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lundi 30 novembre 2020

Carl Philipp Emmanuel Bach Trois trios pour flûte, alto et pianoforte

Nature morte avec fruits et mandoline, Juan Gris (1919)

Style baroque, sensible ou classique?

Les trois quatuors pour flûte, alto et pianoforte de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) ont été composés en 1788 peu avant son décès qui survint au mois de décembre de la même année. Ils représentent un témoignage exceptionnel de l'art de ce compositeur et théoricien si important dans l'histoire de la musique (1).

Les premières œuvres de Carl Philipp Emmanuel datant des années 1730 à 1740 sont typiquement baroques et ressemblent beaucoup à celles de son père, Jean Sébastien Bach (1685-1750) au point que certaines d'entre elles ont été attribuées longtemps à ce dernier. Le Magnificat (1749) de Carl Philipp Emmanuel est encore très proche de celui de son père, composé près de vingt ans plus tôt même si son tempérament se manifeste déjà indiscutablement. En 1745, CPE Bach avait composé deux sonates pour viole de gambe et continuo en do majeur Wq 136 et en ré majeur Wq 137 qui marquent un tournant historique. Dans ces sonates la viole de gambe chante de généreuses mélodies très ornées tandis que le clavier accompagne discrètement de quelques accords. Le contrepoint est absent de ces sonates qui ont un caractère vocal très marqué et relèvent d'une sensibilité nouvelle (Empfindsamkeit ou style sensible) que nous avons remarquée dans les mélodies contemporaines (1749) de Maria Teresa Agnesi (1720-1789) (2). Pendant que CPE Bach était au service du roi Frédéric II de Prusse, la production du compositeur est marquée par des avancées subites et des retours en arrière comme dans cette sonate pour viole de gambe et clavier en sol mineur Wq 88 (1759) dont l'écriture à trois voix est typique du style baroque allemand.

Avec les concertos pour clavier ou pour violoncelle ainsi que les symphonies, on observe une exacerbation du style sensible qui débouche même sur un style Sturm und Drang aux effusions passionnées, aux grands intervalles et aux amples gestes dramatiques. Désormais Carl Philipp Emanuel est cantor au Johannaeum de Hambourg depuis 1768 et pour près de 20 ans. La sinfonia en si mineur Wq 182, cinquième d'une série de six composées pour Weimar et Hambourg en 1773, est l'expression la plus accomplie de ce style extrêmement novateur et harmoniquement très hardi qui influencera grandement Joseph Haydn (1732-1809). Du finale déchainé de la sinfonia en si mineur du Bach de Hambourg, on passe au début de la symphonie n° 45 en fa# mineur, Les adieux, de Haydn (1772) sans presque s'en apercevoir.

Arlequin assis à la guitare, Juan Gris (1919)

Le manuscrit autographe des œuvres du présent disque est curieusement intitulé: Quartette für Klavier, Flaute und Bratsche bien qu'il s'agisse en fait de trios. Certaines groupes font usage, en plus des instruments précédents, d'un violoncelle doublant la basse du clavier conformément à une pratique baroque. Le résultat est flatteur au plan sonore mais on perd en transparence ce que l'on gagne en volume sonore. Pour ma part je préfère la version en trio plus conforme à l'écriture dépourvue de doublures de ces œuvres où chaque instrument est traité en soliste. C'est le choix fait par l'ensemble Salzburger Hofmusik dans l'enregistrement qui nous intéresse. Cette formation alliant la flûte traversière, l'alto à cordes et le pianoforte est inhabituelle dans la littérature musicale. Il y a dans cette association de timbres une sensualité et des couleurs que l'on ne rencontre pas souvent dans la musique du Bach de Hambourg ni dans la musique tout court. L'oeuvre qui s'en rapprocherait le plus serait le trio pour clarinette, alto et pianoforte de Wolfgang Mozart K 498 (1786) composé deux ans avant les trios de Bach. Dans ce contexte le cas des trios pour pianoforte, violon et violoncelle de Joseph Haydn, composés entre 1760 et 1796 est intéressant car dans ces trios, la partie de violoncelle double presque systématiquement la basse du pianoforte et pourtant il ne viendrait à l'idée de personne d'omettre cette partie de violoncelle et de jouer ces trios comme des sonates pour violon et clavier (3).

Carl Philipp Emanuel Bach est un compositeur imprévisible. Contrairement à nombre de musiciens baroques ou classiques dont le discours musical est bien formaté, on ne sait jamais, à l'écoute d'une note de ses partitions quelle sera la suivante. Les surprises harmoniques qui émaillent les lignes musicales de ses œuvres instrumentales, sont bien présentes dans les trois trios mais de façon moins systématique que dans les sinfonias de 1773 par exemple. Dans les mouvements rapides domine la structure sonate plus ou moins modifiée mais presque toujours basée sur un thème unique. On observe dans ces trois trios une gradation dans la densité musicale. Le trio Wq 93 en la mineur est le plus léger, le trio en ré majeur Wq 94 est déjà plus élaboré et le trio en sol majeur Wq 95 est le plus développé. Ce dernier se termine par un Presto étourdissant qui de façon évidente sert de conclusion au cycle tout entier. Je m'étonnais dès la réception de ce disque que l'ordre de ces œuvres y fût inversé. Il me semble désormais indispensable d'écouter ces trios dans l'ordre où ils se succèdent dans la numérotation d'Alfred Wotquenne (1867-1939) de manière à clore l'écoute avec le fameux presto du trio Wq 95.

