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jeudi 16 novembre 2023

Lakmé à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck.  Lakmé et Mallika, duo des fleurs


La magie de l’opéra.

La musique de Lakmé, opéra en trois actes de Léo Delibes (1836-1891) sur un livret d'Edmond Gondinet et Philippe Gille est d’un agrément mélodique exceptionnel (1). Bien écrite mais souvent lisse, elle est parfois pourvue de tournures mélodiques prévisibles et faciles. Les transports amoureux de Gérald et de Lakmé pourraient presque laisser indifférent si la conjugaison d’un livret bien ficelé, d’un exotisme de bon aloi, d’un ballet harmonieusement inséré dans la trame dramatique, d’une orchestration habile et de tubes universels placés aux endroits stratégiques ne venaient rehausser deux premiers actes découpés en numéros à l’ancienne et parsemés de coups de cymbales indiscrets. Le troisième acte, de loin le plus intéressant, relevait nettement le niveau d’ensemble,  les airs très intenses y étaient souvent intégrés dans un flot musical continu. Une conclusion vigoureuse et lapidaire termine l’oeuvre en beauté. Ces atouts et une certaine facilité expliquent sans doute le succès prodigieux de cet opéra qui atteignait déjà 500 représentations vingt cinq ans après sa création. Le succès ne se dément pas de nos jours avec nombre de productions récentes comme celle donnée à l’Opéra Royal de Wallonie avec Jodie Devos dans le rôle titre, à l’Opéra Comique en 2022 avec Sabine Devieilhe (2) et à l’Opéra de Nice avec Kathryn Lewek.


© Photo Klara Beck.   Lakmé et Gérald


Le livret conte les amours impossibles de Lakmé, une jeune fille vouée par son père Nilakantha au culte de Dourga, une divinité majeure du panthéon hindou, avec Gérald, un officier britannique sur le point de rejoindre sa garnison pour combattre une révolte dans quelque contrée de l’Inde. Ce scénario donnait l’occasion à Leo Delibes de traiter un sujet d’actualité et de représenter une Inde fantasmée à une époque où l’Orientalisme était furieusement à la mode suite au succès éclatant en 1863 des Pêcheurs de perles de Georges Bizet (1838-1875) et du Roi de Lahore de Jules Massenet (1842-1912). C’est la production créée à l’Opéra Comique en 2022 qui était représentée à l’ONR sous la direction musicale de Guillaume Tourniaire avec la même mise en scène et une distribution renouvelée.


© Photo Klara Beck.   Mistress Benson, Ellen, Gerald, Rose et Frédéric


De la mise en scène de Laurent Pelly, beaucoup de commentaires ont été publiés auxquels on peut se référer (2). Cette mise en scène prend l’exact contre-pied de mises en scènes plus anciennes comme celle de l’Opéra Royal de Wallonie hypercolorée, folkorisante et aux frontières du kitsch. Ici deux couleurs dominent: le blanc symbolise la pureté jalousement préservée de la fille des dieux et le noir qui est la couleur du costume des anglais. Le blanc recouvre aussi les visages des indiens à la manière du théâtre traditionnel japonais Nô. Diverses nuances d’ocre colorent des panonceaux sur lesquels on peut imaginer des maximes  ou des préceptes moraux. La cage dans laquelle Gérald découvre Lakmé est une manifestation de l’inflexibilité voire du fanatisme de Nilakantha. Le  minimalisme du décor (Camille Dugas) en opposition avec l’exubérance baroque de l’art indien, peut surprendre mais il présente l’avantage de focaliser l’attention du spectateur sur la relation qui se noue entre Gérald et Lakmé et sur tout ce qui se passe dans le coeur des principaux protagonistes. Tout sépare Gerald et Lakmé (la langue, la culture, la religion) mais ce qui les unit c’est  le langage universel des sentiments comme le disent si bien les autrices de l’article: Modernité de Lakmé (3). Les anglais s’expriment à l’aide de dialogues parlés à la place de récitatifs chantés, soulignant certes l’incommunicabilité entre les deux peuples et le choc des cultures (4) mais aussi diminuant notablement l’impact et  l’humour de la scène 6 de l’acte I et son brillant quintette. C’est un moment fort de cet acte, une sorte d’intermède bouffe proche d’Offenbach mais aussi proche  de l’Arlequinade de l’Ariane à Naxos de Richard Strauss (1865-1948) qui m’a laissé sur ma faim. La direction d’acteurs, médiocre dans cette dernière scène, était par contre superlative là où évoluaient Lakmé, Gerald et Nilakantha. La scène et légende de la fille du paria était une merveille de beauté visuelle et sonore, chacun était à sa place et l’ensemble formait un tableau vivant d’une sublime beauté.

© Photo Klara Beck.   Où va la jeune hindoue?


