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vendredi 25 mars 2022

Hercules de Haendel au Staattheater de Karlsruhe

© Photo Falk von Traubenberg, Hercules, Amme, Hyllus, Iole, Lichas, Dejanire

 La plus grande œuvre de Haendel ?

Hercules, drame musical (oratorio) en trois actes de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), HWV 60, sur un livret de Thomas Broughton (1704-1774) d'après Sophocle et Ovide, a été créé au King's Theater de Londres, Haymarket, le 5 janvier 1745.

Au palais royal de Trachis, en Thessalie, Dejanire, en proie à de sombres pressentiments, attend impatiemment le retour de son époux Hercule. Pour la rassurer, son fils Hyllus décide de partir à sa recherche. Soudain, on apprend que Hercule revient après avoir triomphé du roi d'Oechalie. Dans ses bagages, le héros ramène un riche butin et quelques captives dont Iole, fille du roi d'Oechalie, une beauté qui charme Hyllus. Iole est inconsolable car elle a assisté au supplice et à la mort de son père. La jeune fille suscite une folle jalousie dans le cœur de Déjanire, jalousie infondée car en réalité c'est Hyllus qui est épris de la jeune princesse. Pour regagner le cœur d'Hercule, Déjanire projette de faire endosser à ce dernier la tunique du centaure Nessus qui aurait le pouvoir de ranimer un amour éteint mais la tunique de Nessus brûle le héros jusqu'à la moelle de ses os. Hercule, agonisant, demande à son fils de dresser un bûcher funéraire. Le prêtre de Jupiter annonce à Déjanire et à Hyllus que Hercule a rejoint la demeure des dieux. Sur ordre de Jupiter, Hyllus prendra Iole comme épouse et tous deux règneront sur Trachis.

Hercules est généralement catalogué parmi les oratorios profanes de Haendel. Comme on peut le voir dans le résumé du livret, il y a beaucoup d'action et rien ne distingue finalement Hercules de la cinquantaine d'opéras serias composés précédemment par le Saxon si ce n'est l'usage de la langue anglaise et l'existence de choeurs très élaborés. Malheureusement cette formule très séduisante sera reçue froidement par les londoniens. Déjà Sémélé, jugée immorale, avait connu une chute retentissante; Hercules sera à peine mieux accueilli avec seulement deux concerts dont le premier sera un four. Découragé, Haendel abandonnera ce style opératique pour se consacrer uniquement à l'oratorio biblique. Au soir de sa vie, il renouera avec le drame musical une seule fois avec Teodora (1750).


© Photo Falk von Traubenberg,  Hercules

Le rôle titre n'est pas ici le plus important, Hercule apparaît comme un héros un peu fruste et naïf. Jamais à son avantage, il est visiblement dépassé par les évènements. En fait c'est Déjanire qui monopolise la scène; ce personnage est une création géniale de Haendel, prétexte à une extraordinaire étude de l'impact destructeur de la jalousie sur une nature au départ volcanique. Ce n'est pas un hasard si Dejanire chante les airs les plus variés, les plus intenses et les récitatifs accompagnés les plus bouleversants. Iole est un personnage plus complexe qu'il n'y paraît. Bien que le livret la dépeigne comme une princesse vertueuse, sans calcul, animée des intentions les plus pures, on ne peut s'empêcher de la voir, auréolée de sa beauté et de ses vingt ans, comme une sainte nitouche. La musique est belle de bout en bout et d'une remarquable variété. A côté de scènes dignes de Christoph Willibald Gluck, on y rencontre par deux fois, des chansons populaires anglaises. Du fait de l'importance et de l'intensité des récitatifs accompagnés, Hercules possède une continuité qui parfois fait défaut aux opéras italiens. Il est difficile de sélectionner les morceaux les plus remarquables tant ils sont nombreux. A l'acte I, le passage le plus impressionnant est l'arioso de Iole qui décrit avec un réalisme bouleversant la souffrance atroce et la mort de son père. A l'acte II, le choeur, Jealousy, infernal pest, est un sommet de toute l'oeuvre de Haendel avec ses cruelles dissonances et ses chromatismes. L'arioso de Déjanire, rongée de l'intérieur par un feu dévorant, Cease, ruler of the day, est un lamento bouleversant. Tout serait à citer dans le sublime acte III qui culmine avec l'extraordinaire scène de la folie de Déjanire, assaillie par les Furies, Where shall I fly, un des passages les plus violents de toute l'oeuvre de Haendel.


© Photo Falk von Traubenberg,  Hyllus, Déjanire

Le metteur en scène Floris Visser a transposé l'action dans l'entre deux guerres. La Thessalie est devenue une dictature militaire, situation politique peut-être inspirée par le régime autoritaire du général Ioannis Metaxas dans la Grèce des années 1935 à 1941. Au pouvoir militaire s'adjoint le pouvoir religieux car le pays est aussi une théocratie dans laquelle la religion orthodoxe est omniprésente et exerce une très forte pression sur les populations. Dans le palais royal de Trachis sont concentrés tous les pouvoirs. Le scénographe Gidéon Davey a imaginé un bel édifice de style Le Corbusier dont toutes les faces sont visibles grâce à un plateau tournant. Les appartements d'Hercule forment un élégant duplex aux formes harmonieuses comprenant un salon assez sobre, meublé avec goût. Du salon, on peut emprunter un escalier menant à la chambre à coucher du héros. De l'autre côté du bâtiment se trouve une vaste salle dans laquelle sont actionnées les trois leviers du pouvoir absolu: militaire, religieux et juridique. Sur un mur court une fresque célébrant les travaux légendaires du héros (beaux éclairages de Malcolm Rippeth). Tantôt cette pièce est le QG de l'armée, tantôt elle devient une chapelle où sont célébrés les grandes cérémonies, couronnement, mariages. Enfin c'est le lieu où se rend la justice. Dommage qu'en forçant le trait, on perde en potentiel dramatique, pourquoi avoir fait de Déjanire une malade mentale, se déplaçant en chaise roulante et constamment surveillée par une nurse. Le rôle déjà tellement riche n'avait pas besoin de ça! Les beaux costumes 1930 sobres et signifiants ont été créés par Gideon Davey. Malgré quelques excès ou obscurités, cette mise en scène m'a paru pertinente et spectaculaire.


© Photo Falk von Traubenberg 

Ann Hallenberg était la triomphatrice de la soirée grâce à une incarnation retentissante du personnage de Déjanire. Les moyens vocaux sont au diapason de la violence du personnage. La voix est puissante dans tous les registres de sa tessiture, la projection est magnifique, le timbre somptueux, la technique vocale, impeccable. S'il ne fallait citer qu'un seul air, je choisirais sans hésiter, Cease, ruler of the day où la cantatrice, écorchée vive, rend palpable le feu qui la dévore. Mais le climax de sa prestation était évidemment la scène de la folie de l'acte III, digne pendant de celle qui frappe Orlando dans l'opéra homonyme du Saxon.

Lauren Lodge-Campbell était une Iole de rêve. En plus d'incarner une jolie princesse modeste, généreuse et quelque peu séductrice, elle était bouleversante dans son récit, My father, décrivant le supplice de son père et pleine de compassion dans son air de l'acte III, My breast with tender pity, accompagné d'un très beau violon solo. Elle a déployé aussi une superbe voix de colorature, une merveilleuse agilité vocale et la capacité de varier les reprises da capo avec de beaux ornements. Moritz Kallenberg, ténor, était l'interprète du rôle d'Hyllus, personnage complexe qui a su afficher l'héroïsme que l'on attend du fils d'Hercule mais aussi manifester beaucoup de compassion vis à vis des prisonniers de guerre. Il a fait preuve de beaucoup de sensibilité et de noblesse dans l'expression des sentiments et un sens aigu des nuances, notamment dans sa fameuse sicilienne de l'acte II, From celestial seats ainsi que dans sa bouleversante oraison funèbre en hommage à son père Hercule à l'acte III..

