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jeudi 10 novembre 2022

Les trois quatuors prussiens de Mozart


Kazimir Malevich,  Portrait de Mikhail Matyushin (1913), Galerie Tretyakov  

Lors de son voyage en Prusse au printemps 1789, Wolfgang Mozart reçut du roi Frédéric Guillaume la commande de six quatuors à cordes et d'une série de sonates pour piano destinées à la princesse de Prusse. Peu de jours après son retour à Vienne, Mozart se met au travail: le quatuor en ré majeur KV 575 est le premier de la série, il est terminé en juin 1789. Il s'écoulera près d'un an entre l'achèvement de ce premier quatuor et la mise en chantier du second en si bémol majeur KV 589 terminé en mai 1790. Le 3ème et dernier en fa majeur KV 590, daté juin 1790, suivra de près. Mozart ne publiera plus de quatuors à cordes après cette date.

Ainsi il aura fallu un an révolu pour que Mozart ait tenu partiellement la promesse faite au roi Frédéric Guillaume. Ce manque d'entrain de la part de Mozart vis à vis de cette commande ne manque pas d'étonner. Il est vrai que cette année 1790 est exceptionnelle à plus d'un titre car moins d'une demi-douzaine d'oeuvres y ont vu le jour. Pour expliquer le peu d'empressement de Mozart à mener à bien la commande du monarque, on peut imaginer que le premier quatuor n'ayant pas eu le succès escompté, le salzbourgeois hésita à poursuivre son travail puis se résigna à honorer une partie de la commande royale.

Ces trois quatuors présentent des caractéristiques communes qui en font un ensemble très cohérent, en fait un véritable cycle:

-le violoncelle, instrument royal, y tient une place prépondérante, surtout dans les premiers mouvements de ces quatuors où il bénéficie de longues mélodies chantantes. La sonorité de l'ensemble s'en trouve affectée de façon très séduisante: dans de nombreux passages la partie de violoncelle est écrite en clé de sol dans le registre aigu de l'instrument et la basse est tenue par l'alto, comme Beethoven le fera de manière fréquente dans ses quatuors à cordes.

-les premiers mouvements des trois quatuors sont construits d'une manière immuable. Ils comportent les deux sujets bien individualisés typiques de la structure sonate classique (1), le développement est composé de deux parties: la première repose sur une formule mélodique terminant l'exposition et la seconde sur le premier sujet. Ce procédé ingénieux renforce l'unité et l'harmonie du morceau.

-les mouvements lents sont simplifiés, comme épurés par comparaison avec les mouvements correspondants des quatuors dédiés à Joseph Haydn. A la variété, aux couleurs, aux contrastes tonaux et dynamiques de ces derniers, succède une ligne musicale paisible empreinte de résignation.

-les menuets sont plus longs que dans les quatuors précédents; un esprit fantaisiste et un humour un peu acerbe tout à fait inhabituels chez Mozart s'y manifestent.

-enfin, le finale devient le mouvement le plus important, à la fois en taille, complexité et élaboration musicale. Simple divertissement, ou même détente dans nombre de compositions antérieures, le mouvement terminal, à partir des trois symphonies de 1788 (prodigieux finale de la symphonie Jupiter KV 551), gagne en volume et en signification musicale ce qui déplace le centre de gravité de l'oeuvre entière. L'allegro final du dernier quatuor en fa majeur KV 590 concentre l'émotion et l'énergie de l'oeuvre entière et donne une conclusion impressionnante au cycle tout entier.

Les quatuors prussiens n'ont pas la même notoriété que les quatuors milanais KV 155-160 (1772-3), la série des six quatuors dédiés à Haydn (1783-5), ou le quatuor Hoffmeister KV 499 (1786); leur réputation d'austérité n'est pas justifiée surtout si on prend la peine d'écouter le cycle des trois dans l'ordre de leur composition ce qui permet de bien percevoir une progression dynamique et émotionnelle. Arrivé au sommet de son art, Mozart nous envoie avec ces quatuors un message d'humanité (2-4).

Kasimir Malévich,  Composition suprématiste (1916), Collection privée, Brett Gorvy

21ème quatuor en ré majeur KV 575

Le quatuor en ré majeur KV 575, composé en juin 1789, est le plus immédiatement séduisant des trois prussiens. Mozart nous ravit par les magnifiques mélodies qu'il prodigue sans compter. Toutefois ce chant continu se déroule dans un cadre strict et est sous-tendu par une discipline de tous les instants. 

Le premier mouvement est tout à fait représentatif, on y entend une succession de mélodies plus belles les unes que les autres. Le violoncelle y tient une place très importante mais un rôle purement mélodique. On pouvait comprendre que le roi de Prusse fût déçu par sa partition car la partie de violoncelle est techniquement simple contrairement à celle bien plus virtuose des quatuors contemporains de Joseph Haydn ou encore des sonates opus 4 pour violoncelle que Jean-Pierre Duport (1741-1818) composa pour le roi la même année.

L'andante en la majeur est une merveille de beauté sonore. Le thème principal évoque de près le célèbre lied "La Violette" KV 477. Comme toujours chez Mozart, on admire le naturel avec laquelle les idées s'enchainent. Le mouvement se termine par une émouvante coda basée sur un thème nouveau qui présente une ressemblance frappante avec le sujet de l'adagio du quatuor en la majeur opus 55 n°1 de Joseph Haydn composé en 1789, morceau centré sur la beauté mélodique, d'esprit très voisin du présent andante.

Le menuet est bien plus étendu que d'habitude. Il débute avec un thème plein de vigueur. Ce thème figure, à peine modifié, dans le menuet du quatuor opus 64 n°6 en mi bémol majeur de Joseph Haydn, composé en 1790. D'autre part le sujet renversé du finale de ce dernier quatuor a été utilisé dans le finale du quintette en mi bémol majeur KV 614 (1791) de Mozart (5). S'agit-il d'un simple hasard ou bien d'un échange de bons procédés quand deux grands esprits se rencontrent? Une visite de Haydn chez Mozart a bien eu lieu en 1790 à Vienne. Dans ce menuet, Mozart oublie son royal client mais dans le trio, sorte de valse en miniature, le violoncelle est à la fête, c'est lui qui mène la danse. 

L'allegretto final, un rondo, est de loin le morceau le plus élaboré. L'écriture en est particulièrement fouillée et le contrepoint omniprésent. Le splendide thème du refrain est chanté par le violoncelle, le premier couplet est en fait un développement contrapuntique sur le thème du refrain, on admire (mesures 40 à 50) "le canon à un temps de distance entre les deux violons et surtout les étonnantes mesures 46 à 50 où sous ce canon, l'alto et le violoncelle en font entendre un autre sur le même thème mais par mouvements contraires" (6). Cet intermède est terminé par une curieuse figure évoquant des battements d'ailes. Après un retour du refrain, le couplet central nous offre un nouveau et magnifique développement sur un élément du premier couplet combiné avec le thème du refrain. Cet intermède est enchainé à un retour du premier couplet qui s'achève avec les battements d'ailes, combinées cette fois de manière enchanteresse avec le thème du refrain. Mozart conclut avec une coda canonique sur le thème du refrain décidément omniprésent mais rendu plus inquiet par des incursions dans le mode mineur. 

Les mots sont impuissants pour décrire ce mouvement. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus, la beauté des idées ou leur élaboration savante. Mais ne nous y trompons pas, la technique la plus raffinée est ici au service de l'inspiration la plus pure, aucune affectation, aucune pédanterie dans ce finale, la musique coule de source et est accessible à qui veut l'entendre.  

