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mercredi 9 septembre 2020

Gismondo, re di Polonia de Leonardo Vinci

 O vinci, o mori
Quinzième opéra seria de Leonardo Vinci (1690?-1730), Gismondo, re di Polonia, fut composé en 1727 à partir d'un livret de Francesco Briani et créé à Rome la même année. Le livret de Briani avait été écrit en 1707, soit 20 ans auparavant, pour un opéra d'Antonio Lotti (1667-1740), Il vincitor generoso et avait été créé en présence du roi Frédéric IV du Danemark. Grâce à l'action de Max Emanuel Cencic, concrétisée par l'enregistrement d'Artaserse puis de Catone in Utica, les opéras seria de Vinci commencent à être connus du grand public. Vinci a commencé sa carrière en composant des opéras bouffes en dialecte napolitain pour la plupart perdus. L'exécution de Li zite 'n galera, un opéra bouffe désopilant par La Capella Turchini (Antonio Florio) a révélé au public le don mélodique et l'humour de ce compositeur originaire de Calabre mais installé depuis l'adolescence à Naples. Le présent enregistrement de Gismondo, re di Polonia est une nouvelle étape dans la reconnaissance d'un compositeur original tenant une place importante dans l'évolution de l'opéra à Naples (1).

Leonardo Vinci

Primislao, duc de Lithuanie juge dégradant d'être le vassal de Gismondo (Sigismond II, roi de Pologne entre 1548 et 1572), attitude qui empoisonne les relations entre les deux hommes. Ernesto, duc de Livonie et Ermano, duc de Moravie sont en principe alliés à Gismondo car ils sont tous deux amoureux de la fille du roi, Giuditta. Cette dernière est secrètement éprise de Primislao. A l'acte I Gismondo se réjouit du mariage envisagé entre son fils Ottone et Cunegonda, fille de Primislao, mariage qui augure une ère de paix. Malheureusement Pimislao refuse de prêter serment de fidélité à Gismondo. Ottone et Cunegonda tentent de réconcilier leurs parents respectifs et arrivent à leurs fins puisque Primislao accepte de prêter serment sous certaines conditions. A l'acte II la chute de la tente royale au moment de la signature du traité provoque un incident diplomatique, Primislao ridiculisé rompt son serment et Cunegonda se sent trahie par Ottone. Gismondo et Cunegonda demandent à Ottone de renoncer à son projet amoureux et exhortent ce dernier à combattre au champs d'honneur. La guerre éclate entre la Pologne et la Lithuanie et la victoire revient aux polonais. Cunegonda affronte Ottone au combat. Ce dernier la maitrise et lui laisse la vie sauve mais elle l'accable de récriminations car elle croit que son ex-fiancé a tué son père Primislao. Ce dernier qui n'est pas mort mais blessé, a renoncé à ses prétentions c'est pourquoi Gismondo lui accorde son pardon tandis que Primislao consent au mariage de sa fille avec Ottone. Entre temps, Ermano avoue qu'il est l'auteur de la chute de la tente et se suicide, Ernesto, se sacrifiant aux intérêts supérieurs de la nation et au bien commun, renonce à Giuditta et cette dernière peut épouser Primislao.

Frédéric IV du Danemark par Hyacinthe Rigaud, Statens Museum  for Kunst, Copenhagen

Pour qu'une intrigue aussi politique, se déroulant dans des terres très éloignées de la lagune vénète, ou des collines de Rome, intéressât le public, il fallait que ce dernier se sentît concerné et qu'un certain nombre de conditions fussent remplies. La plus marquante d'entre elles fut la visite que le roi Frédéric du Danemark fit à Venise en 1707 et qui frappa les esprits comme en témoigne la dédicace du livret d'Il vincitor generoso dans laquelle Briani loue Frédéric IV comme un souverain idéal et un parangon dans l'art de gouverner. Selon Boris Kehrmann (2), Il vincitor generoso est un instrument de propagande pour le roi du Danemark. La louange des vertus du souverain idéal était dans l'air du temps. Parmi les qualités requises pour régner, la raison, la constance, la clémence et la vaillance étaient les plus fréquemment citées. Le souverain danois avait fait preuve de toutes ces qualités dans le conflit qui l'opposa à la Suède à partir de 1700 et jusqu'en 1720 (Guerre du Nord). Il est évident que le caractère de Gismondo, personnage titre du livret, était calquée sur celle de Frédéric IV. Il représentait le bon souverain qui agissait selon le principe de la pensée rationnelle et faisait preuve de constance, vertu la plus haute dans l'opéra seria et bien sûr de clémence. Par antithèse, son rival Primislao était le mauvais souverain qui ne possèdait aucune des vertus susdites, à l'instar du Duc Frédéric de Holstein-Gottorp qui refusa de prêter serment à Frédéric IV et mit le Holstein, province danoise, dans le giron de la Suède. Il était même possible que Briani eût pensé au roi de Suède, Charles XII dont la politique aventureuse de conquêtes mit à mal l'Europe du nord et notamment la Pologne et la Lituanie. Quelques années après la représentation d'Il vincitor generoso, Frédéric IV et ses alliés triomphaient des troupes suédoises (Paix de Frederiksborg, 1720) et donc le livret de Briani prenait un relief nouveau, fort utile pour le succès de Gismondo, re di Polonia..

Charles XII de Suède par Hyacinthe Rigaud, Musée National de Suède.

Une autre raison de l'intérêt que pouvait trouver le public romain, fut la dédicace que Leonardo Vinci fit à Giacomo II, re della Gran Brettagna, c'est-à-dire James Edward Stuart (1688-1766), prétendant catholique au trône d'Angleterre que le Saint-Siège soutenait dans l'espoir qu'il ramenât la Grande Bretagne dans le giron de l'église catholique.
Enfin une troisième raison du succès est l'excellence du livret. Ce dernier offre des situations très dramatiques, une action continue et spectaculaire et des personnages bien caractérisés.

