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Photo © Klara Beck Sweeney Todd et Mrs Lovett |
Les lectrices ou lecteurs de cette chronique souhaitant en savoir plus sur la genèse de Sweeney Todd peuvent consulter l’article de Wikipedia (1). Voici un résumé succinct de cette comédie musicale.
Acte I
Benjamin Barker a été injustement envoyé au bagne par le juge Turpin qui convoite Lucy, son épouse. Violée par Turpin, Lucy avale un poison. Johanna, la fille de Benjamin grandit sous la coupe de Turpin, qui a des vues sur elle. Quinze ans après, Benjamin revient à Londres sous le nom de Sweeney Todd en compagnie du jeune marin Anthony Hope. Tenaillé par une dévorante soif de vengeance, Sweeney Todd revient dans son échoppe de barbier et reprend son activité. Il y retrouve sa voisine d’antan, Mrs Lovett dont le commerce, la vente de pâtés à la viande, périclite. Mrs Lovett, qui a reconnu Sweeney Todd, ne le trahit pas car elle a de l’affection pour lui. Entre temps Anthony Hope tombe amoureux de Johanna et cherche à l’arracher des griffes de Turpin. Sweeney Todd, suite à un différend avec un autre barbier, Adolfo Pirelli, est victime d’une tentative de chantage de la part de ce dernier ; dans un accès de colère, Sweeney Todd tue Pirelli. Dégoûté de la vie et des hommes, Sweeney Todd s’en prend à la terre entière et jure de trancher la gorge de tous ses clients. D’abord effrayée par le projet de Sweeney, Mrs Lovett réalise le parti qu’elle pourrait tirer en utilisant la chair des suppliciés pour faire de bonnes tourtes à la viande.
Acte II
Le projet diabolique des deux associés est une réussite commerciale totale et Mrs Lovett rêve de mener une vie bourgeoise. Face au refus de Johanna d’épousr le juge Turpin, ce dernier la fait enfermer dans un asile. Utilisant Johanna comme appât, le couple infernal attire Turpin dans leur repaire. Turpin accepte de se faire raser et Sweeney lui tranche la gorge. Une mendiante qui rodait aux alentours des boutiques, menace aussi de dévoiler la vérité sur Sweeney ; elle est supprimée à son tour. Les cadavres s’accumulent dans une réserve ; en les inspectant, Sweeney fait une découverte bouleversante…
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Photo © Klara Beck. Mrs Lovett et Tobias Ragg |
Les exploits sinistres réels ou légendaires de Barbe-bleue, de Landru ou de Jack l’Eventreur ont vivement fasciné les esprits et les imaginations. Le tueur en série ou serial killer est un personnage effrayant qui parcourt la littérature du 19 ème siècle et plus particulièrement la littérature anglaise victorienne. En choisissant de traiter l’histoire de Sweeney Todd, Stephen Sondheim se heurtait à une difficulté majeure. Comment captiver l’attention du public sur un personnage entièrement mauvais. Pour cette raison, la genèse de ce thriller musical fut longue, plus de six ans. Il fallait modifier ce personnage et lui insuffler une dose d’humanité. Sondheim utilisa deux ressorts. — D’abord Sweeney Todd est victime d’une cruelle injustice et le spectateur en arrive à détester le juge Turpin et souhaiter sa disparition. — La société industrielle du 19 ème siècle a bâti sa prospérité sur l’exploitation éhontée de la majorité de la population : hommes, femmes et surtout enfants, les plus rentables. Le projet de vengeance du héros peut être interprêté légitimement comme la vengeance du peuple. L’oeuvre fut créée à Broadway le 1er mars 1979. De façon surprenante le public américain, d’ordinaire conservateur, accueillit avec enthousisme cette comédie musicale scabreuse, déjantée et contestataire.
L’oeuvre fourmille de traits de génie. Outre le presonnage de Sweeney Todd, celui de Mrs Lovett est tout autant intéressant. Jusqu’à sa rencontre avec Sweeney, Mrs Lovett n’a sans doute pas fait de mal à une mouche mais une fois associée à Sweeney, elle n’a plus qu’un objectif, remettre son entreprise à flot. Cela devient possible puisque, grâce à une idée géniale, elle va disposer d’une matière première gratuite, source de profits infinis dans la logique capitaliste de l’époque. La figure de la mendiante a beaucoup de force, elle rode tout le temps et sa présence dans les lieux où on se divertit, rappelle à tout un chacun le destin qui l’attend si les choses tournaient mal. La musique règne dans 80 % du spectacle. Les passages les plus connus sont évidemment la célèbre ballade de Sweeney Todd, véritable Leitmotiv qui revient en permanence, telle une rengaine, la romance Johanna chantée par Anthony Hope, le quatuor Kiss me où on entend un duo d’amour d’Anthony et Johanna et en même temps un dialogue entre le juge Turpin et le bedeau Bamford qui échafaudent de sombres projets. Autre Leitmotiv : un Dies irae (jour de colère dans la liturgie de la messe de Requiem) grimaçant, sinistrement orchestré.