Brandon Cedel, baryton-basse, impressionnait dans le rôle d'Hercule par sa voix puissante à la projection insolente. Son grand air en do majeur se voulait conquérant et martial, mais les deux hautbois moqueurs et un basson goguenard contredisaient ses vantardises. La scène de son agonie, O Jove!What land is this, lui donnait l'occasion d'exprimer la quintessence de son talent. J'ai été séduit par James Hall que je ne connaissais pas auparavant. Ce contre-ténor très prometteur à la voix sonore et ductile, donnait de la chair et de la vie à Lichas, porte parole d'Hercule; il était par exemple très émouvant dans son récit des souffrances du demi-dieu, As the hero stood. Le rôle muet d'Amme, la nurse de Déjanire était tenu avec sobriété et douceur par Annika Stefanie Netthorn.

Le choeur (Händel Festspielchor) intervenait à de nombreuses reprises de manière homophone mais aussi polyphonique avec puissance et précision. C'est grâce au choeur que les œuvres de Haendel acquièrent leur caractère épique inimitable quand bien sûr la chorale est à la hauteur du sujet traité ce qui était cent fois le cas en ce dimanche 20 février. L'orchestre baroque (Deutsche Händel-Solisten) m'a impressionné par la plénitude du son des cordes, la précision des attaques, une intonation parfaite, de jolis hautbois et bassons et des trompettes guerrières. Le chef, Lars Ulrik Mortensen, m'a énormément plu par la précision et la beauté du geste et des mains très expressives.

Par la profondeur de la caractérisation du personnage de Déjanire et la beauté de la musique, Hercules est peut-être, selon Henry Prunières, la plus grande œuvre de Haendel. Elle fut servie à la perfection dans cette vaste scène de Karlsruhe par un plateau vocal éblouissant, un choeur puissant, un superbe orchestre baroque, une mise en scène inventive et un chef inspiré.


Détails

Date : le 20 février 2022

Distribution

Brendon Cedel, Hercule

Ann Hallenberg, Déjanire

Lauren Lodge-Campbell, Iole

Moritz Kallenberg, Hyllus

James Hall, Lichas

Annika Stephanie Netthorn, Amme

Lars Ulrik Mortensen, Direction musicale

Floris Visser, Mise en scène

Gideon Davey, Décors et costumes

Malcolm Rippeth, Lumières

Marius Zachmann, chef de choeur

Klaus Bertisch/Stephen Steinmetz, Dramaturgie

Pim Veulings, Chorégraphie

Händel Festspielchor


jeudi 24 février 2022

Les Oiseaux de Walter Braunfels à l'ONR

© Photo Klara Beck,  Marie-Eve Munger


Créé le 30 novembre 1920 au Théâtre National de Munich, Les Oiseaux de Walter Braunfels obtient d'emblée un immense succès avec 50 représentations, succès confirmé dans la plupart des grandes villes d'Allemagne et également à Vienne. Quelques œuvres religieuses et notamment un Te Deum furent également très appréciées et Braunfels était appelé à faire une belle carrière quand l'avènement du nazisme y mit un terme. Sa musique fut qualifiée de dégénérée, il fut destitué de son poste de directeur du Conservatoire de Cologne et banni tandis que ses œuvres furent interdites de représentation. Braunfels se retira à Uberlingen sur les rives du lac de Constance où il tenta de se faire oublier tout en continuant de composer de la musique pour lui seul. Après la guerre, les goûts ayant changé, sa musique, considérée comme réactionnaire et passéiste, ne fut plus du tout interprétée (1,2).


L'opéra, Les Oiseaux, tire son origine de la comédie satirique homonyme du poète de l'ancienne Grèce, Aristophane datant de 414 avant Jésus-Christ. Braunfels suivit à la lettre le texte antique pendant tout le premier acte. Il s'en écarte notablement durant le deuxième.


Fidelami et Bonespoir, deux citadins fatigués de la compagnie des hommes, décident de se réfugier dans le royaume des oiseaux situé entre ciel et terre. Ils proposent aux oiseaux de construire une cité-forteresse capable de capter les fumées des sacrifices faits aux dieux et ainsi de faire payer tribut à ces derniers. Les oiseaux d'abord réticents finissent par être convaincus et mettent le chantier en route. Zeus averti de ce projet, déclenche une terrible tempête qui détruit la cité aérienne. Les deux humains décident de rentrer dans le monde des hommes mais pour Bonespoir, rien ne sera plus comme avant car il s'estime transformé par les oiseaux et particulièrement par Rossignol.


 Photo Klara Beck,  Cody Quattlebaum et Tuomas Katajala

Musicalement l'opéra de Braunfels relève de la mouvance post-romantique et s'enracine dans la tradition romantique germanique. L'influence de Wagner et de Brahms y est évidente. Compte tenu de la date (1920) de composition, il est clair que cette musique est beaucoup moins hardie que celle de ses contemporains, notamment celle de Richard Strauss dans Elektra (1910) ou celle de Alexander von Zemlinsky dans Une tragédie florentine (1916). Dans le premier acte, on trouve de larges mélodies diatoniques, généreusement accompagnées par les instruments à vents. Les ravissantes vocalises de Rossignol et certaines cadences sont presque belcantistes. L'acte II débute avec un prélude orchestral d'une écriture symphonique très subtile faisant un large usage de la division des cordes. Ce prélude débouche sur une scène capitale, cœur de l'ouvrage, le grand duo nocturne entre le Rossignol et Bonespoir. Ce duo qui dure plus de vingt minutes, n'est pas un duo d'amour mais consiste plutôt en un échange philosophique. Bonespoir chante la beauté de la forêt et entre en communion avec la nature, il appelle de tous ses vœux une connection avec l'âme de Rossignol. Cette dernière lui signifie que ses sensations et émotions ne peuvent être cmmuniquées à un humain et le quitte en déposant un chaste baiser sur son front. Bonespoir et Rossignol vont alors assister au lever du soleil. Ces deux scènes donnent l'occasion à Braunfels de montrer ses qualités de coloriste et d'orchestrateur. L'écriture musicale est devenue bien plus complexe et l'instrumentation très riche donne un rôle important au célesta. Il en est de même dans la scène finale de la destruction de la ville céleste et la proclamation par les oiseaux vaincus de la grandeur de Zeus où toutes les forces de l'orchestre, des solistes et du choeur sont déployées.


© Photo Klara Beck,  Christoph Pohl et Julie Goussot

Selon le metteur en scène Ted Huffman, Aristophane et Braunfels ont vu chacun leur monde se disloquer et c'est justement ce qui est en train de se passer pour notre société du XXIème siècle. Le capitalisme sans limite est devenu un monstre incontrolable et le risque est devenu grand d'aboutir à une catastrophe comparable à celles qui ont frappé le monde précédemment. Pour illustrer ce monde moderne, l'action des Oiseaux se situe dans un open-space impersonnel comme on peut en trouver partout dans notre monde occidental. Les employés dont les deux héros Bonespoir et Fidelami et leurs collègues de bureau, subissent un asservissement moderne. Visiblement ils s'ennuient à mourir devant leur morne ordinateur. Pour réagir contre cette déliquescence de l'âme, ils n'ont plus d'autre solution que de s'évader dans un monde rêvé, le monde des oiseaux comme métaphore de la fantaisie et de l'imaginaire, où ils espèrent vivre d'art et d'amour. Contrairement à Fidelami qui transpose dans le monde des oiseaux ses ambitions et sa volonté de puissance, Bonespoir est transformé de l'intérieur suite à son contact avec Rossignol qui à l'issu d'un duo très profond, lui dit: Eveille-toi et écoute le monde qui t'entoure. C'est la seule façon de trouver la paix. Comme leur mission a échoué, les deux employés retrouvent leur bureau et reprennent leur travail fastidieux. Le monde qu'ils avaient imaginé n'était rien de plus qu'un rêve. Il fallait quand même tenter le coup se dit Bonespoir car au moins moi, j'ai changé. Le décor (Andrew Libermann) montre au début une grande salle généreusement éclairée par de grandes baies, remplie de bureaux strictement alignés dans un monde metallique sans la moindre fantaisie. Les costumes (Doey Lüthi) très discrets sont ceux de la vie courante et rien ne distingue les humains des oiseaux mis à part quelques discrets attributs en papier censés indiquer une crête, une aigrette ou bien des plumes. Seule Rossignol bénéficie d'un plumage plus attirant sous la forme d'un ensemble élégant composé d'une veste cintrée et d'un pantalon en tissu pied de poule avec un débardeur blanc sous la veste. Belle chorégraphie de Pim Veulings.