Nature morte à la nappe à carreaux, Juan Gris 1915

Plutôt qu'une sèche analyse musicale des trois trios, j'ai préféré en relever les parties les plus significatives. Le premier mouvement du trio en la mineur Wq 83 est gracieux et charmeur. Le mouvement correspondant du trio en ré majeur Wq 84 me paraît très mozartien avec son thème principal qui ressemble à un passage du premier mouvement de la Kleine Nachtmusik K 525 datant aussi de 1788. Le finale allegro di molto de ce même trio aurait pu être attribué à Joseph Haydn sans provoquer le moindre étonnement tant sa ressemblance avec le finale de la sonate en fa HobXVI.23 est frappante. Le vaste presto en mouvement perpétuel terminant le trio en sol majeur Wq 85, est un morceau très original qui ne doit rien à personne. On peut voir dans ce presto au contrepoint serré, une réminiscence des temps baroques à moins qu'on y entende quelque pièce fuguée de Robert Schumann (1810-1856) comme le finale du quatuor avec piano en mi bémol majeur opus 47 par exemple. Toutefois, l'intérêt principal de ces trois trios réside dans ses sublimes mouvements lents dignes du meilleur Mozart ou Joseph Haydn. L'adagio en sol mineur du trio Wq 95 possède une tragique grandeur et consiste en une suite de questions angoissées de la flûte et de l'alto auxquelles répond le pianoforte qui déroule ses thrènes endeuillées dans le style du récitatif. Le plus profond me semble être celui du trio Wq 94, Sehr langsam und ausgehalten. La tristesse voire l'accablement qui règne dans cette pièce bouleversante, sont frappants. Le Bach de Hambourg, au soir de sa vie, au lieu de contempler son glorieux passé, ouvre les portes de l'avenir en émaillant un beau thème romantique de dissonances et de modulations qui vont jusqu'au tréfonds de l'âme.


Pour une bonne exécution de ces oeuvres, une culture musicale approfondie est indispensable. Après avoir écouté plusieurs versions hors sujet, je craignais que les instrumentistes de la Salzburger Hofmusik ne tinssent pas compte de la position absolument unique du Bach de Hambourg dans l'histoire de la musique. Dès les premières mesures, j'étais rassuré. Les tempos sont très satisfaisants bien qu'un peu trop rapides dans les mouvements lents. Le pianoforte de Wolfgang Brunner a une sonorité pleine et raffinée. C'est un authentique Johann Schantz de 1790 et Wolfgang Brunner le touche avec délicatesse, sentiment et le sens des nuances. Dans l'adagio du trio Wq 95, on ne peut qu'admirer la sensibilité avec laquelle le pianiste conclut en murmurant le thème initial. La flûte traversière à une clé de Linde Brunnmayr-Tutz (Rudolf Tutz 2013) est un instrument moderne mais sa sonorité est très séduisante. La flutiste a l'intuition du style sensible et fait preuve d'une grande musicalité; elle ajuste la dynamique de son instrument au son plus délicat des deux autres de manière à obtenir un équilibre parfait. L'alto baroque est aussi de facture moderne (Karl von Stietenkron, 2006) et Illia Korol en joue merveilleusement. Ses graves sont tranchants, le médium chaleureux et ses aigus possèdent la nervosité indispensable. Ces instrumentistes nous offrent un feu d'artifice dans le scintillant presto final. L'enregistrement par le label Hänssler Classic-2016 est d'excellente qualité. Cette version est à ce jour et à mon goût la meilleure que j'ai entendue avec celle du groupe Les Adieux d'Andreas Staier éditée par Harmonia Mundi.

Carl Philipp Emanuel Bach est un génie, on le savait depuis longtemps mais on ne le disait pas assez. Il est le seul de son époque à exceller dans trois styles différents: baroque, sensible et classique. Ces trios sont des représentants très originaux de ce dernier style sans jamais renier les deux autres. Ils restent des OVNIs dans l'histoire de la musique et n'ont pas à ma connaissance de postérité marquante, mis à part peut-être un certain trio pour flûte, alto et harpe de Claude Debussy.

Un très beau disque que je recommande chaleureusement.

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Philipp_Emanuel_Bach

(2) http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/arie-agnesi-de-simone-tactus

(3) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.

(4) Les illustrations, libres de droits, proviennent de Wikipedia (article consacré à Juan Gris) que nous remercions.

(5) Cet article est une extension d'une chronique publiée dans BaroquiadeS: http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/quatuors-pour-flute-alto-clavecin-cpe-bach-salzburger-hofmusik-hanssler-



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