Kazimir Malevich, Carré rouge (1915), Musée russe de Saint Petersburg


22ème Quatuor en si bémol majeur KV 589

Toutes les qualités de charme et de beauté mélodique que nous avons appréciées dans le quatuor en ré majeur KV 575, nous les retrouvons dans le quatuor en si bémol majeur KV 589. Ce dernier se distingue toutefois du précédent par une inquiétude latente qui transparait dans certains passages.

Le premier mouvement, allegro, ressemble au mouvement correspondant du quatuor KV 575; on y trouve les mêmes caractéristiques: beauté des thèmes, recherche de plénitude sonore, rôle prédominant du violoncelle. C'est un mouvement de structure sonate classique. Les 70 mesures de l'exposition (1) comportent les deux thèmes habituels. Le second thème très chantant est exposé longuement par le violoncelle traité en soliste. Le développement (1) (60 mesures) débute avec un motif terminant l'exposition comme c'est la règle dans cette série de quatuors et se poursuit avec un travail contrapuntique raffiné sur le premier thème. La réexposition (1) (70 mesures) s'effectue ensuite sans grands changements sauf que le second sujet est cette fois chanté par l'alto. Il n'y a pas de coda et ce magnifique mouvement se termine abruptement.

Le larghetto en mi bémol majeur est centré sur la beauté mélodique. Le thème principal est longuement exposé par le violoncelle puis par le premier violon. Il est suivi par des guirlandes de doubles croches dont la répétition par chacun des instruments confère à ce mouvement un côté mélancolique et évoque un peu les thrènes d'une déploration.

Nul de contestera que le mouvement le plus original de ce quatuor est le Menuetto et surtout son trio. Ce dernier est exceptionnellement long (65 mesures) et, à la différence du trio du quatuor précédent, n'a aucun caractère dansant. C'est en somme un mouvement de sonate qui débute par un thème évoquant un chant d'oiseau avec un accompagnement extrêmement original impliquant un "échange de valeurs rythmiques entre l'alto et le second violon toutes les deux mesures" (Georges Beck). Après les barres de reprises commence un véritable développement, le climat s'assombrit brusquement quand le premier violon répond par une phrase chromatique inquiétante à un motif plaintif énoncé par les trois autres instruments. Les modulations qui ponctuent ce discours sont d'une brusquerie plutôt inhabituelle chez Mozart. On a évoqué à leur propos la manière de Carl Philipp Emmanuel Bach dont Mozart avait dirigé quelques oeuvres à cette époque de sa vie (7,8). C'est ensuite la réexposition du thème du trio profondément remanié et terminé par une longue coda remarquable par le traitement virtuose du premier violon qui prodigue de vétilleux arpèges à la mode baroque.

Le finale, allegro assai, est très court mais très concentré. La ressemblance entre le charmant thème de ce finale et celui de l'opus 33 n°2 en mi bémol majeur de J.Haydn a été souvent notée (3,13). Ce finale est très "haydnien" d'esprit, par sa concision et son monothématisme. Le contrepoint y règne en maitre et on admire comment Mozart "développe, combine et enrichit sans cesse les divers éléments du thème unique" (9). Comme dans le trio du menuet, de brusques modulations (notamment ce retour du thème en la mineur dans un environnement de si bémol majeur à la mesure 93) troublent un discours globalement serein et reflètent une sourde angoisse. Si le violoncelle continue à jouer un rôle de premier plan dans les deux premiers mouvements, il est amusant de constater que Mozart l'oublie complètement dans les deux derniers où l'instrument royal se contente de jouer la partie de basse qui lui est dévolue habituellement.

Kazimir Malevich,  Le rémouleur (1912), Galerie d'art de Yale University

23ème quatuor en fa majeur KV 590

Composé en juin 1790, c'est le dernier des quatuors prussiens. Fa majeur est la tonalité de "Ein musikalischer Spass" (Une Plaisanterie Musicale), sextuor pour deux cors et quatuor à cordes KV 522 dont le morceau de bravoure est un finale contenant un fugato grotesque tout à fait irrésistible. C'est aussi celle du concerto pour piano KV 459 qui, dans son dernier mouvement, offre un mélange de savant et de burlesque tout à fait réjouissant. Le présent quatuor présente également dans son menuet et son finale une tendance à un humour plutôt grinçant.

Dans le premier mouvement, allegro moderato, le ton est encore celui des quatuors précédents. On y trouve en effet la même beauté sonore avec toutefois une certaine nervosité , par exemple, dans la brusque retombée de doubles croches du thème principal. Comme dans les autres quatuors de la série, le violoncelle est doté d'un superbe second thème qui ne jouera aucun rôle dans la suite de l'exposition. Cette dernière s'achève avec deux noires piquées qui seront utilisées dans la première partie du développement selon le procédé adopté dans le cycle des trois quatuors. La retombée de doubles croches du thème principal servira de matériau dans la deuxième partie de développement, remarquable par son rude contrepoint. La coda du morceau utilise les deux noires qui terminaient l'exposition et le mouvement s'achève de façon étrange tandis que "le premier violon, tout seul, jette à son tour, dans le gouffre silencieux, ses deux derniers fa isolés." (10).

Le second mouvement allegretto en ut majeur, est un morceau unique chez Mozart. Il est entièrement basé sur un thème très simple, voire un rythme, qui va parcourir tout le mouvement avec des accompagnements très variés. Le violoncelle a une partie difficile, presque virtuose, avec ses octaves brisés ou ses gammes couvrant trois octaves. Au milieu du morceau, le "thème", présenté en doubles cordes, bénéficie d'un splendide accompagnement en rythmes lombards (10), la sonorité de l'ensemble devient vraiment magique et le mouvement s'achève sur une émouvante coda très schubertienne. Le premier violon grimpe jusqu'au do suraigu et le violoncelle fait entendre sa note la plus grave, un do, cinq octaves plus bas. Une musique somptueuse avec un matériel thématique réduit à l'essentiel, tel est le tour de force réalisé dans ce mouvement.

Avec le menuet allegretto, nous revenons sur terre. Il débute innocemment au premier violon par un thème souriant, prequ'un chant d'oiseau, mais quand les quatre instruments attaquent le thème, cette fois en ré mineur, la musique se fait grimaçante. Le malaise s'accroit dans la seconde partie du menuet du fait d'un accompagnement de plus en plus dissonant. Ce menuet est vraiment sans précédent chez Mozart; avec le trio du menuet du précédent quatuor KV 589, il anticipe les scherzi de l'avenir!

Le finale allegro débute avec un thème en doubles croches très long et sinueux qui est ensuite répété par l'alto. Ce thème, ou bien de nouvelles versions qui en diffèrent subtilement, vont ensuite donner lieu à un feu d'artifice de combinaisons les plus variées et savantes: imitations, canons à l'endroit et al rovescio, fugatos, dans une sorte de mouvement perpétuel, ponctué par d'inquiétants points d'orgue. Juste avant les barres de reprises, une dernière mouture du thème apparait avec un rythme étonnant en notes répétées. Selon Georges Beck (12), "cette répétition tourbillonnante d'un dessin de trois notes est l'un des procédés favoris du jazz". Le développement débute brutalement par un trait de génie: une brusque modulation de do à ré bémol majeur et le développement se poursuit à un rythme impitoyable et avec des modulations hardies. Il semble qu'un Mozart déchainé se "défoule" ici! Mais ne ne nous y trompons pas, cette énergie et cette audace folle sont totalement maitrisées par une technique sans faille et coulées dans un moule strict.

Ce morceau génial annonce Beethoven. Il s'appuie aussi sur Joseph Haydn qui en 1790 venait de composer son opus 64 n°5 l'Alouette dont le finale présente des analogies avec celui du présent quatuor et que Mozart a peut-être connu. Le mouvement qui se rapproche le plus de ce finale est le dernier mouvement du quatuor en fa majeur opus 77 n°2 (1799). On y retrouve la même énergie, le même rythme implacable de bout en bout du morceau (13). Toutefois le superbe finale de Haydn respire l'optimisme ce qui n'est pas le cas du finale qui nous occupe ici.