La musique de Leonardo Vinci manifeste dans Gismondo, re di Polonia son originalité par rapport à celle de ses contemporains: Antonio Vivaldi (1678-1741), Georg Friedrich Haendel (1685-1759) ou Nicola Porpora (1686-1768) et est une bonne illustration de l'école napolitaine. Moins hardie au plan harmonique que celle de Vivaldi, moins polyphonique que celles de Haendel ou Porpora, elle donne à la voix et à la mélodie la place principale. L'orchestre plus léger et plus transparent, abandonne les figures de contrepoint au profit d'un accompagnement non motivique consistant souvent en de simples batteries des cordes. Les instruments à vents (bassons, cors, flûtes, trompettes) se voient confiés des rôles concertants dans neuf numéros sur trente et un. 

La structure de cet opéra est typique de l'opéra seria issu de la première réforme avec essentiellement des airs séparés par des récitatifs secs (3). Le premier acte se termine par un grand air (Quell'usignolo), le second par un duetto (Dimmi una volta addio) et le troisième qui contient un superbe terzetto (Dolce padre e re pietoso), se termine par un choeur. Mis à part quelques ariosos de forme libre, les airs sont presque tous de forme da capo, ils sont généralement courts et les tempos très animés. On note aussi dans l'opéra un décalage entre un texte très dramatique et une musique souvent guillerette, parfois proche de celle de l'opera buffa comme c'est le cas avec la plupart des airs attribués à Giuditta. Les passages dramatiques n'en ressortent que mieux par effet de contraste. Les arie di paragone (airs basés sur une comparaison ou une métaphore) sont nombreux. Le comparant (navire en perdition par exemple) se trouve dans la première strophe et le comparé (le protagoniste généralement) dans la seconde. Chose rare, on trouve même un air (Se l'onde corre al mare) basé sur une double métaphore, la rivière qui ne peut retourner à sa source dans la première strophe et la flamme qui ne peut s'unir à l'éther dans la deuxième (3,4). Cette musique de Leonardo Vinci annonce la naissance d'une sensibilité nouvelle, développée en même temps que lui à Naples par Johann Adolphe Hasse (1699-1783), conduisant au style préclassique de Nicolo Jommelli (1714-1774) et de Johann Christian Bach (1735-1782) (5).



Contrairement à Artaserse où la distribution entièrement masculine respecte les conditions existant dans la Rome du temps de Vinci où les papes interdisaient aux femmes de chanter, le choix qui a prévalu dans l'enregistrement de Gismondo, re di Polonia, est plus équilibré. Les deux personnages féminins sont chantés par des femmes et le rôle de Primislao, écrit pour un castrat, est ici chanté aussi par une femme.

Le rôle de Gismondo était chanté par Max Emanuel Cencic. Toute la carrière de ce contre ténor est dédiée à l'opéra baroque, soit en tant que chanteur, soit en tant que producteur. J'ai eu la chance de voir à l'opéra national du Rhin, une de ses plus belles prises de rôle dans Farnace de Vivaldi. Avec quatre airs, le rôle titre n'est pas le mieux pourvu mais ses airs sont très mélodieux et respirent la modération et l'humanité. Au premier acte, Gismondo use de la métaphore de la colombe ballotée par la tempête (Se soffia irato...) pour décrire le trouble qui l'envahit à la pensée des conflits à venir. Il ne s'emporte que dans Torna cinto il crin... au moment où il exhorte son fils à combattre, O vinci, o mori...(Sois vainqueur ou bien meurs !). Comme d'habitude, la voix de Max Emanuel Cencic est puissante et bien timbrée et son intonation parfaite. La personnalité de ce chanteur est tellement forte qu'elle emplit l'opéra de sa présence.

Avec cinq airs, Aleksandra Kubas-Kruk (Primislao) est avec Cunegonda la mieux dotée. Cette chanteuse que j'ai déjà vue dans le rôle de Morgana dans l'Alcina de Haendel (6), fait preuve ici d'une personnalité surprenante par son engagement intense et sa tendance à prendre des risques, notamment à attaquer fortissimo, sans préparation, une note suraigüe, spécialité dans laquelle elle excelle, notamment dans l'air belliqueux Va, ritorna... de l'acte I où son contre ré jaillit au dessus de timbales déchainées. Sa voix corsée et agile et son ornementation lors des reprises da capo d'une grande liberté m'ont beaucoup séduit. Son interprétation m'a paru correspondre parfaitement au caractère instable et vindicatif de Primislao notamment dans son spectaculaire aria di guerra avec trompettes de l'acte III, Vendetta, o ciel..., particulièrement réussi. Mais elle ne s'est pas cantonnée dans le registre de la fureur, elle a su émouvoir dans son arioso, Sento di morte il gelo...avec un superbe cantabile.

Giuditta, fille du roi Gismondo, est un personnage bien caractérisé qui apporte une note de fraicheur dans le contexte militaro-politique de l'oeuvre. Ses interventions sont parfois comiques comme dans son air de l'acte II, Tu sarai il mio diletto, où elle s'adresse alternativement à ses deux amoureux, Ernesto et Ermano dans un style proche de celui du vaudeville. Dans cette scène VIII, les ruses de la princesse et la maladresse des deux benêts forment un tableau réjouissant. Avec sa voix de type colorature au timbre cristallin et ses vocalises aériennes, Dilyara Idrisova colle parfaitement à son personnage et chacune de ses interventions est un moment de bonheur, notamment la délicieuse ariette, S'avanza la speranza. A la toute fin, la soprano russe chante avec beaucoup de charme et d'esprit un air basé sur une double métaphore Se l'onda corre al mare.

