Il
Re Teodoro in Venezia
(Le Roi Théodore à Venise) fut composé en 1784 suite à une
commande de l'Empereur Joseph II faite à l'abbé Giovanni Battista
Casti (1724-1803) pour le livret et à Giovanni
Paisiello
(1740-1816) pour la musique. L'opéra, représenté à Vienne au
Burgtheater le 23 août 1784, eut un grand succès avec pas moins de
60 représentations en sept ans. Wolfgang Mozart assista à l'une
d'entre elles en 1784 et tomba gravement malade, victime d'un
refroidissement. Marc Vignal rapporte que, selon certains documents,
Joseph
Haydn travaillait à la révision et au montage d' Il
Re Teodoro in Venezia,
en vue d'une représentation au théâtre d'Eszterhazà, labeur
interrompu par la mort de Nicolas le Magnifique en septembre 1790.
L'entrée de l'Arsenal de Venise par Canaletto, 1732 |
Le
contexte musical
Quand
il entreprit la composition de cette œuvre, Paisiello, âgé de 44
ans, venait de quitter la Russie où il avait séjourné de 1776 à
1783 au service de Sa Majesté l'Impératrice Catherine II.
Très actif à Saint Petersbourg, Paisiello y avait composé des
œuvres remarquables : Gli
Astrologi imaginari (1779),
La
serva padrona
(1781), Il
Mondo della Luna
(1782) et surtout Il
Barbiere di Sevilla
en 1782. Cette dernière oeuvre avait obtenu un succès international
et avait marqué les esprits notamment Wolfgang Mozart qui s'en
inspira notablement dans ses Noces
de Figaro
(1786). Fort de ce succès, Paisiello voulut frapper un grand coup en
composant Il
Re Teodoro,
une œuvre très ambitieuse par ses dimensions : avec trois
heures de musique, c'est l'opéra le plus long de Paisiello, à ma
connaissance. Appelé dramma
eroicomico,
une appellation assez rarement utilisée, il se démarque
passablement de ses œuvres antérieures en combinant
très habilement des éléments comiques et dramatiques, et par ses
deux grandioses fins d'acte. Ces deux finales sont beaucoup plus
développéIl barbiere di Sevilla, Sarti, s que ceux de ses opéras précédents. Il ne s'agit pas
d'une innovation du compositeur napolitain, d'autres avaient déjà
procédé ainsi notamment Giuseppe Haydn en 1780 dans son magnifique
opéra La
Fedelta Premiata.
Comme à son habitude, Haydn avait innové en composant des finales
d'actes comportant jusqu'à dix numéros enchaînés dont les rapports tonaux
subtils et hardis soulignaient avec force les péripéties dramatiques
(1). Il est peu probable que Paisiello ait connu La Fedelta
Premiata
avant de composer Il
Re Teodoro
car l'opéra de Haydn, victime de sa diffusion confidentielle à
Eszterhàza en 1781 (2), ne fut donné au Kärntnertortheater de
Vienne que le 5 novembre 1784 et en langue allemande par dessus le
marché, donc après la première de l'opéra de Paisiello le 23 août
1784. Par contre il est possible que Paisiello ait connu Fra
i due litiganti il terzo gode,
opéra de Giuseppe Sarti représenté au Burgtheater en 1783 avec
succès qui possède également des finales d'actes très développés (3).
Le
livret
Teodoro
s'est autoproclamé roi de Corse; criblé de dettes, il s'enfuit et
se réfugie à Venise incognito, accompagné par son ministre
Gafforio. Dans la locanda de Taddeo, il tombe amoureux de la jolie
Lisetta, fille de l'aubergiste. Pour subsister et tenir son rang, il
se livre avec Gafforio à de minables manoeuvres frauduleuses. Sa
situation de roi est finalement révélée et le crédule Taddéo,
impressionné, est prêt à lui donner Lisetta. Cette dernière,
croyant que son fiancé Sandrino la trompe avec Belisa, soeur de
Teodoro, accepte la main du prétendu roi. Lorsque la table est mise
en vue des noces, le chef de la police vient arrêter l'aventurier
après avoir déployé le catalogue de ses dettes. Teodoro est
incarcéré et la compagnie défile devant sa cellule pour le
consoler.