En tout état de cause ce quatuor est le plus contrasté des trois prussiens, son finale offre une conclusion exceptionnelle à ce cycle de 3 quatuors et donne une idée des voies vers lesquelles se serait engagé Mozart s'il avait vécu plus longtemps.


  1. Structure sonate*: https://fr.wikipedia.org/wiki/Forme_sonate

  2. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 13-30.

  3. Alfred Einstein, Mozart, l'Homme et l'Oeuvre, Desclée de Brouwer, 1954.

  4. https://www.musicologie.org/17/rusquet_chambre_cordes_quatuors_ultimes.html

  5. https://piero1809.blogspot.com/2017/06/les-quintettes-cordes-de-mozart.html

  6. Georges Beck, Heugel et Cie, P.H. 133, 1974 et également Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son œuvre, Tome V, Les dernières années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 52-57.

  7. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 108-113.

  8. En 1788 Mozart dirigea les oratorios: "Les Israélites dans le Désert" et "La Resurrection et l'Ascension de Notre Seigneur Jesus-Christ" de C.P.E. Bach.

  9. Georges Beck, Editions Heugel, P.H. 134, 1974.

  10. Georges de Saint Foix, Mozart, sa vie, son oeuvre, Tome V, Les Dernières Années, Desclée de Brouwer, 1946, pp 114-117.

  11. Rythmes lombards http://www.musicologie.org/sites/l.html

  12. Georges Beck, Editions Heugel, P.H. 135, 1974.

  13. Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
























 

vendredi 4 novembre 2022

Zoroastre de Jean-Philippe Rameau

Portrait de Jean-Philippe Rameau attribué à Joseph Aved (1702-1766), musée des Beaux-Arts de Dijon


La version de 1749, un fleuron de l'oeuvre lyrique de Rameau ressuscité

Zoroastre est une tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) sur un livret de Louis de Cahusac (1706-1759). Cet opéra fut créé à l'Académie Royale de Musique en 1749. Représentée 25 fois, l'oeuvre fut accueillie favorablement par le public mais peu appréciée par la presse musicale. On critiqua un sujet qui ne faisait intervenir ni les dieux de l'Olympe ni des chevaliers ou des croisés en route pour Jérusalem et qui traitait de croyances venues d'Orient dont le public parisien était peu familier. On contesta la forme et on considéra qu'une tragédie lyrique sans Prologue avec par dessus le marché une sinfonia à l'italienne à la place de l'Ouverture à la française, était une injure faite à la mémoire de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). On bouda une musique dans laquelle la déclamation à la française, le récit accompagné et les choeurs ne laissaient pas de place à d'aimables ariettes. Rameau tenait tellement à cet ouvrage qu'il en proposa une nouvelle mouture sept années plus tard, soit en 1756. Les actes I et IV furent en partie conservés mais les actes II, III et V furent composés de novo. C'est une nouvelle œuvre qui fut ainsi proposée au public. La critique fut unanime pour louer cette deuxième version et l'oeuvre originale sombra dans l'oubli (1,2).


Devenu le conseiller spirituel de la famille royale de Bactriane, le prophète Zoroastre, un réformateur religieux, prône l'abandon de l'ancien culte des idoles au profit de l'adoration d'un dieu unique, créateur du monde. Zoroastre qui est amoureux d'Amélite, fille du roi défunt de Bactriane, amour payé de retour, va aider cette dernière à garder son trône. A Zoroastre, s'oppose le personnage d'Abramane, grand prêtre d'un culte polythéiste et âme damnée du dieu Ahriman. Abramane est un ambitieux, adepte d'une magie issue des esprits des ténèbres. Pour accomplir ses noirs desseins, Abramane va recruter Erinice, amoureuse dédaignée de Zoroastre et le couple infernal qui s'est formé par dépit amoureux plutôt que par opposition théologique, envisage de prendre le pouvoir laissé vacant par le décès du roi et va combattre le couple de la lumière représenté par Zoroastre et Amélite. Au terme de multiples affrontements impliquant les magies noires et blanches et émaillés de revirements spectaculaires, la bataille finale sera gagnée par Zoroastre et Amélite.


Zoroastre par Raphaël (1509)

Dans le livret, le Zoroastrisme est présentée comme une religion à portée philosophique, morale et sociale (2), il affirme que les hommes sont dotés d'une âme éternelle, il prône également la responsabilité individuelle et respecte la liberté de chacun. Beaucoup ont vu dans ce livret la marque des enseignements de la Franc-Maçonnerie dont Cahusac était probablement un adepte (1,3).


La comparaison des deux versions de Zoroastre est passionnante. La version initiale de 1749 est plus concentrée, plus austère; la déclamation à la française, le récit accompagné, les quelques airs très brefs et le choeur y sont intimement mêlés d'une manière très moderne mais qui, paradoxalement, rappelle Lully par certains côtés. Dans ces ensembles touffus, il n'y a plus de place pour des airs virtuoses permettant aux soliste de briller. La version de 1756 est plus aérée, elle comporte au sein de chaque acte des grands airs tripartites bourrés de vocalises et d'ornements qui rappellent l'aria da capo italienne, elle est plus riche en belles mélodies et en duos sentimentaux, elle est plus galante et plus aimable et donne aux voix de femmes et notamment à celle d'Amélite beaucoup plus d'importance (six airs virtuoses dans la version de 1756 et un seul dans celle de 1749), ingrédients qui mis bout à bout eurent l'heur de plaire au public parisien. William Christie en fit une superbe lecture dans son enregistrement de février 2003 (4). Les deux versions qui sont en fait deux œuvres différentes, sont complémentaires et figurent au palmarès des plus belles tragédies lyriques jamais composées. Elles possèdent toutes les deux un quatrième acte fulgurant se terminant par un finale tourbillonnant alliant Erinice, Abramane, la Vengeance et le choeur, Courez aux armes.


On a souvent comparé le Zoroastre de Rameau à la Flûte enchantée de Wolfgang Mozart (1756-1791). On trouve en effet dans les deux œuvres le même manichéisme dans l'opposition des forces du bien et du mal et des résonances maçonniques semblables. Mais les ressemblances s'arrêtent là car musicalement parlant, il n'y a rien de commun entre l'oeuvre complexe, foisonnante et novatrice du natif de Dijon au sommet de son art et celle dépouillée, épurée, désincarnée du salzbourgeois composée au terme de trois années de repli sur lui-même (5).

Voltaire par Nicolas de Largillière (1656-1756)
Voltaire, admirateur de Rameau, le baptisa Euclide-Orphée

La version inédite de 1749 était présentée le 30 avril 2022 au Théâtre Municipal de Tourcoing (BaroquiadeS) (6) et en ce 16 octobre 2022 au Théâtre des Champs Elysées de Paris (7). Cette recréation était une première mondiale. A l'écoute du concert du TCE, on pouvait remercier les architectes qui en 1912 ont conçu ce lieu magnifique car l'acoustique y est merveilleuse. La symphonie en ré mineur par laquelle commençait l'oeuvre avait un éclat exceptionnel. Tous les instruments ressortaient avec limpidité et tout particulièrement les deux clarinettes historiques de facture française construites pour l'occasion. Ces dernières, en solo ou bien dans les tutti, donnaient à cette ouverture un son reconnaissable entre mille et un esprit nouveau.


