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samedi 29 août 2020

La fedelta premiata de Joseph Haydn

Diane de Versailles, copie romaine d'un original grec (IVème siècle avant J.-C.), musée du Louvre.

Un drame pastoral à grand spectacle
Le 18 novembre 1779, le théâtre du château d'Eszterhàza fut détruit par un incendie. Peu après on entreprit de construire un nouveau théâtre. Un peu plus d'un an plus tard, la nouvelle salle était prête à accueillir un spectacle, en l'occurrence un opéra de Joseph Haydn (1732-1809), La fedelta premiata (La fidélité récompensée).

La Fedelta premiata, drame pastoral joyeux, fut crée en février 1781 à Eszterhàza et cette première coïncidait à un mois près avec celle d'Idoménée de Wolfgang Mozart (1756-1791) à Munich. Le livret de Gianbattista Lorenzi (1721-1807) avait déjà servi à Domenico Cimarosa (1749-1801) sous son titre original l'Infedeltà fedele (Naples, juillet 1779). L'opéra de Cimarosa, d'abord prévu pour être monté à Eszterhàza, est arrivé dans ce lieu en partition, mais Haydn, au lieu de le faire représenter, décida de mettre lui-même en musique le livret de Lorenzi (1). D'après une étude comparée récente, il apparait que Haydn se serait inspiré de la musique de Cimarosa (2). Faute d'enregistrement disponible de l'opéra de Cimarosa, il est impossible d'évaluer l'importance de l'influence du compositeur napolitain. Toutefois, l'Italiana in Londra (1779) de quelques mois antérieure à l'Infedeltà fedele peut donner une idée du style de Cimarosa à cette époque de sa vie (3). On a vu que dans l'Italiana in Londra, Cimarosa écrivit deux très longs finales d'actes, celui du premier acte durant plus de dix sept minutes. Haydn avait déjà dans La vera costanza (1778) écrit des finales d'actes très importants (4).

Au début de l'opéra, Melibeo, grand prêtre du culte de Diane, rappelle qu'une malédiction règne sur la population de Cumes. Chaque année un couple d'amoureux doit être donné en pâture à un monstre jusqu'au jour où un coeur pur se sacrifiera volontairement. Tel est le pivot de l'action dramatique. Amaranta, femme vaniteuse et égoïste, est courtisée par Perruchetto, un noble volage et couard. Fillide (Celia) aime et est aimée par Fileno, berger courageux et fidèle. Ces amours vont à l'encontre des intérêts de Melibeo, de Lindoro, frère d'Amaranta et serviteur du temple et de la nymphe Nerina. En effet Melibeo convoite Amaranta, Lindoro est amoureux de Celia et Nerina est amoureuse de Lindoro. Melibeo, avec la complicité plus ou moins active de Lindoro et Nerina, va désigner Perruchetto et Celia comme victimes destinées à être sacrifiées. Au moment où les victimes vêtues de blanc sont données en pâture au monstre, Fileno s'offre en sacrifice. La prophétie s'est donc réalisée: Diane émue par le geste de Fileno, lève la malediction, chasse Melibeo et désormais le peuple de Cumes pourra vivre en paix. Les unions de Celia et Fileno et d'Amaranta et Perruchetto sont célébrées dans la liesse.

La sybille de Cumes, Le Dominiquin (1617)

L'opéra est intitulé Dramma pastorale giocoso et ce titre décrit précisément l'oeuvre, qui comporte plusieurs scènes typiquement bouffes équilibrant harmonieusement de grandes scènes dramatiques. Le livret offre une galerie de personnages intéressants. Tandis que Perruchetto, Lindoro et Nerina sont des personnages d'opéra bouffe, le comportement de Celia et de Fileno ne prête jamais à rire et les airs qu'ils chantent reflètent les passions et les affections de l'âme. Melibeo qui détourne le culte de Diane pour réaliser ses objectifs personnels est le personnage le plus intéressant et le mieux caractérisé. Manipulateur, immoral, il arrive par sa faconde à tromper son monde comme Axur dans Axur re d'Ormus d'Antonio Salieri (1752-1823) ou bien Falstaff dans l'opéra éponyme du même compositeur. La fedelta premiata est aussi une oeuvre de plein air, mettant en scène des bergers, des bergères, des nymphes, des dryades, des satyres dans un cadre naturel, on y voit même un combat de taureaux! La chasse, sous la protection de Diane est omniprésente, on assiste en particulier à une homérique chasse au sanglier. On voit que Haydn, à l'occasion de la restauration du théâtre d'Eszterhàza a voulu frapper fort et offrir un grand spectacle panoramique (5). Dans ce contexte, Haydn écrivit un opéra muni de récitatifs secs courts, d'airs nombreux, concentrés et très variés permettant une caractérisation subtile et nuancée des personnages et surtout de deux finales d'actes étourdissants.

