Le
Trame Deluse
(Les complots déjoués) de Domenico
Cimarosa est un des plus
importants ouvrages lyriques du dix huitième siècle finissant.
De ce dramma giocoso composé en 1786, Gioachino Rossini disait le
plus grand bien et
trouva dans le quintette du premier
acte des sources
d'inspiration pour ses propres oeuvres (1).
L'opéra, représenté en décembre 1786 au Teatro Nuovo de Naples,
est le dernier d'un groupe de trois composés la même année: Le
Trame Deluse,
L'Impresario
in Angustie
(L'impresario dans les ennuis) et Il
Credulo,
tous trois à partir de livrets de Giuseppe Maria Diodati. Les deux
derniers furent montés et dirigés par Joseph Haydn à Eszterhàza
mais pas Le
Trame Deluse
qui pourtant est le meilleur des trois.
Ce texte me donne l'occasion d'insister sur la contribution
exceptionnelle de Joseph Haydn à la diffusion de l'oeuvre de
Cimarosa avec plus d'une douzaine d'opéras révisés et montés au
théâtre d'Eszterhàza.
Le
Trame Deluse
obtint un succès durable et fut représenté au Burgtheater de
Vienne en 1787 ainsi que dans de nombreuses capitales européennes
(2). Il est probable que Wolfgang Mozart assista à une des
représentations donnée à Dresde en juin 1789 en langue allemande,
exécution que Mozart qualifia de misérable
dans une lettre à Constance (3).
Domenico Cimarosa (1749-1801) |
Le
livret est bâti sur une intrigue classique: Don
Artabano, un
notable napolitain d'âge mûr attend une
jeune romaine qu'il doit
épouser. Un couple d'escrocs
Don Nardo et Ortensia profitent de la
situation pour
échafauder un complot: Ortensia doit se substituer
à
la fiancée pendant que Don Nardo subtilise les
économies de
Don Artabano. La machination est déjouée
par Dorinda, la
jardinière du domaine et par Glicerio
et Olimpia, un couple
d'amoureux qui dans le passé
eurent des déboires avec les deux
aventuriers. Après
diverses péripéties et quiproquos, l'arrivée
de la
vraie fiancée apporte la lumière et permet
l'arrestation
du couple infernal.
Le
livret très
conventionnel est moins subtil que celui du Matrimonio
Segreto
(Mariage Secret), de Giovanni Bertati. La plupart des personnages me
semblent sans grande épaisseur: Don Artabano est le barbon crédule et ridicule de l'opéra bouffe, Olimpia et Glicerio, le
couple d'amoureux traditionnels, par contre les escrocs Don Nardo et
Ortensia sont bien plus intéressants et complexes.
L'absence
d'un héros ou héroïne occupant le devant de la scène, a sans
doute nui au succès durable de l'oeuvre. A noter que Don Nardo s'exprime en dialecte napolitain tandis que les autres personnages conversent
en toscan. Dans Le trame deluse,
Cimarosa revient à une formule
archaïque en 3 actes alors que la
division en deux
actes s'était imposée dans l'opera buffa au
cours des
années 1780. Toutefois l'opéra fut remanié et condensé
par la suite en deux actes comme on peut le voir dans l'édition de
1818 du livret.
Cet
opéra présente une caractéristique
unique: il contient
peu d'arias et un nombre inhabituel de morceaux d'ensembles (duos,
trios,
quatuors etc...). Les airs sont le plus souvent dépourvus
de
virtuosité vocale. Chaque acte se termine par des
ensembles à
la chaine d'une longueur inusitée ce qui
donne à l'action une vie
extraordinaire. En dehors de
ces considérations formelles,
l'auditeur est comblé
par la richesse de l'inspiration musicale.
Le langage
musical est ici plus hardi que dans les operas
précédents, le génie mélodique de Cimarosa est à son
zénith,
un
chant sublime parcourt l'oeuvre du début à
la fin.
Voici
quelques temps forts de la version en trois actes: (4)
Les airs et duos:
Les airs et duos:
-le
duo du premier acte en sol majeur entre Ortensia et Don Nardo, Nel
mirar quel caro caro occhietto...une
barcarolle exquise qui nous plonge dans l'opéra
italien romantique
du temps de Vincenzo Bellini! Un admirable motif du hautbois sert de
transition entre les couplets. La suite plus conventionnelle nous
replonge dans l'opéra bouffe.
-l'air
plein de verve
en mi bémol majeur de Don Nardo au deuxième acte, A
mme 'sto vico in faccia...chanté
en dialecte
napolitain. Don Nardo s'exprime dans un air qui se
veut comique mais qui révèle de la frustration et de la rancoeur
comme le montrent une rudesse inattendue de la ligne mélodique et
les harmonies acerbes de la deuxième partie de l'air.
-l'air
d'Olimpia en la majeur Andante grazioso du troisième acte, Le
donzellette che sono amanti … est une mélodie
envoûtante
sur un rythme ternaire.
Les ensembles:
Les
ensembles qui parcourent les trois actes sont des polyphonies vastes
et
complexes.
-L'ensemble
situé à la fin du premier acte acte, Che
tremore ho nelle vene!
en mi bémol majeur, est le plus remarquable de tous au plan
musical avec des tournures mélodiques et des harmonies que l'on ne
retrouvera que dans le Cosi
fan Tutte
de Wolfgang Mozart, composé trois ans après. Cet ensemble se termine dans un tourbillon de mots et de musique. Ce quintette suscita
l'admiration de Gioachino Rossini.
-L'énorme
finale du deuxième acte, est le plus remarquable au plan
dramatique.
