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jeudi 4 juillet 2024

L'allegro, il pensieroso ed il moderato de Haendel - Martin Gester - Stéphanie Pfister

Vers 1740 Georg Friedrich Haendel (1685-1759) arrive à un tournant dans sa vie artistique. Ses opéras qui jusque là constituaient la plus grande partie de sa production, cessent de plaire. Serse (1738) considéré aujourd’hui comme un chef-d’oeuvre, chuta après cinq représentations ; en mélangeant allègrement épisodes comiques et scènes dramatiques à la manière des dramme per musica du 17 ème siècle, cet opéra dérouta le public anglais.  Deidamia (1740), dernier opéra italien, dont l’anti-héros, Achille, est déguisé en femme et confiné au gynécée afin de ne pas combattre devant Troie, n’eut guère plus de succès que Serse malgré son sujet original et ses qualités musicales. Haendel abandonne donc l’opéra pour se consacrer à d’autres formes d’expression musicale. Semele (1743), Hercules (1744) et Belshazzar (1744), censés renouveler le genre, n’arrivèrent point à convaincre le public londonien peut-être par ce que ce dernier sentit bien qu’il s’agissait d’opéras déguisés en oratorios par l’adjonction de quelques choeurs. Par contre L’Allegro, il Pensieroso ed il Moderato, HWV 55 (1740), une ode pastorale en musique, triompha à Londres et dans tout le royaume. Haendel y utilisa un poème de Charles Jennens (1700-1773) et s’en appropria  la belle langue poétique pour composer, pour la première fois peut-être, une oeuvre musicale pensée par lui en anglais (1,2). 

Dans cette oeuvre très originale, le poète et le musicien abandonnent la bergerie chère aux artistes du 18ème siècle pour des caractères allégoriques. Ces derniers n’ont pas un interprète attitré mais peuvent s’exprimer avec des voix différentes suivant les sentiments ou affects qu’ils véhiculent. Ainsi l’Allegro apparaît successivement avec la voix d’une soprano (Come, thou goddess fair and free), d’un ténor (Haste thee, nymph and bring with thee) et d’un baryton (Populous cities please me)! Ces voix diverses pouvaient chanter aussi bien la beauté de la nature que les tourments de l’âme.


© Pierre Benveniste.  Les chanteurs solistes, le choeur et Martin Gester.


L'ode, L'allegro, il pensieroso ed il moderato, a été exécutée à l'église Saint-Maurice d'Ebermunster par l’orchestre baroque et les chanteurs de la Haute Ecole des Arts du Rhin et du Conservatoire de Strasbourg, placés sous la direction de Stéphanie Pfister et de Martin Gester. Les nombreux intervenants qui chantent tout au long de l’oeuvre dans le choeur ou en tant que solistes sont de jeunes étudiants talentueux. Certains d’entre eux sont déjà des artistes confirmés. Vu les dimensions imposantes de l’ouvrage et compte tenu de contraintes horaires, les directeurs musicaux ont voulu avant tout exprimer l’esprit de l’oeuvre tout en respectant le mieux possible la lettre nonobstant quelques changements dans l’ordre des morceaux et quelques coupures.


Il n’est pas question de décrire de façon exhaustive une oeuvre aussi dense et touffue. Nous n’en retiendrons ici que les passages les plus remarquables. C’est la campagne anglaise que Haendel et Jennens décrivent. L’alouette qui plane sur les champs de blé, le chant du tendre rossignol, le bruit de la faux aiguisée par le paysan sont des images et des sons dont Joseph Haydn (1732-1809) se souviendra dans son quatuor à cordes Hob III.67 dit l’Alouette ou sa symphonie La Chasse Hob I.73 (3). Pour de plus amples informations, on peut consulter dans ces colonnes un article plus ancien sur cette ode pastorale (4). 


Corniste, traversiste, hautboïstes...