Les voix masculines étaient à la fête dans cet opéra. Je craignais que je ne fusse déçu par l'attributaire du rôle titre. C'est alors que Reinoud Van Mechelen (haute-contre) monta sur scène et... ne la quitta pratiquement plus. Sa voix à la projection fabuleuse emplit l'espace sans forcer le moins du monde. Puissant dans les graves, rayonnant dans le medium et lumineux dans des aigus à tomber, il domina son sujet et offrit au public une incarnation idéale et pleinement aboutie d'un rôle aussi ambitieux. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter son air admirable de l'acte II, Aimez-vous sans cesse. Si les actes II et III appartiennent à Zoroastre, le sublime acte IV est celui d'Abramane, esprit du mal et âme damnée du dieu Ahriman. Tassis Christoyannis (basse-taille) réussit la performance de nous rendre le méchant presque sympathique grâce à sa présence sur scène, son allure de père noble et une voix puissante au timbre parfois rocailleux, parfaitement adaptée pour lancer des imprécations à la face de son ennemi mais plus souvent chaleureuse notamment dans l'admirable air en sol mineur qui ouvre l'acte IV, Cruels tyrans qui régnez dans mon cœur où on croit presque entendre des remords de sa part. A David Witczak (basse-taille) incombaient les rôles de Zopire, Ahriman, Un Génie, La Vengeance. Parmi ces rôles, le plus fourni était celui de la Vengeance qui domine tout l'acte IV. Dans ce dernier il pouvait mettre en valeur son ample medium et un aigu percutant, notamment dans son air, Va, cours, j'arme tes mains. Mathias Vidal (haute-contre) chantait les rôles d'Abénis, d'Orosmade et d'une Furie. On ne peut que regretter la brièveté de ses interventions quand on les entend dans l'acte II, d'abord voluptueuses dans le rôle d'Abénis et ensuite impérieuses dans celui du dieu Orosmade, Zoroastre, vole à la gloire. Ces instants merveilleux passaient malheureusement trop vite. Thibaut Lenaerts, préparateur du choeur de chambre de Namur, a chanté avec autorité le rôle d'une Furie dans l'acte IV.


Les femmes jouent un rôle secondaire, il n'y a point d'héroïne mis à part Erinice qui dans un rôle un peu monolithique, déploie sa rancoeur, sa frustration mais également son ambition dévorante. Véronique Gens est une grande tragédienne et ne manque jamais ses rendez-vous dans l'opéra baroque et classique. Elle manifestait dans ce rôle d'Erinice un engagement de tous les instants, une puissance vocale sans faille, un instinct dramatique très sûr et beaucoup d'intensité dans l'expression de ses passions. Le rôle d'Amélite est singulièrement petit dans cette version de 1749. Jodie Devos intervenait principalement dans des récits accompagnés et quelques courtes ariettes. Elle pouvait enfin déployer son talent et libérer une voix au timbre éclatant dans son air de la fin de l'acte V, Règne, Amour! Cet air dans la tonalité sensuelle de la majeur a la structure ABA' de l'aria da capo et est écrit dans un registre tendu qui convient parfaitement à sa tessiture de soprano colorature. Dans la reprise da capo, elle nous régala de superbes variations culminant avec un contre-ré lumineux. Gwendoline Blondeel et Marine Lafdal-Franc sont deux sopranos du choeur de Namur qui ont embrassé une carrière de soliste. Dans le rôle de Céphie et de Cénide, Gwendoline Blondeel, artiste bien connue dans l'opéra baroque (superbe prestation dans Il Palazzo incantato de Luigi Rossi), fait admirer sa très jolie voix au timbre fruité, sa belle ligne de chant et sa connaissance approfondie du chant baroque. J'ai adoré son duo magnifique avec Mathias Vidal, Sommeil, fuis de ce séjour, pour la fête la plus belle...Marine Lafdal-Franc (Zélise, Une Fée, Une Furie) a une voix bien projetée, un timbre chaleureux et un tempérament dramatique incontestable. Son duo en tant que Fée avec David Witczak, Volez dans la carrière, était remarquable.


De gauche à droite: Marine Lafdal-Franc, Gwendoline Blondeel, Reinoud Van Mechelen, Jodie Devos, Alexis Kossenko, Véronique Gens.

L'orchestre Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie (directeur Alexis Kossenko) était un acteur essentiel de ce concert. L'écriture orchestrale de Rameau est souvent touffue avec un usage constant du contrepoint. Les imitations entre violons et basses et les passages en fugato font partie intégrante du langage du compositeur. Les passages ultra-rapides sont légion. L'usage de la dissonance est aussi une constante dans son écriture. L'exécution d'une grande précision des cordes emmenées par Stefano Rossi (violon solo) permettait de rendre justice aux passages les plus subtils et aux prodiges harmoniques qui marquent le passage des ténèbres à la lumière. Les bois coloraient de façon savoureuse la musique et on note avec plaisir que Rameau les utilise par groupes de quatre d'une façon qui lui est propre et qui ne correspond pas à l'évolution vers le classicisme de Mozart et Haydn. Par exemple, l'emploi de quatre bassons pouvait surprendre mais ces instruments utilisés en solo ou en diverses combinaisons ont permis d'obtenir des effets sonores sui generis tout à fait jouissifs. J'ai adoré la percussionniste Marie-Ange Petit et ses magnifiques contre-temps de timbales à l'acte IV.


Le pupitre des sopranos du Choeur de Chambre de Namur est époustouflant. Il est particulièrement à la fête dans la musique française où l'absence de celui des altos engendre le fameux creux français qui donne aux voix hautes de femmes un relief très particulier. Le pupitre des hautes-contre n'a pas vocation à combler ce creux; il joue en fait sa propre partition dans la partie haute des voix d'hommes ce qu'il a réussi à merveille lors du concert. Quant aux ténors et aux basses, ils impressionnent par leur puissance et leur engagement. Ajoutons ici que dans Zoroastre, le choeur ne se contente pas de commenter l'action, il est, au même titre que l'orchestre, un acteur majeur du drame qui se joue sur scène.


Alexis Kossenko était à la tête de tout ce beau monde. J'ai beaucoup aimé sa gestuelle, à la fois ample, précise et très rythmique, mise longuement au point afin que les chanteurs sur scène interagissent avec lui. Je me pris à rêver de danseurs à qui ces gestes seraient destinés.


La fine fleur du chant français baroque, un orchestre et un choeur merveilleux, la découverte d'un fleuron méconnu de la divine musique de Rameau, c'était plus qu'il n'en fallait pour passer une soirée d'exception.

Désormais cette magnifique production est gravée, sinon dans le marbre, sur un support physique lui permettant d'être accessible aux amateurs. Une splendide chronique de mon ami Stefan Wandriesse lui a été consacrée (9).



  1. https://en.wikipedia.org/wiki/Jean-Philippe_Rameau

  2. Benoît Dratwicki, Zoroastre, un opéra moral, social et philosophique, Notice du CD © alpha classics/Outhere Music, France 2022.

  3. Stéphane Korsia-Meffre, Zoroastre, un opéra marqué par les idéaux maçonniques, https://www.cairn.info/revue-la-chaine-d-union-2017-2-page-58.htm

  4. https://operabaroque.fr/ZOROASTRE_3.htm

  5. Georges de Saint Foix, W.-A. Mozart, V. Les dernières années, Desclée de Brouwer, Paris, 1946.

  6. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/zoroastre-rameau-kossenko-tourcoing-2022

  7. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/zoroastre-rameau-kossenko-tce-2022

  8. Les illustrations libres de droits proviennent de l'article Rameau publié dans Wikipedia (1).

  9. http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/zoroastre-rameau-kossenko-alpha


mercredi 2 novembre 2022

Le chercheur de trésors de Franz Schreker à l'Opéra National du Rhin

© Photo Klara Beck, Helena Juntunen (Els)


Avec 700 représentations suite à sa création en janvier 1920, Der Schatzgräber (Le chercheur de trésors) a été triomphalement accueilli par le public germanique. C'est le succès le plus éclatant de Franz Schreker après celui de Das ferne Klang (Le son lointain) et de Die Gezeichneten (Les stigmatisés). A partir de 1925, Schreker passa de mode et ses opéras suivants comme Irrelohe ne connurent qu'un succès d'estime. L'avènement du Nazisme lui porta un coup fatal. Quoique son père fût converti au Protestantisme, Franz Schreker eut à souffrir de persécutions du fait de ses origines juives dont son inscription sur la liste des artistes dégénérés ne fût pas la moindre. Sa musique fut ensuite reléguée aux oubliettes et il fallut attendre les années 1970 pour que ses opéras fussent redécouverts. C'est dans cette dynamique que l'Opéra National du Rhin présenta Le son lointain en 2012 et Le chercheur de trésors en 2022.