Il est constitué de plusieurs numéros enchainés. Il
débute en ré majeur par un allegro
giusto,
Esci
fuori bifolchetta..
mais module ensuite en mi bémol majeur dans un Larghetto
con moto,
Zitto,
zitto, piano, piano.., remarquable
par la beauté du chant et un accompagnement admirable de l'orchestre
avec sourdines tout à fait indépendant des chanteurs. Dans cette
section l'orchestre devient un “personnage” à part entière de
l'action. Ensuite le mouvement va s'accélerer avec un allegro
en do majeur puis un presto
où tous les protagonistes se déchainent. A la fin la confusion est
à son comble et tous les personnages unissent leurs voix dans une
conclusion endiablée. Si le finale du premier acte évoque Cosi
fan tutte,
par contre celui du deuxième acte annonce clairement ceux du
Matrimonio
segreto
composé cinq ans plus tard.
-les
ensembles dominent dans le troisième acte, notamment un vaste
terzetto Larghetto
con moto
en fa majeur Scendi,
o cara, adagio, adagio...qui ne le cède en rien aux précédents question splendeur vocale.
A la fin de l'opéra, chacun retrouve sa chacune, les méchants Ortensia et Nardo en prison, les bons Artabano, Olimpia et Glicerio devant l'autel, mais une agitation identique les anime, les fait ressembler à des pantins désarticulés et nous questionne. Tout cela a-t-il un sens? Une chose est certaine, la musique de Cimarosa donne miraculeusement unité, signification et harmonie à un texte qui semble en être dépourvu.
A la fin de l'opéra, chacun retrouve sa chacune, les méchants Ortensia et Nardo en prison, les bons Artabano, Olimpia et Glicerio devant l'autel, mais une agitation identique les anime, les fait ressembler à des pantins désarticulés et nous questionne. Tout cela a-t-il un sens? Une chose est certaine, la musique de Cimarosa donne miraculeusement unité, signification et harmonie à un texte qui semble en être dépourvu.
Il Castello Nuovo di Napoli |
La
Molinara de Giovanni Paisiello qui date de 1788, a fait l'ojet
d'un article dans ce Blog (5).
La comparaison entre Cimarosa et
Paisiello, deux
musiciens napolitains est inévitable à travers
ces
oeuvres contemporaines. Paisiello est plus varié,
plus
contrasté, son tempérament dramatique me semble
plus
intense, son orchestre est plus coloré
avec une
participation plus active des vents. Ces qualités sont
particulièrement évidentes dans Il Re Teodoro in Venezia. A
son
passif, Paisiello n'évite pas toujours la facilité voire une
certaine vulgarité.
Chez Cimarosa on observe au fil de ses 70
oeuvres dramatiques une lente évolution vers un art toujours
plus
expressif, raffiné et élégant. Son orchestre, d'abord assez
rudimentaire à la manière d'une grande
guitare comme le dit si
bien Emile Vuillermoz à propos des accompagnements orchestraux de
Vincenzo Bellini, gagne en épaisseur et
en subtilité pour
empiéter même sur le chant dans Il
Fanatico Burlato (1787) et Il
matrimonio segreto (1792).
Stendhal regrettait cette évolution car il appréciait par dessus
tout que les chanteurs soient placés au devant de la scène et que
l'orchestre se montre discret. Grétry lui, s'amusant à comparer Cimarosa et Mozart, déclarait que
Cimarosa
met toujours sa statue sur la scène et le piédestal dans
l’orchestre, alors que Mozart place la statue dans l’orchestre et
le piédestal sur la scène
(1).
Compte
tenu de la splendeur de cette musique, il est
scandaleux que Le
Trame Deluse ne soit jamais joué et
enregistré. D'autre part
étant donné les analogies entre les ensembles du Cosi fan Tutte de
Mozart datant de 1789-90 et ceux de cet opéra composé, rappelons-le
en 1786, il me semble que tout exposé sur Cosi
fan Tutte devrait désigner Le Trame Deluse comme source d'inspiration
pour le Salzbourgeois.
La
seule version existante est
référencée ci-dessous (6), il s'agit
d'un enregistrement microsillon datant de 1969 avec les qualités et
les défauts de l'époque. Le premier et le deuxième actes de cette version peuvent être
intégralement écoutés sur You tube. La barre a été placée très haut par les chanteurs, en particulier Sesto Bruscantini incarne un Don Nardo exceptionnel et il sera difficile de réunir
aujourd'hui une palette comparable. Par contre, on fera beaucoup
mieux pour le style en faisant appel aux instruments anciens et une
perspective historiquement informée comme savent si bien le faire
les Christophe Rousset, René Jacobs ou Antonio Florio.
- Nick Rossi and Talmage Fauntleroy, Domenico Cimarosa, His life and his operas, Greenwood Press, Westport Connecticut, London, 1999.
- Daniel Heartz, Mozart, Haydn and Early Beethoven: 1781-1802: 1781–1802, W.W. Norton and Company, New York, 2009, pp. 220
- http://javanese.imslp.info/files/imglnks/usimg/0/0b/IMSLP272054-PMLP441307-AA_Cimarosa_Le_trame_deluse.pdf
- Vittorio Gui; Coro e Orchestra Sinfonica della RAI. Adriana Martino/Alberta Valentini/Giuseppe Baratti/Sesto Bruscantini/ Carlo Badioli/Luisella Ciaffi Ricagno Voce 79 (2 LP) (live) (1969).
Les
propos ci-dessus sont issus
de l'écoute attentive de cet opéra et
d'une réflexion personnelle. Les informations provenant de la
littérature sont citées comme il se doit, en particulier dans la référence (2).
Ce texte a été publié sous une forme très abrégée dans le forum ron3
consacré à Mozart:
http://www.ron3.fr/phpBB3/viewtopic.php?f=16&t=408&start=15
post du 10 juin 2007.
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