Ce
bref résumé ne peut rendre compte de l'intérêt de ce livret:
spirituel, amusant, parfois grave et même dramatique à la fin. Une
critique parfois acerbe des moeurs économiques, financières et
morales du temps y est omniprésente (4). Les éléments bouffes sont
harmonieusement intégrés aux aspects plus sérieux. Il n'est pas
question ici de distinction entre personnages bouffes et d'autres
sérieux, car en fait chaque personnage adapte constamment son
caractère et son comportement aux péripéties. La personnalité
complexe de Teodoro domine celle des autres protagonistes; la
moralité de l'aventurier est certes douteuse, mais son amour pour
Lisetta est sincère et il souffre des indélicatesses qu'il est bien
obligé de commettre. A la fin il tombe dans une demi-neurasthénie. Sa condamnation et son emprisonnement sont une
délivrance et son ultime intervention a même une certaine grandeur.
La
musique
Sur
ce livret, Paisiello écrit une musique atypique, en
nette rupture avec ses oeuvres précédentes. Dans son remarquable
Socrate
Immaginario
(1775) et son Barbier
de Séville
(1782), pour ne citer qu'eux, les contrastes étaient vifs, de
brillants morceaux de bravoure foisonnaient, au prix parfois d'une
touche de vulgarité. Rien de pareil ici, il y a certes moins de
contrastes mais plus de rigueur, plus de retenue, une caractérisation
plus poussée et nuancée des personnages et surtout une plus grande
unité qui, à mon avis, font de cette oeuvre (avec Nina
ossia la pazza per Amore)
un des plus parfaits chefs-d'oeuvre de Paisiello. La musique est
certes moins hardie que celle de Giuseppe Haydn ou Wolfgang Mozart à
la même époque. En effet la musique de Paisiello module peu et
reste souvent confinée dans un confortable mode majeur mais le don
mélodique généreux du napolitain compense largement cette relative
pauvreté harmonique. L'orchestre est très fourni avec les bois au
complet par deux, deux trompettes, deux cors et timbales s'ajoutant aux cordes; c'est celui des dernières symphonies de Mozart et de Haydn et
Paisiello en use avec beaucoup d'habilité.
Les
sommets
Les
trois airs de Teodoro
Le
personnage de Teodoro est omni-présent et domine la distribution, il
a au moins trois airs magnifiques à son actif, plus sa participation
dans les ensembles. Tous les airs de Teodoro sont des sommets
dramatiques de l'opéra:
-le très beau récitatif et l'air de la scène 3 de l'acte I: Io re sono e sono amante... avec ses acerbes dissonances sur ma la solita paura....
-le très beau récitatif et l'air de la scène 3 de l'acte I: Io re sono e sono amante... avec ses acerbes dissonances sur ma la solita paura....
-le
terrible songe de Teodoro , scène 11 : Non
era ancora...qui
utilise un motif ternaire déjà pratiqué par Gluck dans les scènes
infernales d'Orfeo
ed Euridice
ou Paisiello lui-même dans des scènes analogues de Socrate
immaginario.
-l'aria
di disperazione
de la prison, scène 19 : "Questo
squaloso soggiorno...".
Les
finales des actes I et II.
Paisiello
concentre l'intérêt dramatique de l'opéra dans deux grands ensembles de 17 et 26 minutes pour les actes I et II respectivement.
-Le
finale de l'acte I met en scène tous les protagonistes, c'est un feu
d'artifice de vie, d'invention, assorti d'une orchestration très
délicate. Comme souvent chez Paisiello, une formule rythmique aux
violons est répétée jusqu'à l'obsession pendant la plus grande
partie de ce finale. L'immense crescendo sur les paroles "Che
sussurro! Che bisbiglio..."
est impressionnant de puissance et fait penser irrésistiblement aux
effets de Gioachino Rossini.
-Le
finale du 2ème acte ne le cède en rien au précédent. La scène
ultime ,dans laquelle l'orchestre intervient avec puissance, est
particulièrement dramatique lorsque Teodoro avec dignité ordonne à
ses compagnons de le laisser méditer dans sa cellule: In
pace lasciatemi. Udir non vo piu.