Elis est un ménestrel parcourant le monde en chantant des ballades et en déclamant des contes fantastiques, il cherche et trouve avec son luth magique des trésors invisibles aux communs des mortels. Dans sa quête de rencontrer le prince charmant qui l'emmènerait dans son château, la servante d'auberge, Els, est prête à tout y compris à tuer pour arriver à ses fins. Obtenir l'amour d'Elis qu'elle a rencontré à la cour du roi devient son obsession. Elle confie à Albi, son âme damnée, le soin de tuer les amants qui lui ont permis de retrouver les joyaux du collier de la reine, source de vie et de pouvoir que cette dernière avait perdu et de reconstituer la parure. Lors d'une nuit d'amour, Els confie à Elis le fameux trésors en l'adjurant de ne jamais chercher à connaître sa provenance. La parure est restituée à la reine et Elis nommé chevalier. Le bouffon est aussi amoureux d'Els, c'est lui qui a révélé au roi l'existence d'Elis. Démasquée par le bailli, Els sera sauvée du bûcher par le bouffon qui la recueillera dans sa retraite solitaire. Quand Elis revient un an plus tard, Els n'est plus que l'ombre d'elle-même, elle dépérit et sa fin est proche. Elis lui chante une dernière ballade et Els va mourir dans ses bras (1).


© Photo Klara Beck,  Helena Juntunen (Els), Paul Schweinester (Le bouffon)

La musique du Chercheur de trésors est tonale et diatonique, elle est facile d'accès comme celle de son contemporain Walter Braunfels dont on entendit l'an dernier à l'ONR Les oiseaux. Elle peut se comparer à celle de la Verklaert Nacht ou des Gurre Lieder de Schönberg ou bien du Langsamer Satz de Webern écrits une quinzaine d'années plus tôt. Elle est nettement moins agressive, dissonante et chromatique que celle de Salomé, opéra de Richard Strauss datant de 1905. Dans ces conditions le langage harmonique de Schreker pourrait paraître bien classique pour ne pas dire rétrograde. Toutefois la modernité de l'écriture n'est pas forcément un gage de valeur et d'autre part les opéras de Schreker possèdent d'autres attraits parmi lesquels l'utilisation de sonorités spéciales comme vecteur d'expression en complément de la musique et des paroles. Par exemple le mot trésor est figuré par un leitmotiv aux violons tandis qu'en même temps interviennent à de multiples reprises les deux harpes et le célesta qui créent un son lointain et produisent une ambiance mystérieuse tout à fait fascinante. Des effets de nature similaire sont produits avec le tam-tam utilisé pianissimo pour créer des vibrations dont le spectre n'est plus vraiment musical mais qui produisent chez l'auditeur des sensations intenses. Cet orchestre fonctionne comme une machine formidable pour créer des sons nouveaux d'où l'importance de la maitrise de l'espace dans un système tridimensionnel comme le souligne Mark Letonja ce qui le conduit à installer les harpes et le célesta dans les deux loges de part et d'autre de la scène.


© Photo Klara Beck,  Helena Juntunen (Els) et Thomas Blondelle (Elis)

Il n'est pas évident que Franz Schreker ait voulu délivrer un quelconque message. Toutefois s'il fallait proposer quelques pistes, il apparaît évident que le don de chercheur de trésors conféré par le luth magique peut être vu comme métaphore du rôle de l'artiste capable par son travail de création, de donner vie et corps aux rêves des hommes. On pourrait dire également que l'érotisme très présent dans le texte et la musique de l'opéra, a un rôle destructeur et que de nombreux passages évoquent les visages meurtriers mais aussi salvateurs de l'amour. L'héroïne Els va tuer par amour et le ménestrel Elis tentera de la sauver à cause de la passion qu'il éprouve pour elle. Dans un récit féérique visionnaire d'une captivante fantaisie, l'oeuvre se termine sur une note transfigurée écrit Paul Bekker dans sa critique de 1920 (1). Malheureusement l'orchestre ne l'entend pas ainsi: un crescendo emmené par un tourbillon de la grosse caisse et du tam tam aboutit à un terrifiant accord de ré mineur triple fortissimo de tout l'orchestre qui anéantit le doux ré majeur des derniers mots pleins d'espoir du bouffon (2).


© Photo Klara Beck,  Doke Pauwels (La reine)

Christof Loy a signé une belle mise en scène qui n'empiète jamais sur la musique. Bien que le livret se situât dans un Moyen-Âge fantasmé, il nous a proposé une perspective intemporelle qui rendait pleinement justice aux passions qui motivent les protagonistes. Un décor unique (Johannes Leiacker) sobre et harmonieux représentait alternativement en fonction des éclairages (Olaf Winter), une salle du château du roi, la place d'une ville moyenâgeuse, une salle d'auberge, la chambre d'Els, l'ermitage du bouffon. L'excellente direction d'acteurs mettait en valeur la place et le rôle de chaque protagoniste de manière très fluide. Le duo d'amour de Els et de Elis qui forme l'essentiel du sublime troisième acte se déroulait dans une ambiance érotique et onirique inoubliable.


Le rôle titre était incarné par Thomas Blondelle. Le ténor belge m'avait fait une forte impression dans le rôle de Parsifal en 2020. Sa voix superbement projetée a la puissance appropriée à la musique de Schreker bien que ce rôle de ménestrel fût rien moins qu'héroïque. A travers quatre superbes ballades, Thomas Blondelle parcourt un monde de sensations et d'émotions notamment dans l'épilogue, la belle et visionnaire légende de l'ascension au ciel d'Els, au sons des cloches qui résonnent au loin. Dans le duo vocal du troisième acte, à l'instar du duo d'amour de Tristan et Isolde, les parties vocales ont été poussées à leurs limites et le ténor affrontait ce climax d'intensité expressive avec toute la vaillance qu'il manifeste dans ses rôles wagnériens.


Helena Juntunen incarnait le rôle de Els. Successivement Zdenka dans Arabella, Marietta dans La ville morte de Korngold, Donna Clara dans Le nain de Zemlinsky, Marie dans Wozzeck d'Alban Berg, Grete dans Le son lointain de Schreker, la soprano finlandaise est passionnée de musique post-romantique et expressionniste. Sa prestation d'ensemble était de grande qualité et reflétait la force de ses convictions artistiques. Elle chanta merveilleusement la ravissante berceuse qui ouvre l'acte III. Dans le duo d'amour qui suit, elle manifesta toute la passion et le don de soi exigée par le rôle.