C'est Sophie Junker qui incarnait Cunegonda, personnage très attachant par son courage, sa rigueur intellectuelle frisant toutefois l'inflexibilité. Avec deux remarquables récitatifs accompagnés et les airs les plus pathétiques, elle est la véritable héroïne de l'opéra. Dans le magnifique Tu mi tradisci ingrato, l'intensité des sentiments exprimés balaye le côté mécanique et répétitif de la forme da capo si bien qu'on a l'impression d'écouter une musique durchcomponiert. Le timbre charnu de la voix est envoûtant et possède de belles couleurs, la ligne de chant est harmonieuse dans toute l'étendue de la tessiture, l'intonation parfaite. A la fin elle chante une aria di furore de forme curieuse, Ama chi t'odia..., compromis d'aria da capo et de chaconne, formé par la répétition d'une basse obstinée une dizaine de fois sur lequel la soprano s'élance et brode une suite de variations avec une fougue impressionnante. C'est le sommet dramatique de l'opéra. Sophie Junker m'avait déjà beaucoup plu dans son interprétation sensible et expressive du rôle de Vénus dans La divisione del mondo de Giovanni Legrenzi (1626-1690) à l'opéra du Rhin (7).

Yuriy Minenko (Ottone) est le prince sur lequel repose l'avenir du royaume et qui est amoureux de la fille de l'ennemi. Les airs d'Ottone sont centrés sur la beauté mélodique et en phase avec une convention de l'opéra seria baroque consistant à donner à l'amant un caractère doux et peu martial. Ses airs bénéficient souvent d'un instrument obligé. L'acte I se termine avec Quel usignolo, aria pastorale dans lequel la voix est accompagnée par une petite flûte, une rareté dans l'opéra baroque. L'oiseau chanteur tout heureux d'avoir trouvé sa compagne vocalise éperdument tandis qu'elle trille de bonheur. Yuriy Minenko fait admirer son beau legato et les couleurs variées de son chant. Deux bassons dans leur registre aigu interviennent dans Vuoi che io mora. Dans cet air très expressif, Ottone désespéré se rend au combat comme le veulent ceux auxquels il tient le plus, son père Gismondo et son amante Cunegonda. Le contre ténor a une voix puissante et brillante, propre à exprimer les sentiments amoureux mais non dénuée d'héroïsme notamment dans Assaliro quel core, air conquérant accompagné de deux valeureux cors.

Jake Arditti a commencé sa carrière très jeune en jouant le rôle du petit Yniold dans Pelléas et Mélisande de Debussy. Nerone très remarqué dans l'Agrippina de Haendel, il possède une tessiture étendue vers l'aigu, appropriée pour chanter le rôle d'Ernesto, duc de Livonie, fidèle allié de Gismondo et amoureux malheureux de Giuditta. Jake Arditti éblouit par sa technique remarquable dans les trois airs qui lui sont dévolus et est très émouvant dans D'adorarvi cosi, air très délicat où sa voix se mêle harmonieusement à un violon et un violoncelle solos.

Le rôle du traître Ermano était interprété par Nicholas Tamagna. Avec un timbre de voix plus sombre que celui des trois autres contre-ténors, Nicholas Tamagna apportait de la variété dans ce quatuor. Il ne chantait que deux airs mais le second, Son come cervo misero, de l'acte III, sortait vraiment de l'ordinaire. C'est une aria di paragone où le comparant est un cerf entouré par les chiens qui l'assaillent et le mordent à mort, métaphore cruelle de la situation morale d'Ermano après sa trahison. Une basse obstinée de neuf mesures est répétée huit fois en comptant le da capo et le chanteur varie autant de fois un thème baroque riche en rythmes pointés. En tous cas le contre ténor américain rend justice à cet air magnifique avec beaucoup d'engagement et d'intensité.

L'orkiestra Historyczna a du punch à revendre. Quelle nervosité, quelle fougue et quelle précision! La direction est assurée conjointement par Martyna Pastuszka au premier violon et Marcin Swiatkiewicz au clavecin. Avec eux, on ne s'ennuie pas une seconde et les trois heures trente de l'opéra passent comme l'éclair, on aimerait même que le temps s'arrêtât quelquefois mais Leonardo Vinci n'est pas Haendel et c'est ce qui fait son charme. La gestuelle de Martyna Pastuszka que l'on peut apprécier dans une version de concert mise en ligne (9), est très expressive et on peut admirer comment ses mouvements corporels se transmettent à l'orchestre tel un fluide vital. D'un collectif superbe se détachent un violon et un violoncelle solos à la sonorité très suave, deux petites flûtes virevoltantes, deux bassons moelleux, deux vaillants cors naturels, deux trompettes guerrières et un continuo très efficace (superbe clavecin parfois doublé dans quelques airs comme Quel usignolo, basse d'archet et guitare).

Un opéra seria passionnant et une distribution superlative, que demander de plus? Cet article est une extension d'une chronique publiée plus tôt dans BaroquiadeS (8).