© Photo Klara Beck, Toon Lobach et Marie-Eve Munger

Quel rôle merveilleux que celui de Rossignol. Il était attribué à l'artiste québécoise Marie-Eve Munger (soprano colorature) dont la présence séductrice emplit la scène du début à la fin et qui a ravi le public par ses vocalises stratosphériques et ses suraigus d'une pureté admirable. La voix tantôt étonne par sa belle projection quand, dans les ensembles les plus complexes et puissants, elle survole les voix de l'orchestre et du choeur mais impressionne encore plus dans les pianissimos jubilatoires du début et de la conclusion de l'oeuvre. Elle formait avec Tuomas Katalaja un couple remarquable dans le fameux duo du début de l'acte II. Elle fut pour moi la révélation de la soirée.


Tuomas Katalaja fut un magnifique Bonespoir. Spécialiste des rôles de ténor mozartien, il a brillé dans ceux de Tamino, Idoménée, Don Ottavio, Belmonte. Il projette hardiment une voix au timbre très chaleureux et aux belles couleurs. Il a particulièrement brillé dans le fameux duetto avec Rossignol en dépit d'une écriture musicale dont le registre très tendu oblige le ténor à un effort considérable pendant plus de vingt minutes mais qui prodigue aussi des passages chambristes nuancés et enchanteurs.


Cody Quattelbaum incarnait Fidelami de sa belle voix de baryton-basse et une présence scénique remarquable. Christoph Pohl (La Huppe), de sa voix de baryton bien timbrée, donnait à son personnage, médiateur entre les hommes et les oiseaux (car il fut un homme dans une vie antérieure), une grande majesté. Josef Wagner (Prométhée) a un rôle important à l'acte II avec un monologue d'une grande puissance où d'une superbe voix de baryton-basse, il avertit les oiseaux qu'il ne faut pas négliger la colère de Zeus comme il l'a appris à ses dépens.


© Photo Klara Beck,  Cody Quattelbaum

J'avais beaucoup apprécié Julie Goussot (soprano) dans sa superbe prestation dans Mort à Venise de Britten et c'est avec plaisir que je l'ai retrouvée dans le rôle du Roitelet qu'elle chante avec une très jolie voix, beaucoup de charme et d'engagement. Antoin Herrera-Lopez Kessel fit une intervention remarquée au premier acte dans le rôle de l'aigle, roi des oiseaux. Young-Min Suk (baryton) et Daniel Dopulja (ténor) furent aussi convaincants dans leur incarnation de Zeus, roi des dieux et du Flamand rose respectivement à l'acte II. Simonetta Cavalli et Nathalie Gaudefroy endossèrent le rôle des deux Grives et Dilan Ayata, Tatiana Zolotikova et Aline Goslan celui des trois hirondelles dont le joli chant en onomatopées était bien reconnaissable. A noter que les cinq artistes chantent également dans le choeur.


Le choeur de l'Opéra National du Rhin (Alessandro Zuppardo) a un rôle très important car il représente le choeur antique et la communauté des Oiseaux. Ses interventions sonnaient admirablement et conféraient à la musique beaucoup de solennité et de puissance. L'orchestre Philharmonique de Strasbourg était à l'ouvrage et tous les pupitres ont brillé par leur talent. Comme dans l'orchestre vériste, les violons avaient parfois l'occasion de doubler le chant et de mettre en valeur la plénitude de leur sonorité. Les violoncelles qui disposaient de plusieurs passages solistes, ravissaient par la chaleur de leurs interventions. Les bois en général, les flûtes et les clarinettes en particulier avaient de très beaux solos. Les six cors jouaient sur le volume mais également sur la douceur avec de nombreux passages à découvert. A noter aussi la performance des deux harpes et surtout du célesta. Ce dernier, en dépit de sa sonorité délicatement cristalline, était parfaitement audible en raison sans doute de l'habilité de Braunfels en tant qu'orchestrateur et de la valeur de l'instrumentiste. Il ne restait plus qu'à remercier le magicien Aziz Shokakhimov dont c'était la première intervention à l'opéra, de nous offrir cette exécution à la fois contrastée et nuancée.


Une musique très séduisante, un plateau vocal de grande classe, une exécution alternativement sensible ou flamboyante, tous les ingrédients d'un spectacle exceptionnel étaient présents ce mardi 25 janvier. Il est possible de visionner et d'écouter ce spectacle sur ARTE (3,4).


  1. Cet article a été publié sous une autre forme dans : https://odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=23967

  2. https://www.operanationaldurhin.eu/files/58d0a061/les_oiseauxid_dossier_pedagogique_2021_def.pdf

  3. https://www.arte.tv/fr/videos/106610-000-A/walter-braunfels-les-oiseaux/

  4. Nouvelle création de l'ONR


jeudi 6 janvier 2022

Giulietta e Romeo de Zingarelli - Château de Versailles Spectacles

Bonaparte, Premier consul (1803) par Jean-Auguste Ingres (1780-1867) Curtius Museum


Au confluent de la tragédie lyrique et de l'opéra napolitain

Giulietta e Romeo, opéra seria (dramma eroico) composé par Niccolo Antonio Zingarelli (1752-1837) sur un livret de Giuseppe Maria Foppa (1760-1845), fut créé le 30 janvier 1796 à la Scala de Milan. Les circonstances de cette création, la brillante carrière que fit cet opéra à Paris et le contexte historique et musical ont été décrits dans l'article de Bruno Maury (1) paru après la représentation organisée par Château de Versailles Spectacles et par Laurent Brunner dans la notice du DVD dont nous parlons maintenant (2).


Né à Naples et mort à Torre del Greco, une ville située au pied du Vésuve, Zingarelli fait partie de l'école napolitaine. Cette dernière, à partir du début du 18ème siècle, rayonna dans toute l'Europe par ses compositeurs, ses pédagogues et ses chanteurs. Elle fut l'instigatrice d'un style de musique où toute l'attention était portée à la voix et où l'accompagnement devait s'effacer pour la mettre en valeur, style que l'on résume par le terme de bel canto. S'illustrèrent dans ce style au 18ème siècle Leonardo Vinci (1691-1730), Johann Adolphe Hasse (1699-1783), Niccolo Piccinni (1728-1800), Giovanni Paisiello (1740-1816), Domenico Cimarosa (1748-1801). La réforme de l'opéra seria initiée par Christoph Willibald Gluck (1714-1787) vers 1760, en accordant une grande place aux choeurs, récitatifs accompagnés, ensembles, ballets et orchestre à la manière de la tragédie lyrique française, donna naissance à des œuvres telles que Orfeo ed Euridice de Gluck (1762), Antigona de Tommaso Traetta (1772), Armida d'Antonio Salieri (1771) (3), Idomeneo de Wolfgang Mozart (1781) qui s'éloignaient notablement du modèle napolitain. Toutefois l'opéra seria non réformé de type napolitain était loin d'être mort et avait même de beaux jours devant lui comme le montrent l'Armida de Giuseppe Haydn (1784) (4), l'Olimpiade de Cimarosa (1784), la Fedra de Paisiello (1788) ou encore Enea nel Lazio de Giuseppe Sarti (1796).

Giulietta e Romeo est indiscutablement un opéra réformé qui, par l'importance des choeurs et des morceaux de bravoure vocaux, se situe à la jonction de la tragédie lyrique et de l'opéra napolitain; exactement contemporain de Gli orazi ed i Curiazi, chef-d'oeuvre de Cimarosa (5), il rejoint le même idéal car il renferme de grandes beautés et des passages exaltants témoignant du tempérament dramatique de son auteur. Parfois les harmonies font presque croire que cette œuvre est contemporaine de celles de Vincenzo Bellini (1801-1835), élève de Zingarelli ou de Gaetano Donizetti (1797-1848).