 Sabine Devieilhe était au coeur du dispositif scénique; son incarnation était d’une justesse sidérante. Elle se donnait totalement à celui qu’elle aime jusqu’à en mourir. Sa voix au timbre d’une élégance superlative, avait la pureté du cristal et résonnait harmonieusement et sans maigreur; elle possédait en outre l’assise et la largeur appropriée pour émouvoir jusqu’à la moelle. Tous les suraigus étaient impeccables d’intonation et notamment un si bémol 4 tenu un temps incroyable dans l’air avec choeur, Blanche Dourga ainsi qu’un contre-mi solaire dans l’air des clochettes (la partition indique un mi 4). Cela change des contre-mi ou fa lancés à la va-vite par certaines comme pour s’en débarrasser.

Julien Behr qui lui donnait la réplique dans le rôle de Gerald, avait la prestance de rigueur. La voix possède du brillant et de l’éclat mais parfois manquait un peu d’épaisseur dans l’aigu. Sa prestation dans le grand duo qui termine l’acte I, Oublier que je t’ai vue, était vraiment splendide et à la hauteur de celle de sa partenaire. Bien que Gérald fût puissamment envoûté par Lakmé, on sentait dès le début que son engagement n’était pas total et on ne s’étonnait pas qu’il cédât aussi rapidement quand Frédéric appuya sur les points sensibles: sa vocation, son honneur de soldat, son bataillon, son drapeau, sa patrie etc…Bravo à Julien Behr d’avoir bien rendu la complexité du personnage. On touchait aussi du doigt ce qui différencie l’amour d’un homme et celui d’une femme.

Un Nilakantha effrayant de fanatisme était servi par la voix à la projection puissante de Nicolas Courjal. Ce dernier avait fait sensation dans le rôle du Grand Pontife dans La Vestale de Spontini. La noirceur du personnage était souligné par un timbre sombre et rocailleux parfaitement adapté à la situation notamment à la fin de l’acte I avec les imprécations: Vengeance, vengeance!. Il adoucissait quand même sa voix dans le grand air de l’acte II:  Lakmé, ton doux regard se voile…qui laissait entrevoir une âme sensible corsetée cependant par un tempérament tyrannique.

Ce fut une remarquable Mallika qu’il nous fût donné d’admirer avec Ambroisie Bré dont la voix un peu plus charnue que celle de Lakmé s’accordait à merveille avec celle de sa consoeur. Les deux artistes nous ont offert un Sous les dômes épais, de haute volée. Frédéric est un personnage attachant qui doit concilier ses devoirs de soldat dans un pays occupé avec son respect de la civilisation indienne. Guillaume Andrieux l’incarna d’une belle voix de baryton bien timbrée. Lauranne Oliva jouait et chantait le rôle de Miss Ellen, promise à Gerald. Cette dernière n’était pas l’écervelée dont on se moque souvent, elle s’inquiétait à juste titre du comportement de son fiancé. Lauranne Oliva qui avait montré son remarquable potentiel dans le rôle de Drusilla dans L’incoronazione di Poppea donné à l’ONR en 2022, impressionnait pas sa présence sur scène et sa voix d’une belle agilité. Dans les rôles de Mistress Bentson et de Miss Rose,  Ingrid Perruche et Elsa Roux Chamoux donnaient la pleine mesure de leur grand talent en dépit de dialogues parlés très inférieurs en potentiel comique aux récitatifs chantés attendus.  Hadji (Raphaël Brémard) a un rôle important, il est le premier à découvrir la transformation qui s’est opérée en Lakmé et les énergies nouvelles qui l’animent. Secrètement amoureux d’elle, il est prêt au sacrifice ultime dans son air magnifique in modo recitativo, Le maître ne pense qu’à se venger. Jean Noël Teyssier (ténor), Namdeuk Lee (ténor), Daniel Dropulja (basse) animaient les marchés et les ensembles avec vigueur et engagement.


Guillaume Tourniaire imprimait à l’Orchestre Symphonique de Mulhouse de la densité, du dynamisme et du mouvement de sa battue calme et large. La formation était au mieux de sa forme avec un très beau pupitre de cordes (beau solo de violon à l’acte I), de bois (flutes militaires des anglais, clarinette en si bémol très orientale dans l’air de Hadji, fantastique hautbois solo dans le prélude de l’acte II) et la très belle harpe qui accompagne Blanche Dourga, premier air de Lakmé. Le choeur de l’ONR, ovni-présent dans cette oeuvre était dans une forme éblouissante et nous régala de contrastes étonnants avec tantôt des pianissimos murmurés (Ô Dourga, blanche Dourga), tantôt des fortissimos à faire trembler les murs comme au début de l’acte II (Dansez encore, charmez nos yeux, Filles des cieux).  


Un spectacle total d’une haute tenue artistique. Le public fit une ovation aux acteurs-chanteurs, au choeur et à l’orchestre .


© Photo Klara Beck.  Nilakantha et Lakmé


(1) Emile Vuillermoz, Histoire de la Musique, Léo Delibes, Fayard 1973, pp 314-6.

(2) Jérôme Pesqué, https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=24561&hilit=Lakmé

(3) Bérangère de l’Epine, Pauline Girard, Marie-Laure Ragot, Modernité de Lakmé, Programme de salle, pp 60-66, 2023

(4) Théodore Pavie, La vengeance de Nilakantha, dans Les babouches du Brahmane,  CreateSpace Independent Publishing Platform (April 1, 2017), Amazon. 









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