  1. Kurt Markstrohm,The operas of Leonardo Vinci, Napoletano, Pendragon Press, Hillsdale, N.Y., 2007.
  2. Boris Kehrmann, Gismondo, re di Polonia, Un opéra baroque comme opéra du présent. Réflexions sur le Gismondo de Francesco Briani et Leonardo Vinci, Parnassus, 2019.
  3. Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.
  4. Xavier Cervantes, Les arias de comparaison dans les opéras londoniens de Haendel. Variations sur un thème baroque. International review of the Aesthetics and Sociology of music, 26(2), pp 147-166, 1995.
  5. Laurine Quétin, L'opéra seria de Johann Christian Bach à Mozart, Editions Minkoff, 2003.
  6. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/alcina-haendel-karlsruhe-2019
  7. http://www.baroquiades.com/articles/chronic/1/divisione-del-mondo-legrenzi-rousset-onr-2019
  8. https://www.youtube.com/watch?v=4k8lR0XQOVM











samedi 29 août 2020

La fedelta premiata de Joseph Haydn

Diane de Versailles, copie romaine d'un original grec (IVème siècle avant J.-C.), musée du Louvre.

Un drame pastoral à grand spectacle
Le 18 novembre 1779, le théâtre du château d'Eszterhàza fut détruit par un incendie. Peu après on entreprit de construire un nouveau théâtre. Un peu plus d'un an plus tard, la nouvelle salle était prête à accueillir un spectacle, en l'occurrence un opéra de Joseph Haydn (1732-1809), La fedelta premiata (La fidélité récompensée).

La Fedelta premiata, drame pastoral joyeux, fut crée en février 1781 à Eszterhàza et cette première coïncidait à un mois près avec celle d'Idoménée de Wolfgang Mozart (1756-1791) à Munich. Le livret de Gianbattista Lorenzi (1721-1807) avait déjà servi à Domenico Cimarosa (1749-1801) sous son titre original l'Infedeltà fedele (Naples, juillet 1779). L'opéra de Cimarosa, d'abord prévu pour être monté à Eszterhàza, est arrivé dans ce lieu en partition, mais Haydn, au lieu de le faire représenter, décida de mettre lui-même en musique le livret de Lorenzi (1). D'après une étude comparée récente, il apparait que Haydn se serait inspiré de la musique de Cimarosa (2). Faute d'enregistrement disponible de l'opéra de Cimarosa, il est impossible d'évaluer l'importance de l'influence du compositeur napolitain. Toutefois, l'Italiana in Londra (1779) de quelques mois antérieure à l'Infedeltà fedele peut donner une idée du style de Cimarosa à cette époque de sa vie (3). On a vu que dans l'Italiana in Londra, Cimarosa écrivit deux très longs finales d'actes, celui du premier acte durant plus de dix sept minutes. Haydn avait déjà dans La vera costanza (1778) écrit des finales d'actes très importants (4).

Au début de l'opéra, Melibeo, grand prêtre du culte de Diane, rappelle qu'une malédiction règne sur la population de Cumes. Chaque année un couple d'amoureux doit être donné en pâture à un monstre jusqu'au jour où un coeur pur se sacrifiera volontairement. Tel est le pivot de l'action dramatique. Amaranta, femme vaniteuse et égoïste, est courtisée par Perruchetto, un noble volage et couard. Fillide (Celia) aime et est aimée par Fileno, berger courageux et fidèle. Ces amours vont à l'encontre des intérêts de Melibeo, de Lindoro, frère d'Amaranta et serviteur du temple et de la nymphe Nerina. En effet Melibeo convoite Amaranta, Lindoro est amoureux de Celia et Nerina est amoureuse de Lindoro. Melibeo, avec la complicité plus ou moins active de Lindoro et Nerina, va désigner Perruchetto et Celia comme victimes destinées à être sacrifiées. Au moment où les victimes vêtues de blanc sont données en pâture au monstre, Fileno s'offre en sacrifice. La prophétie s'est donc réalisée: Diane émue par le geste de Fileno, lève la malediction, chasse Melibeo et désormais le peuple de Cumes pourra vivre en paix. Les unions de Celia et Fileno et d'Amaranta et Perruchetto sont célébrées dans la liesse.

La sybille de Cumes, Le Dominiquin (1617)

L'opéra est intitulé Dramma pastorale giocoso et ce titre décrit précisément l'oeuvre, qui comporte plusieurs scènes typiquement bouffes équilibrant harmonieusement de grandes scènes dramatiques. Le livret offre une galerie de personnages intéressants. Tandis que Perruchetto, Lindoro et Nerina sont des personnages d'opéra bouffe, le comportement de Celia et de Fileno ne prête jamais à rire et les airs qu'ils chantent reflètent les passions et les affections de l'âme. Melibeo qui détourne le culte de Diane pour réaliser ses objectifs personnels est le personnage le plus intéressant et le mieux caractérisé. Manipulateur, immoral, il arrive par sa faconde à tromper son monde comme Axur dans Axur re d'Ormus d'Antonio Salieri (1752-1823) ou bien Falstaff dans l'opéra éponyme du même compositeur. La fedelta premiata est aussi une oeuvre de plein air, mettant en scène des bergers, des bergères, des nymphes, des dryades, des satyres dans un cadre naturel, on y voit même un combat de taureaux! La chasse, sous la protection de Diane est omniprésente, on assiste en particulier à une homérique chasse au sanglier. On voit que Haydn, à l'occasion de la restauration du théâtre d'Eszterhàza a voulu frapper fort et offrir un grand spectacle panoramique (5). Dans ce contexte, Haydn écrivit un opéra muni de récitatifs secs courts, d'airs nombreux, concentrés et très variés permettant une caractérisation subtile et nuancée des personnages et surtout de deux finales d'actes étourdissants.

Le principal défaut du livret provient de la durée très inégale de ses trois actes (6), le troisième acte est en effet réduit à la portion congrue puisqu'il ne dure que quinze minutes. Avec deux vastes finales à la fin des deux premiers actes, le ressort dramatique est presque totalement épuisé quand commence le troisième. Après un beau duo d'amour entre Fileno et Celia et un bref choeur de réjouissances générales, la messe est dite! Ce découpage en trois actes va perdurer dans nombre d'opéras seria et bouffes de Cimarosa (Le trame deluse, L'Olimpiade), Giovanni Paisiello (1741-1816) (La Molinara) mais la structure en deux actes finira par s'imposer notamment chez Mozart (Don Giovanni, Cosi fan tutte, La clemenza di Tito) ou Salieri (Falstaff).