Personnage aussi important que les deux amants, brisé comme eux par la vie, le bouffon était interprété par Paul Schweinester. C'est lui qui ouvre l'opéra et qui à la toute fin, tire la morale de l'histoire. En suggérant au roi le nom d'Elis, il crée en quelque sorte la légende du chercheur de trésors. Pas de voix nasillarde ou de grimaces appuyées, le jeu du ténor autrichien était sobre mais efficace et son chant profilé d'une belle voix ductile au timbre prenant. Kay Stiffermann attributaire du rôle du bailli, victime du Covid, ayant déclaré forfait, était remplacé au pied levé par Johann Thomas Mayer qui avait tenu le même rôle au Deutsche oper Berlin. Le baryton allemand a un palmares prestigieux avec de grands succès wagnériens et straussiens à son actif. Le rôle du bailli est celui d'un notable responsable de l'ordre mais en même temps amoureux d'Els que le baryton allemand joua et chanta d'une superbe voix et avec une magnifique présence scénique. Le public lui fit d'ailleurs une ovation méritée. Le roi était incarné par Derek Welton, baryton-basse, spécialiste de rôles wagnériens. Il s'est avéré être excellent acteur et chanteur dans un rôle aux résonances souvent comiques. L'inquiétant personnage d'Albi, âme damnée et exécuteur des basses œuvres d'Els, était chanté par le ténor Tobias Häschler avec talent et engagement. Aucune fausse note dans une distribution de grande qualité où il est impossible de citer tous les acteurs-chanteurs (plus d'une vingtaine): la reine, le chancelier, le comte, le médecin du roi, le gentilhomme, le greffier, l'aubergiste, un lansquenet, les trois voix du lointain ainsi que les artistes de complément.


Dans la configuration adoptée par Mark Letonja, l'orchestre de Schreker, en l'occurrence l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg n'a plus vraiment un rôle d'accompagnateur, il est en fait celui qui raconte et celui qui porte l'émotion et devient un protagoniste majeur du drame qui se joue sur scène. Les cordes soyeuses et même voluptueuses deviennent très incisives à l'acte I avec des figurations dissonantes des violons au moment de la découverte du cadavre du gentilhomme promis à Els. Les bois ne sont pas en reste avec des clarinettes très expressives et parfois virtuoses comme cette époustouflante gamme descendante de deux octaves à la scène 7 de l'acte II. Le cor anglais a son heure de gloire à la toute fin de l'acte II et dans l'épilogue. Les cuivres donnent souvent de la voix mais avec modération sauf à l'acte deux où les excellents cornistes et trombonistes se livrent à des triolets résonnants avec puissance en réponse au choeur des moines. Marko Letonja connait parfaitement cet orchestre qu'il dirigea pendant une décennie et cela se sent dans la fluidité et la complicité des échanges entre lui et les musiciens. Le choeur de l'ONR qui opérait par touches discrètes quasi debussystes apportait une contribution essentielle à la magie sonore de cette oeuvre (3).


Une découverte musicale, une mise en scène intelligente, un beau plateau vocal, un orchestre d'exception, voilà réunis les ingrédients d'un superbe spectacle vivant. C'est tout cela que l'on demande quand on va à l'opéra.


© Photo Pierre Benveniste,  de gauche à droite: Albi, Le bouffon, Els, Elis et Le bailli

(1) Paul Bekker, Ivresse de musique et de plaisir sensuel, Compte rendu de la création du Chercheur de trésors (1920), Notice, Opéra National du Rhin, octobre/novembre 2022.

(2) Arne Stollberg, Prince et princesse par la grâce du roi des rêves, Programme de salle du Deutsche Oper Berlin, 2020.

(3) Cet article a été présenté dans une forme différente dans le forum Odb-opéra:  https://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=24649...











lundi 29 août 2022

Oublier Mozart Emmanuelle Pesqué


 

A la recherche du testament perdu.

Dans le roman Oublier Mozart, Emmanuelle Pesqué a élaboré une intrigue imaginaire centrée autour de Spencer Braham (1802-1883). Ce dernier est le fils unique d'Ann Selina (Nancy) Storace (1765-1817), une cantatrice célèbre qui eut l'occasion de bien connaître Wolfgang Mozart (1756-1791) et d'interpréter ses œuvres dont les Nozze di Figaro en 1786.

Peu après le décès de Stephen Storace (1762-1796), compositeur britannique d'opéras et frère d'Ann Selina, la cantatrice fait la connaissance en 1797 d'un jeune et brillant ténor de huit ans son cadet, John Braham (1774-1856) dont elle tombe amoureuse. Echaudée par un mariage désastreux en 1784 avec le violoniste John Abraham Fisher (1744-1806) dont elle arrive à se débarrasser, elle file le parfait amour avec John Braham en union libre et donne naissance à un fils, Spencer Braham.. Ce dernier selon les termes de l'époque est un bâtard et ne peut pas hériter en l'absence de testament. Quand Ann Selina décède en 1817, le testament de cette dernière étant introuvable, Spencer qui aurait du être de facto l'héritier principal, se trouve en passe d'être privé de son héritage. Sa situation devient désespérée quand il apprend que sa mère avait déjà écrit en 1797 un premier testament dans lequel le nom de son fils ne pouvait apparaître vu que ce dernier n'était pas encore né. D'après ce testament en bonne et due forme, c'est la grand-mère de Spencer qui hérite d'une partie de la fortune de sa fille.

Persuadé qu'il a été spolié et qu'un deuxième testament existe en fait quelque part, Spencer tente de le retrouver. Sur ces entrefaites, Elisabeth Storace (1739-1821), mère d'Ann Selina, décède et Spencer peut alors profiter d'une partie de l'héritage. De plus la dame de compagnie d'Elisabeth remet à Spencer un paquet contenant les mémoires de sa mère qui lui étaient destinées. Ce paquet contient des documents précieux sur la carrière artistique de la cantatrice. Ces documents permettront-ils de répondre aux questions que se pose Spencer? Un deuxième acte notarié existe-t-il et le cas échéant, pourquoi donc Ann Selina n'a-t-elle pas couché son fils bien aimé sur son testament ?


Stefen Storace, frère d'Ann Selina Storace, portrait par un artiste inconnu

L'investigation diligentée tambour battant par Spencer est passionnante et accroche constamment le lecteur; ce dernier s'attend même à ce que le mystérieux testament surgisse des recoins les plus secrets de demeures quelque peu gothiques ou des mains de personnages plus ou moins louches qui gravitent autour de la famille Storace; le style narratif entretient avec brio le suspense tout au long des actions de Spencer. D'autre part, le récit des mémoires d'Ann Selina est extrêmement vivant et là encore le passionné de musique de l'époque espère sans trop y croire des révélations inédites sur Mozart et ses contemporains. La force du roman vient de ce qu'il n'y a pas de miracle, la vérité historique reprend ses droits mais cette vérité est plus passionnante que la fiction car la mémorialiste nous invite à visiter une galerie de personnages plus attachants les uns que les autres et nous conte des aventures cocasses ou dramatiques. Nous avons aussi le bonheur de côtoyer des compositeurs dont on ne parle plus beaucoup aujourd'hui mais qui furent les gloires de leur époque: les Venanzio Rauzzini, Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, auteur d'Il Re Teodoro in Venezia (1784) sur un livret étincelant de l'abbé Giambattista Casti, Giuseppe Sarti, Antonio Salieri, Francesco Bianchi et surtout Vicent Martin i Soler (1754-1806) appelé aussi Le divin espagnol qui fut vraisemblablement l'amant de la cantatrice et certainement un des plus brillants compositeur d'opéras de son époque. La mémorialiste ne ménage pas Lorenzo da Ponte (1749-1838), personnage haut en couleurs et librettiste de Mozart qui n'apparaît pas toujours à son avantage dans son récit. A noter que ces mémoires sont écrites dans la langue de la fin du 18ème et du début du 19ème siècles qui donne beaucoup d'authenticité, de sens et de saveur aux aventures qui y sont relatées.