Le principal défaut du livret provient de la durée très inégale de ses trois actes (6), le troisième acte est en effet réduit à la portion congrue puisqu'il ne dure que quinze minutes. Avec deux vastes finales à la fin des deux premiers actes, le ressort dramatique est presque totalement épuisé quand commence le troisième. Après un beau duo d'amour entre Fileno et Celia et un bref choeur de réjouissances générales, la messe est dite! Ce découpage en trois actes va perdurer dans nombre d'opéras seria et bouffes de Cimarosa (Le trame deluse, L'Olimpiade), Giovanni Paisiello (1741-1816) (La Molinara) mais la structure en deux actes finira par s'imposer notamment chez Mozart (Don Giovanni, Cosi fan tutte, La clemenza di Tito) ou Salieri (Falstaff).

Eszterhàza, la palais, photo Civertan Grafikal Studio (8)

Il est courant de rapprocher cette œuvre des opéras de Mozart qui verront le jour à partir de 1786. Il faut dissiper ici un malentendu. Si des analogies formelles et compositionnelles peuvent être trouvées entre La fedelta premiata et les dramme giocosi du salzbourgeois, par contre la musique de Haydn est profondément différente de celle de Mozart. Haydn utilise des tournures mélodiques qui lui sont propres, ses finales de phrase et ses cadences sont différentes de celles du salzbourgeois et un auditeur exercé le sent immédiatement. On pourrait dire la même chose de Salieri et de Paisiello dont la musique est aussi très typée si on voulait les rapprocher de celle de Mozart. A mon humble avis, les seuls compositeurs qui ressemblent à Mozart au point de les confondre parfois sont Johann Christian Bach (1734-1783) et dans une moindre mesure Domenico Cimarosa.

Il est difficile de dégager des sommets dans un opéra qui en comporte tant.
Premier acte:
A la place d'une sinfonia sans grand rapport avec le contenu de l'opéra comme c'était le cas dans l'opéra seria (6), nous avons ici une splendide ouverture qui nous plonge en plein dans l'ambiance cynégétique de l'opéra et dans laquelle retentit une des sonneries de chasse qu'on entendra plus loin. Haydn devait apprécier cette ouverture car il la reprendra quelques mois plus tard avec de menus changements dans le dernier mouvement de sa symphonie n° 73 en ré majeur, La Chasse (1781).
Gia mi sento di sentire. Lindoro exulte car il s'imagine que Celia lui appartiendra bientôt. La musique vive, incisive, sensuelle exprime parfaitement l'excitation du jeune homme.
L'air de Melibeo, Mi dice, il mio signore. Melibeo compare sa rivalité avec Perruchetto à celle de deux taureaux amoureux qui font résonner la forêt de leurs mugissements parfaitement imités par deux cors déchainés. Dans cet air typiquement bouffe, on sent poindre la noirceur du personnage.
Dans la superbe cavatine, Placidi ruscelletti (Paisibles ruisseaux), Celia évoque une nature lumineuse, comparaison négative qui a pour but de faire ressortir les tourments de son âme. Les modulations mineures illustrent comme le ferait une caméra le paysage qui s'obscurcit quand les nuées voilent le soleil.
L'air le plus remarquable de l'acte I, Deh soccorri un' infelice... est chanté aussi par Celia. Cet air possède une beauté mélodique, un caractère bel canto sans pareil. Son orchestration est aussi exceptionnelle avec trois cors dont un concertant. Dans la deuxième partie de l'air débute un fabuleux solo de cor. Enfin lors de la troisième partie, le tempo s'anime et la musique prend une tournure héroïque comme en témoignent les ardentes vocalises qui annoncent celles des grandes héroïnes du futur, Fiordiligi ou Leonore par exemple.