Eszterhàza, la palais, photo Civertan Grafikal Studio (8)

Il est courant de rapprocher cette œuvre des opéras de Mozart qui verront le jour à partir de 1786. Il faut dissiper ici un malentendu. Si des analogies formelles et compositionnelles peuvent être trouvées entre La fedelta premiata et les dramme giocosi du salzbourgeois, par contre la musique de Haydn est profondément différente de celle de Mozart. Haydn utilise des tournures mélodiques qui lui sont propres, ses finales de phrase et ses cadences sont différentes de celles du salzbourgeois et un auditeur exercé le sent immédiatement. On pourrait dire la même chose de Salieri et de Paisiello dont la musique est aussi très typée si on voulait les rapprocher de celle de Mozart. A mon humble avis, les seuls compositeurs qui ressemblent à Mozart au point de les confondre parfois sont Johann Christian Bach (1734-1783) et dans une moindre mesure Domenico Cimarosa.

Il est difficile de dégager des sommets dans un opéra qui en comporte tant.
Premier acte:
A la place d'une sinfonia sans grand rapport avec le contenu de l'opéra comme c'était le cas dans l'opéra seria (6), nous avons ici une splendide ouverture qui nous plonge en plein dans l'ambiance cynégétique de l'opéra et dans laquelle retentit une des sonneries de chasse qu'on entendra plus loin. Haydn devait apprécier cette ouverture car il la reprendra quelques mois plus tard avec de menus changements dans le dernier mouvement de sa symphonie n° 73 en ré majeur, La Chasse (1781).
Gia mi sento di sentire. Lindoro exulte car il s'imagine que Celia lui appartiendra bientôt. La musique vive, incisive, sensuelle exprime parfaitement l'excitation du jeune homme.
L'air de Melibeo, Mi dice, il mio signore. Melibeo compare sa rivalité avec Perruchetto à celle de deux taureaux amoureux qui font résonner la forêt de leurs mugissements parfaitement imités par deux cors déchainés. Dans cet air typiquement bouffe, on sent poindre la noirceur du personnage.
Dans la superbe cavatine, Placidi ruscelletti (Paisibles ruisseaux), Celia évoque une nature lumineuse, comparaison négative qui a pour but de faire ressortir les tourments de son âme. Les modulations mineures illustrent comme le ferait une caméra le paysage qui s'obscurcit quand les nuées voilent le soleil.
L'air le plus remarquable de l'acte I, Deh soccorri un' infelice... est chanté aussi par Celia. Cet air possède une beauté mélodique, un caractère bel canto sans pareil. Son orchestration est aussi exceptionnelle avec trois cors dont un concertant. Dans la deuxième partie de l'air débute un fabuleux solo de cor. Enfin lors de la troisième partie, le tempo s'anime et la musique prend une tournure héroïque comme en témoignent les ardentes vocalises qui annoncent celles des grandes héroïnes du futur, Fiordiligi ou Leonore par exemple.

Deuxième acte:
Sappi que la bellezza..., La beauté est éphémère et le charme d'une femme s'évanouit avec l'âge, nous dit Melibeo d'un ton sentencieux et curieusement charmeur compte tenu de la perfidie du personnage. La musique étincelle d'esprit.
L'air Di questo audace ferro... est un morceau de bravoure de l'inénarrable Perruchetto dont les rodomontades n'ont d'égales que la couardise. Devant le sanglier mort étendu à ses pieds, le comte se vante avec les mots "Non v'é animale bestiale piu di me" (il n'y a pas d'animal plus féroce que moi) et la minute suivante est pris de panique lorsque l'animal frémit. L'humour de Haydn est à son zénith.
Le sommet de l'acte et peut-être de l'opéra est le récitatif accompagné, Ah come il core mi palpita nel seno! (adagio en mi majeur), suivi de l'air Ombra del caro bene (adagio en mi bémol majeur). Celia croyant que son amant Fileno est mort par sa faute à elle, accepte d'être sacrifiée par Melibeo sur l'autel de Diane. La virtuosité est absente de cette scène dramatique, la voix est simplement accompagnée par un cor et une flûte et la musique vise à exprimer le plus fidèlement possible le désespoir de l'héroïne. Trois roulements de timbales fortissimo interrompent le chant, allusion possible aux Enfers évoqués lors du récitatif accompagné. Le récitatif et l'air sortis de leur contexte furent représentés sous forme d'une cantate italienne en 1784 avec grand succès.

Troisième acte


Le duo d'amour de Fileno et Celia, Ah se tu vuoi ch'io viva, est un des plus réussis de tous les opéras de Joseph Haydn, il ne sera dépassé que par le duo d'Armida et Rinaldo qui termine le premier acte d'Armida (1784).


Les deux finales des deux premiers actes sont grandioses, le premier dure près de 20 minutes et comporte 800 mesures. H.C. Robbins Landon (5) et Marc Vignal (7) insistent sur le fait que ces finales sont découpés en sections (pas moins de dix dans le cas du premier) et que des changements de tonalité marquent ces sections. La première section du finale du premier acte est en si bémol majeur, la seconde en sol majeur, la troisième en mi bémol majeur, la quatrième en ut majeur, la cinquième en la bémol majeur etc... soit un intervalle de tierce mineure ou de tierce majeure d'une section à l'autre. Mozart procèdera de même en 1790 dans les finales de Cosi fan tutte. Selon Marc Vignal, les procédés mis en oeuvre par Haydn dans ses opéras anticipent ses oeuvres futures. De telles modulations, rares encore en 1780 dans la musique instrumentale du maître, deviennent fréquentes à partir de 1784 dans les symphonies et les quatuors à cordes.