Vicent Martin i Soler, gravure de Jacob Adam d'après un dessin de Joseph Kreützinger

Parmi les personnages étonnants circulant dans le roman, Elisabeth Storace, mère d'Ann Selina est un des plus mystérieux. Très troublant était son acharnement à détruire par le feu les lettres de ses proches, celles de son époux Stefano Storace et surtout celle de son fils Stephen Storace, frère adoré d'Ann Selina, décédé à la fleur de l'âge en 1796, comme si elle avait préféré que la postérité ne vînt pas à connaître certaines informations. En tout état de cause, cet acte, en privant le monde musical de documents essentiels sur ce compositeur anglais très talentueux désormais oublié, peut être interprété en tant que métaphore de la finitude et de la fragilité des sources dont disposent les historiens.


Antonio Salieri à la fin de sa vie, peinture de Joseph Willibrod Mähler

Les modes viennent et passent comme la notice de François-Joseph Fétis (1784-1871) sur Ann Selina Storace, reproduite à la toute fin de l'ouvrage, nous l'apprend. On ne dévoilera pas ici ce qui fait le piquant de cette notice mais on fera remarquer que le célèbre musicologue et théoricien de l'époque romantique avait ''corrigé'' les fautes d'harmonie de l'adagio liminaire du quatuor en do majeur K 465, Les Dissonances de Mozart.

Ce roman, mine d'informations, dont la lecture est fascinante et revigorante, ravira les amoureux de Mozart, de sa muse Ann Selina Storace ainsi que tous ceux qui s'intéressent à la vie musicale en Italie comme en Angleterre, à Vienne comme à Londres, de ce 18ème siècle finissant.

A noter que le roman est assorti d'un arbre généalogique de la famille Storace très utile, d'un glossaire des personnages historiques cités et d'un chapitre comprenant la liste impressionnante des sources utilisées ainsi que des précisions historiques et littéraires. On admire à ce propos la connaissance de la littérature anglaise de l'autrice. Cette dernière a également publié une biographie d'Ann Selina Storace: Nancy Storace, muse de Mozart et de Haydn (2017).


Ann Selina (Nancy) Storace par Pietro Bettelmi (1788)


Emmanuelle Pesqué: Oublier Mozart, roman 313 pages

Amazon, 2022.

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lundi 22 août 2022

Le Amazzoni nell'Isole Fortunate de Pallavicino par Christophe Rousset et les Talens Lyriques

© Pierre Benveniste  Axelle Fanyo, Clara Guillon, Anara Kassenova, Iryna Kyshliaruk

 

Un festival de voix féminines

Le Amazzoni nell'Isole Fortunate, musique de Carlo Pallavicino (circa 1640-1688) et livret de Francesco Maria Piccioli, fut créé à Piazzola sul Brenta en 1679. à l'occasion de l'inauguration d'un vaste théâtre voulu par Marco Contarini, procurateur de Saint Marc de Venise. Ce dernier avait fait construire un hospice, Il Loco delle Vergine, où une trentaine de jeunes filles pauvres recevaient une éducation musicale raffinée parmi d'autres enseignements de culture générale. Cet établissement était calqué sur les institutions vénitiennes telles que l'Ospedale San Lazaro dei Mendicanti ou encore les Incurabili. Le présent article est une extension d'une chronique publiée dans BaroquiadeS (1).

Au début de l'opéra, Pulcheria et ses amazones règnent sans partage sur leurs sujets des Iles fortunées, Florinda et Auralba entretiennent une relation amoureuse tumultueuse, Cillene poursuit en vain la jeune Jocaste, fille de Pulcheria, de ses assiduités. Cet équilibre est rompu par l'arrivée sur l'île, de Numidio, soit-disant échoué sur la plage mais en réalité, éclaireur au service de Sultan et son armée d'Ethiopiens. Numidio papillonne d'abord de l'une à l'autre et suscite la discorde en provoquant leur jalousie. Ainsi Florinda et Auralba croyant à tour de rôle, être l'élue du cœur de leur protégé, se brouillent. Pulcheria réalisant que son statut de reine ne lui donne pas l'avantage escompté vis à vis de Numidio, entre en conflit avec ses sœurs de combat, Florinda et Auralba et en arrive même à jalouser sa fille Jocaste qui a suscité l'intérêt de Numidio et n'est pas insensible au charme du capitaine des éthiopiens. Ce dernier saisit rapidement le profit qu'il peut tirer de ces amazones énamourées et amène Pulcheria à lui faire des confidences. Cette dernière lui confie son projet de séduire Sultan et de le tuer. Pulcheria met son projet à exécution mais Sultan, averti à temps par Numidio, retient Pulcheria en captivité tandis que ses soldats envahissent l'île. La bataille est perdue pour les Amazones et l'île est dévastée mais Sultan fait preuve de clémence et décide de rendre sa liberté à Pulcheria et ses compagnes à condition qu'elles le reconnaissent comme leur suzerain.

Ce livret très attrayant a le mérite de la clarté et l'action y est permanente (2). Il fait intervenir une palette de sentiments variés chez les femmes: l'affection et la solidarité entre combattantes, la déception et la jalousie quand elles se croient abandonnées par Numidio au profit d'une rivale, le ressentiment vis à vis des hommes. Ces derniers ne sont pas à leur avantage: Sultan est un ambitieux sans scrupules et Numidio un manipulateur. L'intrigue est contée avec légèreté et l'humour apparaît en filigrane. La trahison y est omniprésente, à l'image de la vie en société et de la vie politique de l'époque. La folie du personnage de Cillene apporte sans aucun doute une dimension supplémentaire et permet à l'action de dériver vers des sentiers inattendus (3).

Un tel sujet dans lequel l'homosexualité le dispute à l'érotisme, ne pouvait être écrit qu'à Venise où la censure papale en matière de mœurs, n'avait pas cours. Encore faut-il relativiser l'audace du livret de Francesco Maria Piccioli. Les relations saphiques entre les jeunes femmes bien qu'elles fussent exposées sans détour et qu'elles ne résultassent pas d'un déguisement ou d'un changement d'identité, avaient une portée restreinte du fait que ces femmes guerrières formaient une société close dans laquelle seul l'amour lesbien était possible. Il faut aussi remarquer que les mœurs des amazones étant honnies pas la société grecque antique, ne pouvaient en aucun cas être prises comme modèles.

Les amazones de la mythologie grecque fascinent depuis la nuit des temps (4). On peut remarquer cependant que leur destin, conformément aux mythes chantés par les auteurs de l'antiquité, est généralement tragique. C'est en particulier le cas de Penthésilée dont les amours tumultueuses et flamboyantes avec Achille aboutissaient à sa propre perte et à un carnage chez ses congénères. D'autres héros (Hercule, Thésée, Bellérophon...) ont eu affaire aux amazones et dans tous les cas les combats aboutirent au massacre de ces dernières. Le cas de Pulcheria ainsi que celui des innombrables amazones, héroïnes de l'opéra baroque, n'était pas tellement différent de celui de ses soeurs mythiques mais sa défaite se devait d'être adoucie afin qu'une lieto fine, dont l'opéra de l'époque commençait à raffoler, fût possible. Les lecteurs désireux d'en savoir plus sur les amazones dans l'opéra baroque peuvent lire l'ouvrage exhaustif d'Andrea Garaviglia (5).