Vincenzo Bellini portrait peint par Giuseppe Tivoli

Tandis que se prépare le mariage arrangé de Giulietta et Teobaldo, les deux clans des Cappellii (Capulets) et Montecchii (Montaigus) s'affrontent. Malgré les provocations des uns et des autres, Romeo reste à la fête et ne peut détacher ses yeux de Giulietta. Everardo, père de la promise, arrive avec Teobaldo et les deux s'inquiètent du manque d'enthousiasme de Giulietta. Cette dernière avoue à Matilde, sa camérière, qu'elle est amoureuse d'un ennemi de son clan. Suite à un entretien avec sa fille, Everardo se doute d'une trahison. Les provocations de Teobaldo se succèdent et Romeo finit par le tuer tandis qu'Everardo crie vengeance. A l'acte II Romeo tente d'expliquer à Everardo les raisons de son meurtre et ce dernier comprend le lien qui le lie à Giulietta. Sa colère dépasse toutes les bornes. Romeo et Giulietta s'étant déclarés mari et femme en secret, Gilberto, ami de Romeo lui conseille de s'éloigner tandis qu'il veillera sur Giulietta. Gilberto donne à Giulietta une potion avec laquelle elle pourra simuler la mort. Elle boit le filtre et quand son père la menace de l'enfermer dans une tour du château, perd connaissance. L'acte III débute dans le caveau des Cappellii où Giulietta doit être inhumée. Romeo inopinément de retour voit Giulietta dans la tombe et devient fou de douleur, il s'empare d'une ampoule de poison et boit son contenu. Giulietta se réveille et se réjouissant en voyant son amant, lui explique qu'elle a fait semblant d'être morte mais Romeo s'affaiblit et meurt dans ses bras. Giulietta le suit dans la tombe.

Le librettiste s'inspire de sources diverses dont la pièce de Shakespeare en simplifiant l'histoire et en supprimant plusieurs personnages. La version du présent enregistrement est une sélection des grands airs favoris de l'Empereur Napoléon Ier. Les personnages de Gilberto et de Matilde ont disparu et les rôles d'Everardo et de Teobaldo sont tenus par un seul chanteur (Philippe Talbot) tandis que celui de Giulietta est attribué à Adèle Charvet et celui de Romeo à Franco Fagioli (2).


Gaetano Donizetti portrait peint pat Giuseppe Rillosi (1811-1880)

L'opéra s'ouvre par une cavatine de Romeo, Che vago sembiante, che luci vezzose, d'une grande beauté mélodique, accompagnée par une clarinette expressive. Franco Fagioli nous éblouit par sa ligne de chant et son legato. Lors de la cadence, il franchit sans peine deux octaves. Un peu plus loin, les solistes dialoguent avec le choeur doublé par l'orchestre tandis que flûtes et bassons se livrent à de brillantes figures. L'effet est sensationnel par son audace et sa puissance. Le choeur est ici un personnage doué d'une vie propre qui joue à jeu égal avec les solistes. Au coeur de l'action, survient le célèbre duetto de Giulietta et Romeo, Deh, per pietà rimira, les deux amants incarnés respectivement par Adèle Charvet et Franco Fagioli dialoguent d'abord puis unissent leurs voix dans un sommet de beauté mélodique et de sentiment. L'aria de Giulietta, Adora i cenni tuoi, par sa virtuosité et son orchestration très fouillée, anticipe Gioachino Rossini (1792-1868). Adèle Charvet de sa voix charnue au timbre très séduisant nous régale d'un merveilleux cantabile puis se joue des mélismes et des vocalises dont son air est truffé. Philippe Talbot est particulièrement percutant dans Le stigie furie, le fiere eumenide, air de Teobaldo, accompagné par le choeur dans un magnifique élan dramatique.

A l'acte II, on remarque d'abord le brillant duo entre Romeo et Everardo, Giusto ciel, del mio tormento. Vient ensuite la prière de Romeo, Ciel pietoso, ciel clemente, accompagnée par des clarinettes rêveuses, moment magique où Franco Fagioli se surpasse. Après un deuxième récitatif accompagné vient un étonnant duetto où les deux amants déclarent leur inquiétude et leur douleur d'être séparés. A ce duetto succède l'air électrisant de Giulietta en mi bémol majeur, Qual improviso tremito, sposo mio, ben mio, acmé de l'opéra, que chante avec beaucoup d'engagement et une intonation parfaite Adèle Charvet. Le style romantique et brillant de cette dernière annonce de près la manière de Vincenzo Bellini.

L'acte III débute par une marche funèbre en do mineur. On admire ensuite plusieurs récitatifs accompagnés de Romeo qui, croyant Giulietta morte, se désespère. Ces récitatifs sont interrompus par les thrènes du choeur, Lugubri gemiti, dont le rythme à trois temps évoque de près le Gluck d'Orfeo ed Euridice et par de magnifiques soli de basson et de clarinette, ils sont suivis par une cabalette andantino, Idolo del mio cor, où on admire les vocalises extraordinaires de Franco Fagioli. Après avoir bu le poison, Romeo chante l'air Ombra adorata aspetta, une cavatine composée, dit-on, par Girolamo Crescentini (1762-1846), attributaire du rôle en 1796 où Franco Fagioli, bouleversant, fait triompher une ornementation élégante parfaitement appropriée. Le duetto entre Romeo mourant et Giulietta, Ahimè gia vengo meno, avec clarinettes porte l'émotion à son comble. Un bref choeur final, Che esempio funesto, violemment scandé par les timbales, met un point final à l'oeuvre et tire la morale de l'histoire.


Joséphine de Beauharnais par François Gérard (1770-1837), Musée de l'Hermitage

A l'écoute de ce DVD, j'ai été enthousiasmé par Franco Fagioli. Il est ici totalement dans son élément avec une adéquation parfaite entre son style et la musique de Zingarelli. Les qualités de sa voix sont bien connues et on les retrouve ici: projection exceptionnelle, intonation parfaite, tessiture de plus de deux octaves sans le moindre creux. Mais dans ce rôle de Romeo, il y avait quelque chose de plus, un timbre de voix plus éclatant, une palette de coloris et de nuances capable d'exprimer une multitude d'affects, une émotion palpable à fleur de peau et des suraigus renversants. Bien que le rôle le plus important lui fût attribué, il a laissé de l'espace à sa partenaire Adèle Charvet comme le montrent leurs deux duettos parfaitement équilibrés. On l'a dit plus haut, Adèle Charvet maitrise le chant baroque ; la mezzo-soprano est remarquable dans le rôle titre de Cadmus et Hermione de Lully donné récemment en ces lieux (6,7) et sa voix possède une excellente projection, sa ligne de chant est d'une suprême harmonie. J'ai apprécié plus particulièrement dans cette œuvre sa voix corpulente, agile et au grain fin, l'élégance de son style ainsi que son aptitude à ornementer les phrases musicales de mélismes et vocalises d'un goût éclairé. Avec sa très belle voix de ténor, Philippe Talbot incarnait magistralement un Everardo déchiré entre son amour paternel et sa haine implacable du clan opposé.


C'est un choeur (Opéra Royal) de luxe qui donnait la réplique aux solistes. Composé de sept chanteurs seulement mais de très haut niveau, il équilibrait parfaitement les voix de l'orchestre et celles des solistes. Parmi les choristes, Lily Aymonino (Matilde) et Marco Angioloni (Gilberto) ont fait quelques belles interventions en tant que solistes.



L'orchestre de l'Opéra Royal comportait un ensemble de vents complet (flûtes, clarinettes, hautbois, bassons, cors et trompettes par deux) qui équilibrait idéalement un pupitre de cordes parfaitement proportionné. Les instrumentistes jouaient tous sur instruments anciens. Parmi eux on remarquait de lumineux traversos, des hautbois très expressif dont celui de Gabriel Pidoux, de moelleuses clarinettes, des bassons aux riches couleurs et de superbes cors naturels. Cet orchestre sonnait magnifiquement notamment dans la vigoureuse sinfonia et son impact était décuplé par la direction de son chef Stefan Plewniak, dont l'engagement et le geste étaient admirables.


C'est un grand bonheur pour un lyricomane de découvrir une œuvre nouvelle. Au départ document d'intérêt musicologique, Giulietta e Romeo devient par la grâce de chanteurs, d'instrumentistes et d'un chef divins, une source de ravissement et d'émotion.


(1) http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/giulietta-e-romeo-zingarelli-versailles-2021

(2) Laurent Brunner, Amours et passions lyriques, Napoléon et l'opéra Giulietta e Romeo, Notice du DVD  © Château de Versailles Spectacles, 2021.