Parmi les six ou sept opéras de Haydn les plus connus,
Armida me semble être le plus homogène, le plus dramatique, le plus équilibré, Orfeo ed Euridice, le plus émouvant, La vera costanza, le plus solidement architecturé dans ses deux premiers actes, Orlando paladino, le plus riche en musique et le plus foisonnant, La fedelta premiata serait peut-être le plus spectaculaire à condition évidemment qu'une mise en scène ambitieuse sût le mettre en valeur. On peut toujours rêver d'une nouvelle production et, qui sait, d'un DVD. En tous cas, cet opéra le mérite cent fois.


Heureux possesseurs de l'enregistrement Philips par Antal Dorati (1976), vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, il sera difficile de le détrôner vu la qualité exceptionnelle des chanteurs. Toutefois l'enregistrement de David Golub datant de 1999 n'est pas mal du tout avec Patricia Ciofi dans le rôle de Nerina, un Perruchetto chanté par Christopher Schaldenbrand, un baryton ce qui est plus conforme à la version originale de l'opéra et surtout la voix très expressive de Monica Groop dans le rôle de Celia (Fillide).


(1) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1040.
(2) Friedrich Lippmann, Haydns "La fedelta premiata" und Cimarosa "l'infedelta fedele", Haydn-studien, 1982.
(3) https://haydn.aforumfree.com/haydn-directeur-musical-de-l-opera-d-eszterhaza-f12/l-italiana-in-londra-t266.htm
(4) https://haydn.aforumfree.com/haydn-directeur-musical-de-l-opera-d-eszterhaza-f12/la-vera-costanza-l-autre-mariage-secret-t203.htm
(5) Joseph Haydn: La fedelta premiata, Notice de H.C. Robbins Landon, Philips, 1976.
(6) Isabelle Moindrot, L'opéra seria ou le règne des castrats, Fayard, 1993.
(7) Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1039-1046.
(8) This picture is © copyright Civertan Grafikai Stúdió (Civertan Bt.), 1997-2006.; http://www.civertan.hu/

lundi 20 juillet 2020

David et Jonathas Marc-Antoine Charpentier

Le roi David par Le Guerchin (1591-1666) source Wikipedia
Le roi David par Le Guerchin (1591-1666) source Wikipedia

Du plus grand des héros, chantons, chantons la gloire.

David et Jonathas H 490, une tragédie biblique de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) sur un livret du père Jésuite François de Paule Bretonneau (1660-1741), en un prologue et cinq actes, a été créée le 28 février 1688. En fait cette œuvre fut conçue pour servir d'intermède à une tragédie latine du père Etienne Chamillart (1656-1730), Saül, déclamée par les élèves du collège Louis-Le-Grand. Ainsi à l'origine, la musique de David et Jonathas n'était pas écoutée en continu mais était interrompue par le texte de Saül. Le texte latin de Saül alternait donc avec le chant français de David et Jonathas, un acte chanté succédant à un acte parlé. Comme la tragédie Saül est désormais perdue, on écoute David et Jonathas dans des conditions qui ne sont plus celles de sa création. Il en résulte forcément certaines obscurités dans le texte et dans le déroulé de l'action que la didascalie ne permet pas d'éclairer. L'action, généralement dévolue aux récitatifs dans les opéras de l'époque, notamment ceux de Lully, était en fait relatée dans le texte de Saül. En l'absence de ce texte, on pouvait craindre que la caractérisation de chaque personnage ne fût incomplète. Il n'en est rien heureusement car la musique d'une grande profondeur permet d'exprimer avec force et en même temps subtilité, les affects des protagonistes et leurs conflits intérieurs. Cet opéra obtint un succès notable et fut repris en 1706 puis en 1715 et jusqu'en 1741 dans d'autres collèges Jésuites (1,2). A noter que quelques années auparavant, Marc-Antoine Charpentier composa un court oratorio latin, Mors Saulis et Jonathae. Ce dernier n'est en rien une étude préparatoire de l'opéra David et Jonathas. Très différent de ce dernier, il propose une autre vision du drame biblique. Enfin en 1739, Georg Friedrich Haendel (1685-1759), constatant avec la chute de son merveilleux Serse (1738), que l'opéra italien ne faisait plus recette, s'engagea dans la voie de l'oratorio anglais avec Saül qui porte à trois le nombre de chefs-d'oeuvre consacrés à cet épisode biblique.

Au collège Louis-Le-Grand, les représentations théâtrales et musicales s'adressaient à de jeunes aristocrates qui, leur formation achevée, étaient appelés à de hautes fonctions. Dans ces conditions toute œuvre représentée se devait d'avoir une portée philosophique, spirituelle et morale, élevée (1,2). Au plan religieux, la leçon du texte du père Bretonneau est claire. En proie à la jalousie et au doute, Saül commet un acte interdit par la Loi et donc par Dieu en s'adressant à la Pythonisse, une nécromancienne, afin d'invoquer l'ombre de Samuel. Cette dernière fait entendre sa voix et s'adresse à Saül en ces termes: Enfants, amis, Gloire, Couronne, le Ciel va te ravir tout ce qu'il t'a donné. Après tant de faveurs, ingrat, il t'abandonne comme tu l'as abandonné. Dès lors le destin de Saül est scellé, il mourra et David sera couronné roi. Cette histoire dans laquelle les jésuites adressent une leçon de vertu royale, parlait aux hommes de 1688 à une époque où la religion s'attachait à corriger les injures faites à la morale. Il est opportun de signaler à ce propos que les prédicateurs du royaume comme l'abbé Fléchier (Valentin Esprit Fléchier, 1632-1710), pour n'en citer qu'un seul que Louis XIV suivait assidument, avaient depuis quelques années réussi à agir sur la vie privée du roi qui, dès 1683, s'était secrètement marié à Madame de Maintenon.