Deuxième acte:
Sappi que la bellezza..., La beauté est éphémère et le charme d'une femme s'évanouit avec l'âge, nous dit Melibeo d'un ton sentencieux et curieusement charmeur compte tenu de la perfidie du personnage. La musique étincelle d'esprit.
L'air Di questo audace ferro... est un morceau de bravoure de l'inénarrable Perruchetto dont les rodomontades n'ont d'égales que la couardise. Devant le sanglier mort étendu à ses pieds, le comte se vante avec les mots "Non v'é animale bestiale piu di me" (il n'y a pas d'animal plus féroce que moi) et la minute suivante est pris de panique lorsque l'animal frémit. L'humour de Haydn est à son zénith.
Le sommet de l'acte et peut-être de l'opéra est le récitatif accompagné, Ah come il core mi palpita nel seno! (adagio en mi majeur), suivi de l'air Ombra del caro bene (adagio en mi bémol majeur). Celia croyant que son amant Fileno est mort par sa faute à elle, accepte d'être sacrifiée par Melibeo sur l'autel de Diane. La virtuosité est absente de cette scène dramatique, la voix est simplement accompagnée par un cor et une flûte et la musique vise à exprimer le plus fidèlement possible le désespoir de l'héroïne. Trois roulements de timbales fortissimo interrompent le chant, allusion possible aux Enfers évoqués lors du récitatif accompagné. Le récitatif et l'air sortis de leur contexte furent représentés sous forme d'une cantate italienne en 1784 avec grand succès.

Troisième acte


Le duo d'amour de Fileno et Celia, Ah se tu vuoi ch'io viva, est un des plus réussis de tous les opéras de Joseph Haydn, il ne sera dépassé que par le duo d'Armida et Rinaldo qui termine le premier acte d'Armida (1784).


Les deux finales des deux premiers actes sont grandioses, le premier dure près de 20 minutes et comporte 800 mesures. H.C. Robbins Landon (5) et Marc Vignal (7) insistent sur le fait que ces finales sont découpés en sections (pas moins de dix dans le cas du premier) et que des changements de tonalité marquent ces sections. La première section du finale du premier acte est en si bémol majeur, la seconde en sol majeur, la troisième en mi bémol majeur, la quatrième en ut majeur, la cinquième en la bémol majeur etc... soit un intervalle de tierce mineure ou de tierce majeure d'une section à l'autre. Mozart procèdera de même en 1790 dans les finales de Cosi fan tutte. Selon Marc Vignal, les procédés mis en oeuvre par Haydn dans ses opéras anticipent ses oeuvres futures. De telles modulations, rares encore en 1780 dans la musique instrumentale du maître, deviennent fréquentes à partir de 1784 dans les symphonies et les quatuors à cordes.

Parmi les six ou sept opéras de Haydn les plus connus,
Armida me semble être le plus homogène, le plus dramatique, le plus équilibré, Orfeo ed Euridice, le plus émouvant, La vera costanza, le plus solidement architecturé dans ses deux premiers actes, Orlando paladino, le plus riche en musique et le plus foisonnant, La fedelta premiata serait peut-être le plus spectaculaire à condition évidemment qu'une mise en scène ambitieuse sût le mettre en valeur. On peut toujours rêver d'une nouvelle production et, qui sait, d'un DVD. En tous cas, cet opéra le mérite cent fois.


Heureux possesseurs de l'enregistrement Philips par Antal Dorati (1976), vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, il sera difficile de le détrôner vu la qualité exceptionnelle des chanteurs. Toutefois l'enregistrement de David Golub datant de 1999 n'est pas mal du tout avec Patricia Ciofi dans le rôle de Nerina, un Perruchetto chanté par Christopher Schaldenbrand, un baryton ce qui est plus conforme à la version originale de l'opéra et surtout la voix très expressive de Monica Groop dans le rôle de Celia (Fillide).


(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1040.
(2) Friedrich Lippmann, Haydns "La fedelta premiata" und Cimarosa "l'infedelta fedele", Haydn-studien, 1982.
(3) https://haydn.aforumfree.com/haydn-directeur-musical-de-l-opera-d-eszterhaza-f12/l-italiana-in-londra-t266.htm
(4) https://haydn.aforumfree.com/haydn-directeur-musical-de-l-opera-d-eszterhaza-f12/la-vera-costanza-l-autre-mariage-secret-t203.htm
(5) Joseph Haydn: La fedelta premiata, Notice de H.C. Robbins Landon, Philips, 1976.
(6) Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.
(7) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1039-1046.
(8) This picture is © copyright Civertan Grafikai Stúdió (Civertan Bt.), 1997-2006.; http://www.civertan.hu/

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