(3) http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/armida-salieri-rousset-aparte

(4) https://piero1809.blogspot.com/2019/04/armida-de-joseph-haydn.html

(5) https://piero1809.blogspot.com/2014/11/leshoraces-et-les-curiaces-le-serment.html

(6) http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/cadmus-et-hermione-lully-dumestre-versailles-2019

(7) http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/cadmus-hermione-cvs

(8) Les illustrations libres de droits proviennent de Wikipedia que nous remercions.


samedi 1 janvier 2022

Carmen à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck, Stéphanie D'Oustrac

Posséder ou être possédé, telle est la question que le metteur en scène de Carmen, Jean-François Sivadier, pose dans sa note d'intention (1). Aux multiples transpositions qui ont émaillé le parcours de cet opéra, le metteur en scène a préféré remodeler le personnage de Carmen. A la femme fatale, il préfère une adolescente avant tout éprise de liberté, encore imprégnée d'esprit d'enfance et mue par ses caprices. Carmen n'est pas possédée comme le voudrait la société patriarcale dans laquelle elle vit, c'est elle qui possède au gré de son bon vouloir, attitude qui lui vaut la méfiance voire la haine de tous. La grille de lecture de cet opéra n'est plus la même de nos jours qu'au moment où l'oeuvre avait été créée. Si en 1875, le souvenir de la Commune était dans tous les esprits, de nos jours le meurtre de Carmen perpétré sur scène au premier plan, est interprété comme le stade ultime des violences faites aux femmes. En toile de fond, la scène de tauromachie et la mise à mort du taureau, suscitent une hostilité de plus en plus forte de nos jours tandis que cette tradition espagnole n'était pas contestée au temps de Bizet. Cette mise en scène est par ailleurs très respectueuse du livret. Incidemment, on remarque dans ce dernier l'absence presque totale de références à la religion, ce qui ne manque pas d'étonner vu que l'action se déroule à Séville, une ville hérissée de clochers. La seule allusion provient de Micaëla qui est un personnage très excentré par rapport au nœud de l'action. Signalons enfin la remarquable direction d'acteurs tout au long du spectacle.

© Photo Klara Beck  Régis Mengus

Plutôt qu'une Espagne de pacotille, c'est plutôt une Espagne rêvée que nous montre la scénographie (Alexandre de Dardel). Pas de castagnettes (mis à part le duo, Don José/Carmen, Je vais danser en votre honneur, Acte 2 n° 17), peu de Flamenco et de danses andalouses, pas de costumes couleur locale, nonobstant l'habit de lumière d'Escamillo, les décors et les costumes (Virginie Gervaise) sont intemporels et plutôt sobres. Une tenture rouge annonce à certains moments que la mort est au bout des mauvais chemins. Des structures en bois munies de portes assurent la communication des différents lieux de la ville (la caserne, l'école, la fabrique de cigares, les habitations) avec la scène. Cette dernière est en même temps la Plaza Mayor de la ville où Carmen lance une fleur à Don José ou bien défie la ville entière, une arène, celle où le toréador Escamillo combat puis met à mort le taureau ou bien un lieu avec les arènes en toile de fond où Don José commet en même temps son meurtre.


Certains chroniqueurs de l'époque de Bizet critiquèrent le wagnérisme de sa musique, réaction étrange quand on lit l'opinion de Nietzsche en 1888 qui admirait la simplicité de Carmen et trouvait la musique aux antipodes de celle de Wagner. J'ai entendu hier le chef-d'oeuvre de Bizet pour la vingt deuxième fois, confie le philosophe dans son ouvrage, Le cas Wagner. Certes la simplicité est une qualité majeure de cet opéra mais la simplicité peut devenir la banalité si l'exécution n'est pas à la hauteur. Ce n'était pas le cas ce jeudi soir. Grâce à une mise en scène sobre qui s'efface devant la musique et au talent de tous les artistes, la musique était valorisée et se présentait sous son meilleur jour. Les scènes de foule étaient très réussies notamment le fameux choeur des gamins au début de l'acte 1. Le passage le plus génial était le fameux quintette des contrebandiers, acte 2, n° 17, Notre métier est bon. La musique de Bizet y est plus hardie et moderne que partout ailleurs dans l'opéra et les protagonistes se surpassaient au plan théâtral et musical. La scène finale était aussi une grande réussite dramatique par son intensité exceptionnelle (2, 3)).


© photo Klara Beck, Christophe Gay, Stéphanie D'Oustrac, Yanis Skouta, Judith Fa, Séraphine Cotrez, Raphaël Brémard


Stéphanie d'Oustrac est familière de ce rôle de Carmen qui lui va comme un gant. Sa prise de rôle date effectivement de 2010 à l'Opéra de Lille. Sa voix de mezzo-soprano semblait vraiment taillée pour incarner ce personnage. Paradoxalement les graves manquaient parfois un peu de projection sur les mots, Toujours la mort, dans le trio de cartomancie du troisième acte, Mélons, coupons, mais les aigus étaient magnifiques de puissance et de pureté. Sa voix richement modulée sans vibrato intempestif adornait la musique de Bizet de mille couleurs. Parmi tous les tubes, j'ai préféré la séguedille n° 10 de l'acte 1, Près des remparts de Séville. Dans cette mélodie, une des plus subtile et raffinée de l'opéra, Stéphanie d'Oustrac se surpasse et nous offre un moment de grâce absolue.


Edgaras Montvidas est un habitué des grandes scènes internationales. Le ténor lithuanien m'a d'emblée séduit par son timbre de voix chaud, son legato harmonieux, de beaux aigus à l'intonation parfaite, qualités qu'il fit briller dans l'air célèbre, Ma mère, je la vois ou encore dans La fleur que tu m'avais jetée. Son chant m'apparut très nuancé avec de splendides pianissimos en accord avec le personnage relativement calme qu'il incarnait pendant une bonne partie de l'oeuvre. Le déchainement de violence de la scène finale n'en était que plus spectaculaire.


© Photo Klara Beck, Edgaras Montvidas et Stéphanie D'Oustrac


Micaëla occupe une place assez spéciale dans l'opéra, c'est un personnage extérieur qui n'est pas mêlé au tourbillon de passions qui agitent les protagonistes sévillans. Elle représente l'ordre établi, la morale, vertus auxquelles Don José va se soustraire. Ce rôle était chanté par Amina Edris, une soprano spécialisée dans le bel canto. De sa voix au volume imposant et à la belle ductilité, la cantatrice exprimait beaucoup de sentiment et d'émotion dans ses deux interventions les plus fameuses, au premier acte, Tout cela n'est-ce pas, mignonne et au quatrième acte, La-bas dans la chaumière. Quelques aigus un peu durs ne déparaient pas une excellente prestation d'ensemble.


Régis Mengus (baryton) nous régala d'une magnifique interprétation du fameux tube d'Escamillo, Le cirque est plein, c'est jour de fête, d'une voix superbement timbrée à la diction impeccable et dans son duo avec Don José. Dommage que le rôle fût si court. Judith Fa (Frasquita, soprano) et Séraphine Cotrez (Mercedes, mezzo-soprano) faisaient, chacune à sa manière, grosse impression dans l'irrésistible quintette de l'acte 2 et le trio de l'acte 3 (n°20), Mélons, coupons. Judith Fa m'avait déjà beaucoup plu dans le rôle d'Antigone dans Hémon de Zad Moultaka. Christophe Gay (Dancaïre, baryton) et Raphaël Brémard (Le Remendado, ténor) étaient aussi très convaincants par leur dynamisme, leur gouaille et leurs voix bien projetées. Anas Séguin (Moralès, baryton) ouvrait le spectacle et en présentait les protagonistes. Il remplit ce rôle avec une voix bien timbrée et beaucoup humour. Guilhem Worms (Zuniga, basse) avait fort belle allure dans son uniforme d'officier et donnait un superbe aperçu de ses qualités vocales dans ses interventions. Yanis Skouta (Lillas Pastia) avait un rôle parlé et bénéficiait de l'aura entourant la fameuse séguedille de Carmen.


Les parties chorales sont omniprésents tout au long de l'opéra. Le choeur de l'ONR (Dir. Alessandro Zuppardo) en firent une lecture dynamique et vivante. La maitrise d'enfants de l'ONR (Dir. Luciano Biblioni) fut impressionnante de beauté sonore et de justesse musicale dans la marche et choeur des gamins, un des plus beaux passages de l'oeuvre.