On remarque également à la lecture du texte de David et Jonathas et à l'écoute de la musique que les choeurs guerriers, de louange ou de triomphe, très nombreux, sortis de leur contexte, pourraient parfaitement illustrer les hauts faits de Louis XIV, le roi très-chrétien. David appartient à une lignée de prophètes et de rois qui, selon les évangiles de Saint Mathieu et de Saint Luc, mènent à Jésus-Christ (cette lignée est illustrée par l'arbre de Jessé, une représentation très populaire au Moyen-âge). De même que David, pourtant simple berger, est l'élu de Dieu, oint du Seigneur et choisi pour succéder à Saül comme roi, de même l'onction divine est conférée au roi de France par le Sacre à Reims. Il était bon de rappeler à la jeunesse du pays que la royauté tire sa légitimité de son essence divine à une époque où les frondes qui affectèrent cruellement la jeunesse du roi étaient encore dans toutes les mémoires (1).

Arbre de Jessé, Le livre de chasse de Phébus, 15ème siècle. Source Wikipedia
 
L'amour que David porte à Jonathas, exprimé de manière si intense par la musique, peut susciter quelques interrogations auxquelles il faut donner une réponse claire. Les textes bibliques nous indiquent que cet amour doit être perçu comme celui que l'on peut éprouver pour un ami très proche ou un parent, comme un amour fraternel en somme. A cet amour s'ajoute une alliance politique et religieuse entre les deux héros. Compte tenu de son caractère pédagogique et édifiant, il était impensable que le texte du père Bretonneau contint la moindre allusion érotique. Dans ces conditions, l'amour charnel n'a aucune place, ni dans le texte du père Bretonneau, ni incidemment dans le livret du Saül de Haendel, un oratorio qui traite du même sujet. Ce point important est discuté en détail par ailleurs (4). De toutes manières, la musique a le pouvoir de révéler ce qui ne peut être exprimé par des mots.

Synopsis. Doutant de la parole de Dieu, Saül se rend chez une Pythonisse afin qu'elle invoque l'ombre de Samuel. Ce dernier annonce à Saül que Dieu l'a abandonné et qu'il lui reprendra ce qu'il lui a donné. Au cours de l'acte I, bergers, guerriers et prisonniers Philistins, libérés par David, chantent ses exploits et sa bonté. Achis, roi des Philistins souhaite la paix et s'entend avec David, lui aussi épris de paix pour la négocier avec Saül. Joabel, chef militaire des Philistins et jaloux de David, intrigue avec Saül pour faire échouer la trève. Comme Achis refuse d'exécuter David sur l'ordre de Saül, ce dernier demande la même chose à son fils Jonathas qui refuse. Ivre de colère, Saül part à la recherche de David. Ce dernier comprenant que la trève sera rompue, élève une prière à Dieu. Jonathas est soumis à un choix cornélien: doit-il suivre son ami et abandonner son père ou bien combattre avec ce dernier? Fidèle à son père, il part au combat contre les Philistins et est blessé à mort. Tandis qu'Achis remporte la victoire, David vient secourir Jonathas, les deux amis se déclarent leur amour et Jonathas meurt dans les bras de David tandis que Saül se suicide. Achis, les bergers et les gardes déclarent David, roi d'Israël, mais le cœur de David demeure meurtri par la mort de Jonathas et il se retire pour méditer (2,3).

David et Jonathas est une œuvre très riche dans laquelle Charpentier a mis sa science de la composition et toute son âme. Ce qui frappe d'emblée c'est la variété existant dans les différentes sections de l'oeuvre. Cette variété est conférée par différents moyens. De puissants contrastes de dynamique sonore font alterner des passages chambristes, d'une élégante maigreur où un protagoniste n'est accompagné que par deux violons avec d'autres où tout l'effectif instrumental et vocal est utilisé comme les grands choeurs présents dans chaque acte et en particulier le choeur final. Les contrastes de couleur sont frappants grâce à l'intervention des instruments à vents (flûtes à bec, hautbois, basson, trompettes), des cordes avec sourdine et du continuo. Charpentier accorde beaucoup d'importance aux tonalités comme le montre son traité (5). Sol mineur et ré mineur (grave et dévot) avec des inflexions vers do mineur (obscur et triste) forment la toile de fond de l'oeuvre pour exprimer les situations dramatiques. Sol majeur (doucement joyeux) intervient dans les scènes bucoliques de l'acte II et les chants des bergers. Ré majeur (joyeux et très guerrier) et do majeur (gai et guerrier) sont largement utilisés dans les choeurs triomphants.

David tenant la tête de Goliath par Le Caravage (1571-1610)

Difficile de sélectionner les passages les plus remarquables tant ils sont nombreux. Parmi les chants de triomphe, la fin de la première scène de l'acte I est impressionnante: un guerrier chante les louanges de David et ses exploits: Jeune et terrible dans la Guerre, nous l'avons vu cent fois au milieu des combats... Ce texte martial est ensuite repris par le choeur dans un canon à quatre voix d'une puissance extraordinaire. Enfin le fantastique choeur final introduit aussi par un guerrier (Du plus grand des héros, chantons, chantons la gloire...Trompettes et tambours, annoncez sa victoire. Que toujours sous ses lois, on passe d'heureux jours) est un hymne au plus puissant des rois et une illustration sonore du Grand Siècle. La France est au zénith de sa puissance et en 1688, le roi peut rassembler 300.000 hommes pour les seules troupes de terre (6). Marc-Antoine Charpentier donne à cette tragédie biblique une dimension épique que seul Georg Friedrich Haendel saura égaler dans son magnifique oratorio Saül.