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Photo © Klara Beck. Sweeney Todd, La Mendiante et Mrs Lovett |
La mise en scène de Barrie Koski emporte une adhésion totale. Elle frappe par sa sobriété. La scénariste (Kathrin Lea Tag) convoque un paysage urbain, toile de fond cauchemardesque, qui avec des moyens très simples apparaît sinistre et désespérant au spectateur. L’attention de ce dernier est constamment focalisée sur le complexe industriel forgé par les deux acolytes : deux échoppes l’une au dessus de l’autre, en haut, le barbier rase gratis, égorge son client et le précipite dans une trappe, la viande est hachée par Thomas Ragg qui assiste la cuisinière Mrs Lovett dans la confection de savoureuses tourtes.. Les éclairages très élaborés d’Olaf Freese permettent de guider le spectateur sur ce qui compte dans une scène parfois très chargée. Mise en scène et scénographie entrent en parfaite résonance dans la formidable scène du concours de rasage, climax à mon sens du premier acte car c’est là que se joue le destin criminel du héros.
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Photo © Klara Beck. le Bedeau Bamford, Adolfo Pirelli, Tobias Ragg |
Scott Hendriks réussit une formidable incarnation de Sweeney Todd, le diabolique barbier. La voix est souveraine de puissance et le jeu scénique rend pleinement compte des tourments qui obsèdent ce personnage torturé. Contraste total avec Mrs Lovett, magnifiquement rendu par une surprenante Nathalie Dessay. Où est-elle allé chercher cet accent cockney et ce fantastique débit de parole ! Le rôle est terriblement difficile mais l’actrice née qu’est Nathalie Dessay arrive à rendre crédible un personnage aussi improbable. Les autres rôles sont loins d’être secondaires. Cormack Diamond, ténor, donne un très belle interprétation du rôle du jeune Tobias Ragg et se dépense sans compter dans ce rôle de garçon naïf maltraité par son patron Pirelli puis embarqué dans un projet qui le dépasse. Noah Harrison (Anthony Hope, ténor, chante avec une voix très douce les plus belles mélodies de l’opéra devant le balcon de Johanna (Marie Oppert) et cette dernière lui donne la réplique dans le même esprit, un couple qui n’est pas sans rappeler celui formé par Maria et Tony dans West Side Story. Jasmine Roy brosse un portrait saisissant de La Mendiante, celle dont la déchéance fait peur à tout le monde. Le détestable juge Turpin est idéalement incarné par la basse Zachary Altman dont la voix profonde en impose. Paul Curievici est un Adolfo Pirelli hystérique à souhait, qui donne un terrible punch à la scène du concours de rasage et dont les suraigus, très bel canto, sont impressionnants. Avec deux numéros, le ténor écossais Glen Cunningham, s’clate et livre une prestation très convaincante du bedeau Bamford. Il en est de même pour Dominique Burns pour Mr Fogg. Camille Bauer, Dominique Burne, Sangbae Choi, Alysia Hanshaw, Bernadette Johns, Michal Karski, Pierre Romainville interviennent en tant que solistes dans les ensembles et notamment dans la ballade de Sweeney Todd..
L’orchestre Philharmonique et le choeur de l’ONR sont à la hauteur de l’évènement et plus encore. Quand le choeur donne de la voix, on en a la chair de poule ! C’est un orchestre symphonique classique qu’on entendait principalement bien que souvent on eût la sensation d’écouter un Jazz Band. Belles percussions avec xylophone et un tam-tam pénétrant. Un orgue digne d’accompagner des messes noires ouvrait la danse macabre. Parmi la petite harmonie, j’ai entendu un magnifique cor anglais. Direction remarquable, sobre et efficace de Bassem Akiki.
Un thriller musical délicieusement dérangeant, un parfum de scandale et une musique qui se grave instantanément dans la tête et qui ne lâche plus sa victime, sont les ingrédients principaux d’un spectacle totalement réussi.
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Photo © Klara Beck. Mrs Lovett et Sweeney Todd |
1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sweeney_Todd
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