Des tubes increvables, beaucoup d'émotion et un magnifique spectacle à ne pas rater (4).


(1) Jean-François Sivadier, Posséder ou être possédé, Note d'intention, Programme, ONR, 2021.

(2) Camille Lienhard, Carmen par le prisme de la Habanera. Ibid, novembre 2021.

(3) Louis Geisler, L'étrangère devenue femme universelle. Ibid, novembre 2021.

(4)  Production de l'Opéra de Lille et du Théâtre de Caen reprise à l'Opéra National du Rhin en novembre 2021.











mercredi 8 décembre 2021

L'isola disabitata - Haydn - Opéra de Dijon

© Mirco Magliocca  L'isola disabitata, Costanza



Dès que Joseph Haydn (1732-1809) entra au service du prince Paul Anton Esterhazy (1711-1762) en mai 1761, il écrivit dans des circonstances mal connues, quatre comédies musicales en italien (La vedova, Il dottore, Il scanarello et La marchesa nespola) dont trois sont perdues et une, La marchesa nespola est incomplète. Par la suite il reçoit des commandes de son nouveau patron, le prince Nicolas le Magnifique (1714-1790) et compose successivement Acide (1763), La canterina (1766), Lo speziale (1768), Le pescatrici (1769). A partir de 1773 et jusqu'à 1784, la production est plus intense avec L'infedelta delusa (1773), L'incontro improviso (1775), Il mondo della luna (1776), La vera costanza (1779), L'isola disabitata (1780), La fedelta premiata (1781), Orlando paladino (1782), Armida (1784). Avec 54 représentations à Eszterhàza, ce dernier opéra seria aura un succès retentissant et parcourra l'Europe sous diverses formes (1). Wolfgang Mozart (1756-1791) copiera pour un usage inconnu, le duo d'amour qui clôt le premier acte (2). A partir de 1784, Haydn va cesser de composer des opéras jusqu'à la mort en 1790 de Nicolas le Magnifique. Sitôt arrivé en Angleterre, Haydn écrit L'anima del filosofo (1791) qui ne sera jamais représenté.

Pourquoi Haydn cesse-t-il de composer des opéras à partir de 1784? Le travail pour lequel Haydn était payé, était de réviser, monter et diriger les opéras italiens de ses confrères pour l'opéra d'Eszterhàza afin que cette place devînt une des plus brillantes d'Europe (1,3). A raison d'une centaine de titres et près de mille représentations en dix ans, la charge de Haydn est écrasante. Ce dernier jouit alors d'une relative liberté, il peut à sa guise dans le peu de temps qui lui reste, composer symphonies, quatuors à cordes, trios avec pianoforte que les amateurs lui demandent à grands cris (la commande des symphonies Parisiennes tombe en 1785) et dans ces conditions, il n'y a plus de temps pour composer des opéras, tâche chronophage et énergivore. Selon certains auteurs, Haydn aurait arrêté d'écrire des opéras pour laisser la place à Mozart. Cette histoire est jolie mais absurde. Quand Haydn écrit son chef-d'oeuvre Armida fin 1783, Mozart n'a encore aucun opéra italien marquant à son actif nonobstant le génial Idomeneo (1780) qui malheureusement fera une carrière confidentielle avec trois représentations seulement à Munich. En outre, ses opéras de jeunesse (Mitridate, Lucio Silla, Il re pastore...) étaient tombés dans un oubli profond malgré leurs qualités. A cette époque toutes les oreilles, y compris celles de Haydn, étaient tournées vers Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, Giuseppe Sarti, Pietro Zingarelli, Pasquale Anfossi etc..., qui étaient considérés comme les plus grands compositeurs de leur temps et qui alimentaient le quotidien de l'opéra d'Eszterhàza.


© Mirco Magliocca  Gernando, Enrico

L'Isola disabitata (azione teatrale) Hob XXVIII.9, musique de Joseph Haydn, livret de Pietro Metastasio (1698-1782), fut composée en 1779 et ne fut représentée que deux fois au théatre d'Eszterhazà à la fin de l'année 1779 et au début de 1780. On attribue généralement l'arrêt des représentations au départ de Barbara Ripamonte, interprête apparemment irremplaçable du rôle de Costanza (4).

Suite à un naufrage, Costanza et sa jeune soeur Silvia ont survecu pendant treize ans sur une île déserte. D'autre part, Gernando, époux de Costanza et son ami Enrico ont été faits prisonniers par des pirates. Costanza se désespère car elle est persuadée que Gernando l'a abandonnée. Elle inscrit sur un rocher son désespoir et son intention de mourir. Gernando et Enrico, une fois libérés, reviennent sur l'île et Gernando, trouvant l'inscription de Costanza, manque de s'évanouir. Enrico, croyant Costanza morte, pousse Gernando à quitter l'île; au cours de ses pérégrinations, il rencontre Silvia et a le coup de foudre pour la jeune fille tandis que l'amour germe dans le coeur juvénile de cette dernière. Pendant ce temps Costanza continue à se désespérer mais Gernando l'aperçoit; alors qu'il veut l'embrasser, celle-ci s'évanouit. Enrico ranime Costanza et lui explique la situation. Costanza tombe dans les bras de Gernando et Silvia dans ceux d'Enrico.

Quand Haydn travaille sur l'Isola disbitata, l'opéra est au centre de ses préoccupations, il compose moins de symphonies et plus du tout de quatuors à cordes (les quatuors du Soleil Hob III.31-36 remontent à 1772). Pourtant l'écriture de cette azione teatrale est avant tout symphonique comme le montre la superbe ouverture en sol mineur. Cette dernière est une véritable sinfonia Sturm und Drang comme celles que Haydn composa entre 1765 et 1773. La coupe en quatre mouvements: lent, vif, menuetto, vif est également typique d'une sinfonia da chiesa dont le prototype est la symphonie en fa mineur Hob I.49, La Passione (1769). Le sentiment général est violent, agité, presque hystérique comme si Haydn avait voulu concentrer dans ce début toute la noirceur de la situation des protagonistes. En fait cette ouverture décrit probablement la terrible tempête responsable du naufrage du bateau dans lequel se trouvaient Gernando et Enrico. Toutefois le menuet mélodieux et galant contraste vivement avec le reste de la sinfonia et représente certainement le personnage de Silvia qui a gardé l'ingénuité et la spontanéité de l'enfance.

Sitôt la sinfonia terminée, on entre dans le vif du sujet avec le long récitatif accompagné de Costanza, personnage principal de l'opéra. Ces récitatifs accompagnés par un orchestre très expressif et aux vives couleurs, constituent l'originalité majeure de cette azione teatrale d'un genre particulier. Ils s'enchainent aux sept airs sans transition et cela pendant une heure et plus faisant ainsi de l'oeuvre une rareté dans le paysage musical de l'époque. On peut dire comme Marc Vignal que les airs se fondent dans le récitatif accompagné et on peut parler d'opéra durchcomponiert. A l'écoute, on constate même que la frontière entre récitatif et air semble s'estomper tant le récitatif anticipe sur l'air. Ce procédé permet une caractérisation plus poussée des personnages. Par exemple, l'apparition de Silvia est précédée par un motif léger et sautillant qui dépeint admirablement l'ingénuité de la jeune fille (5). Si toute l'attention se concentre dans les récitatifs accompagnés, les airs ne manquent pas d'attraits; relativement brefs, ils abandonnent tous la forme tripartite avec da capo et s'adaptent aux sentiments exprimés par les paroles. Haydn fait une fois de plus figure de précurseur car cette formule de musique continue sera adoptée généralement dans l'opéra du 19ème siècle.


© Mirco Magliocca  Silvia

Lorsque les époux se sont retrouvés et que le coup de foudre a eu lieu entre Silvia et Enrico, les réjouissances donnent lieu à un finale somptueux. Le quartetto final est un chef d'oeuvre vocal et instrumental. Il se déroule comme un vaudeville, chaque personnage y allant à tour de rôle avec son couplet. Le quartetto débute par un imposant prélude instrumental avec trompettes et timbales, puis l'intervention de chaque voix soliste est précédée par un solo instrumental, un violon qui grimpe à des hauteurs vertigineuses pour Costanza, un violoncelle lyrique et passionné pour Gernando, une flûte légère et gracieuse pour Silvia et un basson goguenard pour Enrico. Nous avons en fait affaire à une double symphonie concertante avec les quatre solistes précités et les quatre chanteurs. Cette ultime scène a le mérite, au delà de sa beauté musicale, de compléter la caractérisation des personnages.

