 sobres et signifiants ont été créés par Gideon Davey. Malgré quelques excès ou obscurités, cette mise en scène m'a paru pertinente et spectaculaire.


© Photo Falk von Traubenberg 

Ann Hallenberg était la triomphatrice de la soirée grâce à une incarnation retentissante du personnage de Déjanire. Les moyens vocaux sont au diapason de la violence du personnage. La voix est puissante dans tous les registres de sa tessiture, la projection est magnifique, le timbre somptueux, la technique vocale, impeccable. S'il ne fallait citer qu'un seul air, je choisirais sans hésiter, Cease, ruler of the day où la cantatrice, écorchée vive, rend palpable le feu qui la dévore. Mais le climax de sa prestation était évidemment la scène de la folie de l'acte III, digne pendant de celle qui frappe Orlando dans l'opéra homonyme du Saxon.

Lauren Lodge-Campbell était une Iole de rêve. En plus d'incarner une jolie princesse modeste, généreuse et quelque peu séductrice, elle était bouleversante dans son récit, My father, décrivant le supplice de son père et pleine de compassion dans son air de l'acte III, My breast with tender pity, accompagné d'un très beau violon solo. Elle a déployé aussi une superbe voix de colorature, une merveilleuse agilité vocale et la capacité de varier les reprises da capo avec de beaux ornements. Moritz Kallenberg, ténor, était l'interprète du rôle d'Hyllus, personnage complexe qui a su afficher l'héroïsme que l'on attend du fils d'Hercule mais aussi manifester beaucoup de compassion vis à vis des prisonniers de guerre. Il a fait preuve de beaucoup de sensibilité et de noblesse dans l'expression des sentiments et un sens aigu des nuances, notamment dans sa fameuse sicilienne de l'acte II, From celestial seats ainsi que dans sa bouleversante oraison funèbre en hommage à son père Hercule à l'acte III..

Brandon Cedel, baryton-basse, impressionnait dans le rôle d'Hercule par sa voix puissante à la projection insolente. Son grand air en do majeur se voulait conquérant et martial, mais les deux hautbois moqueurs et un basson goguenard contredisaient ses vantardises. La scène de son agonie, O Jove!What land is this, lui donnait l'occasion d'exprimer la quintessence de son talent. J'ai été séduit par James Hall que je ne connaissais pas auparavant. Ce contre-ténor très prometteur à la voix sonore et ductile, donnait de la chair et de la vie à Lichas, porte parole d'Hercule; il était par exemple très émouvant dans son récit des souffrances du demi-dieu, As the hero stood. Le rôle muet d'Amme, la nurse de Déjanire était tenu avec sobriété et douceur par Annika Stefanie Netthorn.

Le choeur (Händel Festspielchor) intervenait à de nombreuses reprises de manière homophone mais aussi polyphonique avec puissance et précision. C'est grâce au choeur que les œuvres de Haendel acquièrent leur caractère épique inimitable quand bien sûr la chorale est à la hauteur du sujet traité ce qui était cent fois le cas en ce dimanche 20 février. L'orchestre baroque (Deutsche Händel-Solisten) m'a impressionné par la plénitude du son des cordes, la précision des attaques, une intonation parfaite, de jolis hautbois et bassons et des trompettes guerrières. Le chef, Lars Ulrik Mortensen, m'a énormément plu par la précision et la beauté du geste et des mains très expressives.

Par la profondeur de la caractérisation du personnage de Déjanire et la beauté de la musique, Hercules est peut-être, selon Henry Prunières, la plus grande œuvre de Haendel. Elle fut servie à la perfection dans cette vaste scène de Karlsruhe par un plateau vocal éblouissant, un choeur puissant, un superbe orchestre baroque, une mise en scène inventive et un chef inspiré.


Détails

Date : le 20 février 2022

Distribution

Brendon Cedel, Hercule

Ann Hallenberg, Déjanire

Lauren Lodge-Campbell, Iole

Moritz Kallenberg, Hyllus

James Hall, Lichas

Annika Stephanie Netthorn, Amme

Lars Ulrik Mortensen, Direction musicale

Floris Visser, Mise en scène

Gideon Davey, Décors et costumes

Malcolm Rippeth, Lumières

Marius Zachmann, chef de choeur

Klaus Bertisch/Stephen Steinmetz, Dramaturgie

Pim Veulings, Chorégraphie

Händel Festspielchor