L'oeuvre
se termine par un choeur qui tire la morale de l'histoire: Come
una ruota è il mondo....Le
monde est comme une roue....Ceux qui étaient au sommet, se
retrouvent en bas quand la roue tourne et vice
versa.
Ce choeur splendide étonne par sa densité polyphonique digne d'un
madrigal de la Renaissance et termine en apothéose cet étonnant
opéra.
Le théâtre San Carlo de Naples où furent créés plusieurs opéras de Giovanni Paisiello |
Après
cette réussite éclatante, Giovanni Paisiello quittera rapidement
Vienne pour prendre le chemin de Naples où il composera de nombreux
chefs-d'oeuvre dont La Molinara (1788) et Nina (1789).
Les temps deviennent plus troublés avec une révolution, l'exil du
roi de Naples Ferdinand IV et la création de l'éphémère
République Parthénopéenne. Invité par Napoléon Bonaparte,
Paisiello séjournera à Paris de 1802 à 1804, le temps d'écrire
une tragédie lyrique Proserpine. De retour à Naples, il
tombe en disgrâce avec le retour de Ferdinand IV au début de 1816
qui ne lui pardonne point son soutien à la défunte république et à
Napoléon Bonaparte, mais son étoile avait déjà commencé à pâlir
bien avant, tandis que celle de Gioachino Rossini s'apprêtait à
rayonner. Il mourra en 1816 dans la pauvreté (5).
La
musique de Giovanni Paisiello a une couleur bien spécifique. Ses
tournures mélodiques sont très personnelles. Il ne faut pas
chercher dans sa musique des influences mozartiennes car il n'y en a probablement pas dans ses oeuvres composées avant la création des Noces de Figaro de Mozart en 1786. Paisiello était en effet déjà célèbre en Europe alors que le salzbourgeois était quasiment inconnu en Italie et même dans son
pays. Par contre Mozart a sans doute été influencé par Paisiello, son quatuor en la majeur avec flûte K 298 utilise en effet une mélodie de Paisiello pour Le Gare generose, un opéra datant de 1786. La parenté existant entre les Noces de Mozart (1786) et Le Barbier de Séville de Paisiello (1782) est évidente pour les oreilles les moins exercées. Cela dit les deux grands artistes sont profondément différents et
ne poursuivaient pas les mêmes objectifs.
Discographie
Elle
est exsangue avec deux enregistrements.
Un
spectacle live, produit par le Théâtre La Fenice, monté par le
Théâtre de Ludwischaffen et le Festival de Dresde a été publié
en 1998 par le label Mondo Musica. Le rôle titre est tenu par André
Cognet dont la voix noble, un peu rocailleuse donne au personnage de
Teodoro une grande présence. Stuart Kale interprète remarquablement
le courtisan Gafforio.Très bonne direction musicale de Isaac
Karabtchevsky. On peut écouter intégralement cet enregistrement
désormais introuvable sur You Tube.
Un
enregistrement datant de 1962 par I Virtuosi di Roma et Sesto
Bruscantini dans le rôle titre, handicapé par de nombreuses
coupures et sa prise de son, est encore disponible.
Cette
situation frise le scandale ! Va-t-on enregistrer encore
un millième médiocre Don Giovanni ? On a pratiquement tout dit
sur ce dernier et peut-être plus que nécessaire. Vraiment Il Re
Teodoro in Venezia qui a fait l'objet d'une édition critique par
Michael Robinson, offre des situations scéniques et dramatiques
passionnantes et mériterait le détour.
- H.C. Robbins Landon, Mozart en son Âge d'Or, Fayard, 1996, pp.196-199.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988.
- Ronald J. Rabin, in Opera buffa in Mozart's Vienna, Edited by Mary Hunter and James Webster, Cambridge University Press, 1997, p.238.
- Notice de l'enregistrement de Il Re Teodoro in Venezia, Teatro La Fenice, 1998 Mondo Musica.
- http://www.larchivio.org/xoom/paisiello.htm Il est difficile de trouver une biographie sérieuse de Giovanni Paisiello. Les ouvrages du spécialiste Michael Robinson sont introuvables. L'article cité, en italien, donne des informations intéressantes mais aucune référence bibliographique..
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