Haydn, bien conscient de la valeur de son opérette (sic), écrivait à son éditeur: Je vous assure que rien de comparable n'a encore été entendu à Paris, ni même à Vienne sans doute. Mon malheur est de vivre à la campagne.


© Mirco Magliocca  Costanza

La mise en scène (Luigi de Angelis) part de l'idée que le séjour des protagonistes sur l'île inhabitée est la métaphore de l'enfermement des personnes dans les mégalopoles modernes ou plus spécifiquement de leur confinement du fait des conditions sanitaires. Ainsi le spectacle comporte deux plans, celui représenté par la vidéo qui décrit une île très sauvage, l'île de Marettimo au large de la Sicile et la scène sur laquelle évoluent les personnages. Ainsi Costanza et Silvia, somptueusement vêtues (Chiara Lagani), se trouvent dans un atelier contenant un canapé, un poste de mise en beauté avec miroir et un mannequin. Tandis que la Costanza de l'île grave son nom sur le granit d'un roc, la Costanza sur scène, une styliste peut-être, est occupée à mener à bien une de ses créations de mode. Evidemment le spectateur peut imaginer bien d'autres activités. De même si Gernando et Enrico sont capturés par des pirates dans le livret, ils peuvent avoir été faits prisonniers par des rebelles dans le monde réel et utilisés comme monnaie d'échange. Cette mise en scène m'a semblé très pertinente d'autant plus que la direction d'acteurs était excellente. Les vidéos qui décrivent des rivages sauvages, des roches acérées et une mer parfois agitée, parfois sereine, sont splendides. Plus mystérieuses sont les vidéos de mannequins, l'une au début de la deuxième partie décrit un mannequin dans une position bizarre et l'autre en fin d'opéra en montre quatre. Ces vidéos m'évoquent certaines toiles oniriques de Giorgio di Chirico (1888-1978). A noter que le concept de départ est de Fanny & Alexander.


© Mirco Magliocca  Gernando, Costanza

Ilanah Lobel-Torres incarnait Costanza d'une manière qui rendait merveilleusement justice à la noblesse de caractère du personnage. La ligne de chant est harmonieuse, le timbre de voix doux, charnu et sensuel, l'intonation parfaite, les aigus purs et pleins, l'émotion à fleur de peau dans le magnifique récitatif accompagné, Qual contrasto, qui ouvre l'oeuvre. Dans l'aria de la scène 11, Ah che in van per me pietoso, la cantatrice exprime son désespoir avec beaucoup d'intensité et de musicalité.

Andrea Cueva Molnar chantait le rôle de Silvia, un personnage dont on suit l'évolution au cours du spectacle. Au début le rôle est encore marqué par l'esprit d'enfance mais la venue d'Enrico change la donne et à son contact, Silvia est saisie par des désirs nouveaux qu'elle ne peut ignorer. Ces derniers étaient admirablement exprimés dans son air de la scène 10, Come il vapor s'ascende qui anticipe le rôle de Chérubin. A la fois bonne comédienne et excellente chanteuse, la soprano suisse possède de plus un tempérament de feu.

C'est un Gernando héroïque que jouait et chantait Tobias Westman dans les récitatifs accompagnés. Bien que l'air magnifique Non turbar quand'io mi lagno, fût presque désespéré, le ténor suédois donnait à la musique du dynamisme et de l'allant. Ce ténor possède une belle projection et cultive le beau chant avec un phrasé très clair et un sens des nuances accompli.

Enrico est le personnage mentalement le plus solide de la bande. Son aria Chi nel cammino d'onore, est parfaitement représentatif de son caractère. C'est l'ami fidèle par excellence et la musique dépeint parfaitement sa personnalité. D'une voix au timbre rond et à la projection puissante, le baryton Yiorgo Ioannou a donné à ce personnage un supplément d'âme et d'humanité.


© Pierre Benveniste  Enrico, Gernando, Silvia, Costanza

Diagnostiqué covid positif, Leonardo Garcia Alarcon a du malheureusement renoncer à diriger cette œuvre sur laquelle il avait tant travaillé. La notice rend bien compte de son investissement dans ce spectacle. Il a été remplacé par Fayçal Karoui. Ce dernier a dirigé l'opéra avec énergie et un rythme soutenu et vivifiant. J'ai beaucoup apprécié l'initiative d'avoir placé au début de la deuxième partie, une introduction dramatique dans laquelle j'ai reconnu le premier mouvement, allegro assai con brio, de la symphonie en do mineur Hob I.52 qui est une des symphonies Sturm und Drang dont on a parlé plus haut. Ce mouvement était en parfaite harmonie avec l'opéra.

L'orchestre était constitué de musiciens issus de l'Académie de l'Opéra National de Paris, des formations supérieures de l'Ecole Supérieure de Musique Bourgogne-Franche-Comté, du CNSMD Paris, du CNSMD Lyon et de la Haute Ecole de Musique de Genève. La sonorité de cet orchestre était pleine et vigoureuse mais ne couvrait pas les solistes. Les violons emmenés par Tami Troman avaient un très beau son, les altos, violoncelles et contrebasses donnaient beaucoup de punch à l'ensemble. La prestation des bois était superbe avec une flûte légère, des hautbois mordants dans la sinfonia initiale, des bassons incisifs. Les quatre solos de violon (Tami Troman), de flûte (Gladys Avignon), de violoncelle (Rune Hitsumoto) et de basson (Jeanne Lavalle) étaient brillants. Les cors jouaient un rôle de premier plan notamment dans les dramatiques accords de septième diminuée de la sinfonia. Des trompettes très actives donnaient à la conclusion une puissance électrisante mais on le sait, Haydn utilise les trompettes comme nul autre.

La qualité et l'homogénéité du plateau vocal et de l'orchestre, leur appropriation clairvoyante du style de Haydn, la pertinence de la mise en scène furent chaleureusement applaudis par le public.


Félicitations à l'Opéra de Dijon pour ce spectacle exceptionnel. Puisse cette splendide production, présentée précédemment au Teatro di Piacenza avec un plateau vocal différent (6), inscrire définitivement L'isola disabitata au répertoire des grandes maisons d'opéra (7).


  1. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988

  2. Emmanuelle Pesqué, communication personnelle.

  3. Férenc Davis, Carsten Jung, Jànos Malina, Edward McCue, Haydn's opera house in Eszterhàza: new archival sources. Early Music, 43 (1), 111-127, 2015.

  4. Marc Vignal, L'isola disabitata, Azione teatrale ou opérette, Notice de l'enregistrement de Antal Dorati , Philips, 1988.

  5. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1036-1039.

  6. Costanza, Giuseppina Bridell, Silvia, Anna Maria Sarra, Gernando, Kristian Adam, Enrico, Christian Senn, Direzione musicale, Nicola Valentini.

  7. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/isola-disabitata-haydn-karoui-dijon-2021

mercredi 10 novembre 2021

La Reine des Neiges à l'Opéra National du Rhin

© Klara Beck, Gerda et la Vieille Dame

La Reine des Neiges, opéra en trois actes de Hans Abrahamsen a été créé le 13 octobre 2019 à l'Opéra Royal du Danemark. La version présentée à l'ONR est une création française avec une mise en scène originale. A cette occasion, le livret original en danois de Hans Abrahamsen et du dramaturge Henrick Engelbrecht a été traduit en anglais par Amanda Holden. Ce livret est tiré du conte homonyme de Hans Christian Andersen et raconte l'histoire de la quête initiatique de Gerda.