L’Allegro s’exprime d’abord par la voix de ténor joliment timbrée de Antoine Hummel dans Haste thee, Nymph and Bring with thee, repris par le choeur dans la joie la plus pure et la plus débridée. Il Pensieroso entre en scène avec un air superbe, Come, pensive nun, devout and pure, précédé par un récitatif comportant un arpège dissonant de septième majeure avec une tierce mineure. Il était chanté par la soprano Varduhi Toroyan avec une belle ligne de chant et un legato harmonieux. L’allegro revient au devant de la scène avec un air très brillant, Mirth, admit me of thy crew, accompagné par le magnifique cor naturel de Winder Arteaga. Cet air cynégétique était chanté avec beaucoup de brio et une belle voix bien timbrée par le baryton Shunsuke Suzuki


Haendel aima beaucoup les siciliennes. Presque toutes ses oeuvres en contiennent au moins une.  L’allegro (Antoine Hummel) reste dans cette ambiance bucolique et poétique avec l’air magnifique au rythme chaloupé, Let me wander, not unseen, que le ténor chante avec beaucoup de sensibilité et une voix de velours. L’instant est fugitif car cet air est malheureusement très court! La première partie s’achevait avec le célèbre Or let the merry bells ring round, chanté par la voix pure et céleste de Varduhi Toroyan accompagnée par le carillon et l’orgue. Quand le choeur reprend le chant et que la musique emplit toute la nef, l’instant est magique et on en a la chair de poule. La fin de l'épisode inspire à Haendel une musique recueillie et presque religieuse dans la tonalité « grave et dévote » de ré mineur (5).


La deuxième partie s’ouvre avec Il Pensieroso et un très bel air, Hence, vain deluding joys, chanté par l’excellent contre-ténor, Stéphane Wolf d’une voix bien assurée. On arrive alors au sommet de l’oeuvre, avec l’air du rossignol, Sweet Bird, that shun’st the noise of folly, chef-d’oeuvre vocal et instrumental où la voix (Sara Taboada) et un traverso (Clémence Toillon), accompagnés par un bel orchestre, se livrent à une céleste joute musicale. Sara Taboada, en musicienne exceptionnelle qu’elle est, nous gratifie d’une merveilleuse version toute en nuances et en délicatesse de ce morceau enchanteur. Le superbe duetto pour soprano (Varduhi Toroyan) et ténor (Antoine Hummel), As steals the morn upon the night, fait écho à un duo entre le hautbois (Irénée Groz, Quetoura Brinkert) et le basson (Diedelinde Linskens). Le thème un peu doucereux se grave instantanément dans la mémoire à la manière d’une rengaine. 


Les chanteurs et les instrumentistes ont offert une prestation de très haut niveau dans laquelle les voix étaient parfaitement dosées et équilibrées. Merci également aux prometteuses solistes Marie-Andrée Cinquin, Enora Mohsen, Gvantza Gagnidze et aux membres du choeur. Ce dernier sonnait avec éclat dans les nombreux passages choraux. Bravo aux cordes de l’orchestre, aux bois, au continuo : Corentin Caussin (Théorbe), Yu Nakamura (clavecin et orgue) et la basse d’archet, aux vaillantes trompettes naturelles (Louis Bussière, Alice Joguet) et à la percussion (Arthur Leplat).


Les violonistes et le théorbiste


Dans le cadre admirable de l’abbatiale d’Ebersmünster, le public conquis par les aspects terrestres et spirituels de l’ode, applaudit chaleureusement les artistes. L'air avec choeurs Or let the merry bells, fut bissé.



  1. Piotr Kaminski, Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Fayard, 2010.
  2. Olivier Rouvière, Les Opéras de Haendel, Un vade mecum, Van Dieren, éditeut, 2021.
  3. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, Paris, 1988.
  4. https://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/allegro-penseroso-moderato-haendel-christie-beaune-2021
  5. Marc-Antoine Charpentier https://francisjacoblesite.wordpress.com/wp-content/uploads/2014/10/cc-tons-affect-des-tonalitecc81s1.pdf
  6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye_d%27Ebersmunster


Peter Thumb (1681-1766), architecte, acheva l'abbaye d'Ebermunster en 1726.










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