© Pierre Benveniste Olivier Cesarini, Marco Angioloni, Axelle Fanyo, Clara Guillon

La musique diffère notablement de celle composée par Luigi Rossi (1598-1653) ou Francesco Cavalli (1602-1676) trois à quatre décennies auparavant. Moins dramatique et intense que celle de ses prédécesseurs, elle se distingue par l'élégance et le charme mélodique. Le recitar carntando y est moins riche et relativement court. Par contre les airs tout en restant brefs, sont très nombreux. Ils sont parfois précédés et terminés par une ritournelle orchestrale. Ils commencent à acquérir une certaine autonomie par rapport au texte et peuvent rentrer dans des catégories plus précises. Il existe par exemple de nombreux arie du furore ou di trionfo et quelques lamenti. Les airs de structure ABA, peuvent être considérés comme des formes embryonnaires de la future aria da capo qui fera florès à partir de 1700. Ils sont accompagnés par le continuo (théorbes, clavecin, basse d'archet, orgue). Parfois deux violons se joignent au continuo dans les ritournelles orchestrales.

La création à Piazzola sul Brenta d'un opéra comportant une prépondérance de rôles féminins n'est pas anecdotique; cet événement correspond à une volonté clairement affirmée de tirer partie de l'excellence du vivier musical d'Il Loco delle Vergine. Dans le même esprit, Christophe Rousset a fait appel à de jeunes chanteuses talentueuses et nous a conviés à un festival de voix de femmes.


© Pierre Benveniste Christophe Rousset et trois sopranos vedettes

C'est Axelle Fanyo, soprano qui incarnait Pulcheria, la reine des amazones. Ce rôle est difficile à jouer et chanter car Pulcheria, à la fois autoritaire et versatile, passe facilement du triomphe à la colère. La soprano domine la scène de sa voix à la superbe projection et au timbre conquérant. Un magnifique exemple de l'engagement et du talent incomparable de cette artiste se trouve dans son air triomphal au son des trompettes, Coraggio, costanza...vittoria o morir (acte II, scène 10) ainsi que dans les vocalises flamboyantes de l'air, Veggio ben che la fortuna (acte III, scène 14). Axelle Fanyo est aussi capable d'émouvoir de sa voix au timbre captivant dans son air mélancolique, Confusi miei pensieri (Acte III, scène 9).

Jocasta (Anara Khassenova) est la fille de Pulcheria. Numidio tombe amoureux de son portrait au grand dam de sa mère qui convoite le capitaine des éthiopiens. Pas encore atteinte par les tourments de l'amour en raison de sa jeunesse, Jocasta est la plus paisible des protagonistes de cet opéra et souffre de l'état de guerre perpétuel qui est le quotidien de sa vie comme elle le montre dans cet air poignant, Hai sempre da piangere..., (acte II, scène 2) bordé de ritournelles orchestrales et chanté par la soprano d'une très belle voix nuancée de magnifiques pianissimos.

Eléonore Gagey campait avec brio et engagement le personnage de Cillene et celui allegorique de La difficolta. Cillene est tantôt animée de sentiments belliqueux compulsifs, l'instant d'après elle tombe amoureuse de Jocasta pour finalement reconnaître en Numidio, un de ses anciens amants, Pericleo. Imprévisible elle navigue dans un état d'hystérie perpétuelle comme dans la scène 7 de l'acte II où, tout en jouant avec un poignard, elle s'approche de Numidio ligoté pour l'embrasser. Vieni o caro in questo sen..., est cependant un air gracieux témoignant de la capacité de cette remarquable chanteuse et actrice de s'adapter au millimètre près aux états d'âme changeants de la versatile Cillene.

Florinda était incarnée par Iryna Kyshliaruk. La chanteuse ukrainienne avait sans doute les plus beaux airs de la partition. Le plus remarquable en si bémol majeur, S'ho da penar cosi, se trouve à la fin de l'acte I et anticipe une tradition de l'opéra seria non réformé qui est de terminer le premier acte avec un grand air pour la Prima Donna ou le Primo Uomo. Dans cet air la chanteuse nous comble par l'intensité du sentiment, la beauté de la ligne de chant et une technique vocale parfaite.

Le rôle d'Auralba (Clara Guillon) est intimement lié à celui de Florinda; les deux amantes partagent les moments les plus érotiques de l'opéra. La scène 13 de l'acte I, superbe scène du sommeil qui aura une innombrable postérité dans l'opéra seria, commence par un air de Florinda en mi bémol majeur, Stanchi lumi, riposate, qui, s'interrompant dans son chant, s'endort lentement. C'est alors qu'Auralba intervient avec une sensualité extraordinaire sur un rythme 12/8 de sicilienne et s'extasie sur les cheveux blonds dénoués et la poitrine d'ivoire de sa compagne endormie que caressent les rayons du soleil. A noter que dans cette scène, l'orchestre dialogue constamment avec les femmes et donne en quelque sorte son ressenti. Plus loin aux scènes 11 et 12 de l'acte II, Florinda et Auralba chanteront chacune à tour de rôle une strophe d'un des airs les plus expressifs de la partition, Dir di voler amar. Auparavant, Clara Guillon, révélation de cette soirée, était intervenue avec une très belle voix et beaucoup d'énergie contenue dans le rôle du Génie, Hor che dell'Adria.

Avec huit airs, le rôle de Numidio (Anapiet) est un des plus importants. Marco Angioloni a composé un personnage diablement séducteur, capable de s'attirer les bonnes grâces de toutes les jeunes amazones, y compris les plus rebelles. Le ténor a particulièrement brillé dans l'air, Per non perdere la vita, (scène 1) qui ouvre l'acte I, un air précédé par une jolie ritournelle aux rythmes pointés écrite pour deux violons et le continuo et dont il a chanté avec passion les deux strophes. Il s'imposa également dans l'air quelque peu cynique qui ouvre l'acte III, Gia su l'ali d'un dardo..., de sa voix douce au légato superbe.

Olivier Cesarini (basse) intervient dans les rôles d'Il Timore (La Peur) et Sultan, roi des éthiopiens. De sa voix agréablement timbrée, il joue parfaitement la carte du souverain éclairé qui pardonne à ses ennemies, la victoire une fois acquise. Son intervention (acte II, scène 16), A suon di tromba...la vittoria al fin s'ottien, était remarquablement martiale et flamboyante.


© Photo Pierre Benveniste  Eléonore Gagey, Olivier Cesarini, Marco Angioloni, Axelle Fanyo

Grâces soient rendues à l'Orchestre des Talens Lyriques. En formation réduite avec deux violons emmenés par Gilone Gaubert, deux trompettes, timbales et un généreux continuo (deux clavecins, deux luths, une basse d'archet), ce petit ensemble étonnait dans le vaste transept de l'église Notre Dame, par la plénitude du son et la précision des attaques. Christophe Rousset plus inspiré que jamais, donnait à cette musique à la fois divertissante et profonde, un élan et un charme irrésistibles.

Quel bonheur de découvrir une œuvre nouvelle qui me paraît être un jalon essentiel dans l'histoire de l'opéra. Grâce à la beauté intrinsèque de la musique et à l'intelligence de l'exécution, cette représentation sera indiscutablement un des temps forts de ce 40ème festival d'Opéra Baroque de Beaune (6).




  1. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/amazzoni-pallavicino-rousset-beaune-2022

  2. Libretto de Francesco Maria Piccioli traduit par Christophe Rousset

  3. Olivier Rouvière, Venise et les femmes puissantes, Programme de la représentation du 9 juillet 2022 de Le Amazzoni nell'Isole fortunate, au 40ème festival international d'opéra baroque de Beaune.

  4. Amazones https://fr.wikipedia.org/wiki/Amazones

  5. Andrea Garaviglia, Il mito delle Amazzoni nell'opera barocca italiana. Edizioni Universitarie di Lettere Economia Diritto (LED), Cantar Sottile, Università degli studi di Milano, 2015

  6. Représentation donnée le 9 juillet 2022 à Notre Dame de Beaune à l'occasion du 40ème Festival International d'Opéra Baroque de Beaune. Recréation en Première française (30ème anniversaire des Talens Lyriques) en co-production avec le Festival de Musique de Postdam Château de Sans Souci (Allemagne).