Gerda cherche à retrouver son ami Kay enlevé par la Reine des Neiges et prisonnier dans le palais de glace de cette dernière. Auparavant Kay a été victime d'un miroir maléfique qui s'est brisé en projetant un éclat dans son œil qui lui fait voir l'aspect affreux du monde et un éclat dans son cœur qui le rend aussi insensible qu'un bloc de glace. Au cours de son périple, Gerda va rencontrer une vieille dame et ses fleurs enchantées, deux corneilles bavardes qui vont l'amener dans un château où se trouvent un prince et une princesse. Ces personnages vont l'aider, chacun à sa manière et finalement Gerda conduite par un renne, pénètre dans les terres les plus septentrionales de la terre. Au terme de son voyage, Gerda arrive au palais de glace et trouve Kay très mal en point. Les larmes qu'elle verse font fondre les éclats fichés dans son cœur et son œil. Le jeune garçon recouvre alors la santé. Les deux enfants résolvent l'énigme que la reine des neiges les a mis en demeure d'élucider. Le mot demandé est éternité. Lorsqu'ils reviennent à la maison, les deux amis réalisent qu'ils ont vieillis et sont devenus de grandes personnes.

La dramaturgie suit de très près le conte d'Andersen. Le souci majeur du metteur en scène, du vidéaste et du scénographe était de prendre en considération qu'au delà du caractère poétique et féérique du conte, il y a une dimension plus profonde de réflexion philosophique sur l'espace et le temps. La scène comporte ainsi deux plans séparés par un rideau très léger composé de fines bandes d'aluminium ajourées. Ces dernières servent de support aux vidéos. Les chanteurs et figurants évoluent surtout dans le premier plan mais peuvent facilement franchir le rideau et se trouver immergés dans les animations. Au fond du deuxième plan se trouve un rideau de tulle noire et derrière lui, un troisième plan où se devine l'énorme orchestre de 86 musiciens, un orchestre d'ombres inquiétant qui participe au climat étrange et onirique de la mise en scène. Les vidéos contribuent à insérer la climatologie, la saison, la ville, la forêt dans la trame de l'oeuvre. La neige est omniprésente sous forme de cristaux, de flocons, de bourrasques, de tempêtes, les forêts de bouleaux accompagnent la longue marche de Gerda vers le nord, des villes fantômes apparaissent, mirages ou bien fruits de son imagination, enfin des aurores boréales montrent que le palais de la reine est proche. Ces vidéos et animations accompagnent les déplacements des chanteurs, interagissent avec eux et ainsi leur magie fait partie intégrante de l'action dramatique. Les éclairages soulignent que l'action se situe dans des terres nordiques pauvres en lumière, les gris dominent et la couleur n'apparaît que dans les courts étés de ces contrées. Ce parti-pris m'a paru très convaincant et cohérent avec le livret. Cette mise en scène et cette scénographie donnent à cet opéra un puissant pouvoir d'évocation et stimulent l'imagination.


© Klara Beck, La Reine des neiges, Kay

La musique de Abrahamsen est dans l'ensemble peu agressive et peu dissonante. L'énorme orchestre n'est utilisé à plein que rarement, on observe par exemple un climax d'intensité dans l'interlude précédant l'enlèvement de Kay par la reine des neiges. Les bois par trois ou quatre, les six cors, etc...ne sont presque jamais utilisés ensemble pour produire des effets massifs mais plutôt dans le but d'obtenir une diversité de timbres, de registres, de dynamique, de rythmes. La plupart du temps les instruments sont utilisés à l'unité de façon chambriste. L'écriture musicale très fouillée procède souvent par strates, la bourrasque neigeuse du début est figurée par des notes répétées des violons dans l'extrême aigu ppp auxquelles se greffent d'autre motifs des percussions.

Abrahamsen est de toute évidence un magicien de l'orchestre. Ce dernier est chargé de dépeindre la nature: sa respiration, son efflorescence, ses convulsions, sa mort. Les voix sont par contre associées à l'action et comme il s'agit d'un conte, le compositeur n'hésite pas à plonger dans le fond populaire comme par exemple le récit de Gerda du début ou encore la scène des fleurs de la scène 2 de l'acte II. Ces passages d'une grande beauté mélodique, facilitent l'accès de cette musique à un public pas forcément familier de la musique contemporaine. Le pittoresque n'est pas absent comme le montre la scène de l'acte III où Gerda tremble de froid, sensation exprimée par la musique à la manière de Lully dans le choeur des tremblants de sa tragédie lyrique Isis.


© Klara Beck, La Reine des Neiges dans son palais de glace

Gerda, l'héroïne de l'opéra, ne quitte jamais la scène; elle fut incarnée avec brio par Lauren Snouffer, soprano que j'avais déjà appréciée en 2018 dans le rôle d'Alcina de Haendel à l'opéra de Karlsruhe. La soprano américaine est parfaite dans ce rôle au plan vocal et dramatique et fait preuve d'un engagement sans faille. Sa voix bien projetée a un très beau timbre chaleureux dans toute l'étendue de sa tessiture notamment dans la belle mélodie qu'elle chante à l'acte I, Then, listen, I will begin... Rachael Wilson, mezzo-soprano, lui donne la réplique avec un immense talent dans le rôle de Kay, d'une superbe voix au timbre velouté. Avec Lauren Snouffer, elle chante un merveilleux duetto à la fin du troisième acte, Gerda, dearest Gerda...et les voix des deux femmes étaient parfaitement assorties. Helena Rasker, contralto, chante les rôles de la Grand-mère, la Vieille dame et la Finnoise d'une très belle voix grave. Le rôle de la Reine des Neiges et celui du Renne étaient attribués à David Leigh, dont la magnifique voix de basse superbement timbrée formait un étonnant contraste avec l'idée qu'on pouvait se faire d'une reine des neiges. De la princesse (Floriane Derthe de l'Opéra studio), on pouvait apprécier la belle voix dont les envolées vers l'aigu du terzetto de la scène 4 de l'acte II, poor little darling..., étaient remarquables. Moritz Kallenberg, ténor, campait un prince de belle prestance et à la belle voix en or. Michael Smallwood, ténor, incarnait la corneille de la forêt, rôle important à l'acte II, avec beaucoup de vigueur et d'engagement. Théophile Alexandre, contre-ténor dont l'ADN est baroque, prêtait sa très belle voix à la corneille du château, chargée d'accueillir Gerda. Enfin Dilan Ayata et Emmanuelle Schuler, sopranos, intervenaient de leurs voix pures et fraiches dans la séduisante scène des fleurs de l'acte II en compagnie de Lauren Snouffer.

Les interventions du choeur de l'ONR étaient parfaitement dosées et participaient efficacement à créer cette ambiance unique.

L'orchestre philharmonique de Strasbourg a mis sa grande expérience de la musique contemporaine au service de l'oeuvre et on peut féliciter chaleureusement tous les pupitres, notamment ceux des violons qui jouent constamment dans l'extrême aigu ou en harmoniques pour évoquer le silence de la neige qui tombe ou encore jouent des gammes chromatiques descendantes ppp et à toute vitesse ce qui exige une maitrise totale de l'instrument. Les vents ne sont pas en reste avec des parties de cor très virtuoses. On pouvait aussi admirer l'extrême variété des percussions utilisées ainsi qu'une partie de célesta égrenant des notes cristallines évoquant la neige ou bien le miroir qui se brise en mille éclats. Il appartenait à Robert Houssart de réunir toutes ces forces si diverses et d'en faire une synthèse éblouissante.

Je suis sorti envoûté par ce spectacle somptueux fusionnant une musique superbe et une mise en scène inventive et restituant idéalement au conte d'Andersen son aura magique et féérique.

© Klara Beck, La Reine des Neiges, Kay, Gerda, la Vieille Dame, la Corneille du Château

Robert Houssart, Direction musicale

Grégoire Pont et James Bonas, Conception

James Bonas, Mise en scène

Grégoire Pont, Vidéo et animations

Thibaud Vancraenenbroeck, Scénographie et costumes

Christophe Chaupin, Lumières


Lauren Snouffer, Gerda

Rachael Wilson, Kay

Helen Rasker, La Grand-mère, la Vieille-Dame, la Finnoise

David Leigh, La Reine des Neiges, le Renne, l'Horloge

Michael Smallwood, la Corneille de la Forêt

Theophile Alexandre, la Corneille du château

Floriane Derthe*, la Princesse

Moritz Kallenberg, le Prince

Dilan Ayata**, Emmanuelle Schuler**, Soprani solistes

*Artiste de l'Opéra Studio

**Artiste du Choeur

Choeur de l'ONR

Alessandro Zuppardo, Chef de choeur

Orchestre Philharmonique de Strasbourg

Création française - Nouvelle production de l'Opéra National du Rhin

Représentation du 19 septembre 2021