Les passages dramatiques abondent également. A l'acte III, la scène 2 est un douloureux monologue de Saül introduit par un superbe prélude orchestral. L'acte IV débute par une émouvante prière de David: Seigneur, c'est à toi seul que David cherche à plaire. La scène 5 de l'acte IV est un chant bouleversant de Jonathas en ré mineur avant de partir au combat : A-t-on jamais souffert une plus rude peine? A l'acte V Saül s'exclame : Que vois-je? quoi je perds et mon fils et l'empire, cri de désespoir entrecoupé par les thrènes du choeur, Hélas, hélas. Un sommet se trouve dans la scène 4 de l'acte V quand David, pleurant sur le corps de Jonathas, s'exclame: Jamais Amour plus fidèle et plus tendre eut-il un sort plus malheureux ? L'émotion est à son comble quand cette plainte déchirante, cette effusion lyrique est reprise par le choeur, scène sublime dont je ne vois l'équivalent musical que dans certains passages de la Passion selon Saint Mathieu de Jean Sébastien Bach (1685-1750).



En 1688, Jonathas était chanté par un jeune garçon dont la voix de soprano n'avait pas encore mué. A notre époque le rôle de Jonathas dans les versions de concert est le plus souvent donné à une soprano. C'est le cas dans l'enregistrement fait par William Christie en 1988, trois cents ans après la création de l'oeuvre, et c'est la soprano Monique Zanetti qui tient l'un des rôles titres. Sa voix d'une grande fraicheur convient bien à ce rôle juvénile mais ne tombe jamais dans la mièvrerie. Elle rend compte avec une grande justesse de ton du terrible débat intérieur qui tourmente Jonathas. Ce dernier est en effet tiraillé entre sa fidélité à son père et son alliance à la fois affective et politique avec David. L'autre rôle titre était attribué à Gérard Lesne (haute-contre) qui signe ici une des plus belles expressions du rôle de David. Il a tout pour lui, la noblesse de l'incarnation, la perfection de la diction, un timbre de voix enchanteur dans toute sa tessiture et l'humanité convenant à un héros qui sait que la loi de Dieu transcende sa volonté particulière. Roi malheureux et tourmenté, Saül est interprété par Jean-François Gardeil (baryton) avec beaucoup d'engagement mais aussi une sobriété qui évite tout débordement ce dont on peut lui être reconnaissant. La grande scène de l'acte III dans laquelle Saül s'enferre dans sa paranoïa, est remarquable car son personnage malgré ses erreurs arrive à susciter une certaine compassion. Bernard Deletré (basse) dans les rôles de l'ombre de Samuel et d'Achis séduit pas sa belle voix de basse profonde. Mention spéciale à Romain Bischoff (basse) dans le rôle du guerrier pour ses interventions tranchantes dans les deux grands choeurs des actes I et V. Dans le rôle de la Pythonisse, Dominique Visse (contre-ténor) donne un aperçu généreux de ses grandes qualités vocales et scéniques en créant autour de la nécromancienne une aura inquiétante et maléfique. Jean-Paul Fouchécourt (ténor) prête sa voix à Joabel qui sait tromper son monde de sa voix caressante. Tous les autres protagonistes sont excellents et on trouve parmi eux quelques grands noms du chant comme Véronique Gens et Michel Laplénie. Il faut saluer la diction impeccable de tous ces chanteurs dont on comprend parfaitement les paroles sans avoir le texte sous les yeux.

L'orchestre jouait à 415 Hz ce qui peut étonner pour la musique française dont le diapason est généralement plus bas (385 Hz). Il est probable que cet orchestre ne pouvait encore disposer des instruments adéquats comme c'est le cas de nos jours. Cet orchestre sonne pourtant admirablement, les flûtes à bec sont divines, les cordes d'une douceur très séduisante, les trompettes naturelles efficaces dans le dernier choeur même si on aurait aimé plus d'éclat. Le continuo est impeccable avec deux merveilleux théorbes et Christophe Rousset au clavecin ce qui est tout dire. Signalons parmi les instrumentistes Hugo Reyne à la flûte, Bruno Cocset à la basse de violon et Marc Minkowski au basson. La réussite de cet enregistrement doit beaucoup à un choeur tour à tour émouvant ou grandiose qui arrive à tirer des larmes (de bonheur) dans Jamais Amour plus fidèle et plus tendre eut-il un sort plus malheureux?
Les détails concernant cet enregistrement figurent dans une chronique publiée précédemment (7).

Ce monument musical du Grand Siècle a pris vie grâce à William Christie dont le travail musicologique et la direction musicales sont admirables. Opéra à part entière, David et Jonathas mériterait une mise en scène digne de sa richesse dramatique et musicale exceptionnelles.

  1. David et Jonathas, Festival d'Aix en Provence, Dossier pédagogique 2012. https://www.opera-comique.com/sites/TNOC/files/uploads/documents/135-david-jonathas-aix.pdf
  2. Raphaëlle Legrand et Theodora Psychoyou, De la sublimation en musique : David et Jonathan selon Charpentier et Handel, In David et Jonathan, histoire d'un mythe, sous la direction de Régis Courtray, Paris, Beauchesne, 2010, pp 269-302.
  3. Règles de composition, Paris, 1690 in Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Fayard, 1988
  4. François Bluche, Louis XIV, Hachette, 1986