L'Ile du Jour d'avant (l'Isola del
giorno prima) est le troisième roman d'Umberto Eco. Il a été
écrit en 1994, quatorze ans après Le Nom de la Rose.
Portrait du cardinal Mazarin par l'atelier de Pierre Mignard, Chantilly, musée Condé. |
Roberto de la Grive, un gentilhomme
piémontais séjournant à Paris en 1643, est enrôlé de force en
tant qu'espion par Mazarin pour une mission consistant à surveiller
un scientifique anglais, le docteur Byrd. Le but de la mission est de
découvrir de nouveaux territoires et aussi à les localiser sur la
carte du monde en déterminant leur longitude, donnée que l'on ne
savait pas encore mesurer à cette époque. Des indiscrétions
suggéraient que le docteur Byrd avait trouvé la solution, en
l'ocurrence une poudre miraculeuse, pour déterminer la longitude. Le
bateau dans lequel se trouvent Robert et Byrd fait naufrage et Robert
miraculeusement trouve refuge sur un autre navire, la Daphné,
immobilisé par des récifs de coraux à proximité d'une île. Dans
le navire Roberto fait la connaissance de Caspar Wanderdrossel, un
père Jésuite. Leurs nombreuses discussions et calculs suggèrent
que, cette île se situerait à 180° de longitude par rapport au
méridien de référence situé en Angleterre. Ce méridien est très
particulier car il marque la séparation entre hier et aujourd'hui,
c'est le lieu où d'un mètre à l'autre on passe au jour d'avant. Le
but de Roberto et du religieux est de gagner cette île afin de
trouver une réponse à diverses questions qui les hantent. Les
moyens utilisés, natation, construction d'une cloche sous-marine,
aboutissent à un désastre et le père Jésuite disparaît dans la
mer. Roberto se retrouve définitivement seul et prisonnier de la
Daphné. La solitude de Roberto ravive en lui une ancienne névrose,
Roberto est obsédé par l'existence d'un double de lui-même qui lui
aurait volé son identité ainsi que par Lilia, une jeune femme
mystérieuse que Roberto avait aimé d'un amour platonique pendant
son séjour parisien. Afin d'échapper à son triste destin et de
retrouver Lilia, il entame une action désespérée...
La technique narrative est basée sur
les notes que Roberto rédige au jour le jour et qui débutent dans
les termes suivants : Je suis, je crois, l'unique
représentant de l'espèce humaine à avoir fait naufrage sur un
navire désert. Le récit commence peu après le naufrage de
Roberto et son arrimage désespéré à la Daphné. La narrateur
décrit l'installation de Roberto sur la Daphné, sa rencontre avec
un intrus qui s'avère être le père jésuite Wanderdrossel, leurs
vains efforts de gagner l'île. Des retours en arrière décrivent la
jeunesse de Roberto, ses actions guerrières, ses amours, son séjour
parisien...A la fin, les notes de Roberto relatent une nouvelle
histoire, mise en abyme de son histoire personnelle, en fait un roman
de cape et d'épée, décrivant les méfaits de Ferrante, frère jumeau
et sosie démoniaque de Roberto. Ce roman met en scène aussi la figure de Lilia et la relation tourmentée qu'elle noue involontairement avec Ferrante qu'elle croit être Roberto..
Le contexte historique.
C'est celui de la guerre de Trente Ans,
au cours de laquelle s'affrontèrent catholiques contre protestants,
le royaume de France contre le Saint-Empire (Espagne et Autriche),
les provinces et les états du nord de l'Europe (Suède, Provinces
unies...) contre ceux du sud de l'Allemagne (Electorat de Bavière,
Palatinat...). Il s'agit d'une des guerre les plus meurtrières de
l'histoire de l'humanité. La guerre, les famines et les épidémies
de peste firent tant de ravages que dans de nombreuses régions ou
états, la moitié de la population disparut. Dans le livre qui nous
occupe, le théatre des opérations est le Piémont où s'affrontent
autour de la ville de Casale, les troupes françaises, l'armée
espagnole et les alliés italiens des deux bords. Le vieux Pozzo de
la Grive et son fils Roberto combattent courageusement aux côtés
des troupes françaises. Au cours d'une escarmouche, Pozzo est tué
et Roberto hérite du nom et du domaine de la Grive. A la suite de
longs efforts et d'un va et vient entre armées ennemies, un jeune
diplomate pontifical, Giulio Mazzarini, s'emploie à faire respecter
les trèves entre espagnols, impériaux, français et savoyards.
Le contexte religieux.
Au début du 17ème siècle, la
Contre-Réforme bat son plein. Elle se manifeste dans la peinture et
la sculpture dans un souci d'éducation religieuse et d'affirmation
des dogmes. Les principes de l'art baroque catholique, illustrés par
Rubens, Caravage...sont la théatralité, le mouvement, la recherche
d'effets dramatiques...Au delà des questions de dogme, l'Eglise
Catholique Romaine ne veut pas laisser au protestants l'apanage de la
science. Les pères Jésuites se mettent au diapason des découvertes
scientifiques dans le but de promouvoir une science qui toutefois
doit être compatible avec l'Histoire sainte. C'est le but poursuivi
avec audace par le père jésuite Caspar Wanderdrossel, compagnon
d'infortune de Roberto sur la Daphné.
Saint Dominique et Saint François préservant le monde de la colère du Christ, Pierre Paul Rubens, 1620, musée des beaux-arts de Lyon |
Le contexte scientifique.
A cette époque, on assiste à un
bouillonnement d'idées dans les domaines des mathématiques et de la
physique, nées en partie des découvertes récentes de terres
nouvelles par les navigateurs qui sillonnent le monde. La
localisation précise des terres nouvelles galvanise la recherche de
la longitude et on réalise que cette dernière est mesurable si on
peut déterminer le décalage horaire, c'est-à-dire la différence
entre l'heure mesurée localement et celle d'un méridien de
référence. Cette recherche est toutefois balbutiante à cette
époque et la science authentique cotoie parfois les divagations les
plus folles comme cette poudre de sympathie, une potion
magique fort en vogue au 17ème siècle, permettant de guérir des
blessures sans contact avec la plaie et par extention de communiquer
à distance (2). C'est cette poudre de sympathie qui permet au
Docteur Byrd de calculer la longitude par une méthode plutôt
horrible.
Le contexte culturel.
Sous les règnes de Louis XIII et Louis
XIV, fleurissent des salons tenus par des aristocrates fortunées où
l'on discute des sujets à la mode. Roberto de la Grive fréquente
ces salons et dans l'un deux tenu par une Précieuse, Arthénice, il
rencontre les beaux esprits de l'époque. Il fait la connaissance
d'un mathématicien de 19 ans, idéaliste et austère et a avec lui
une discussion intense sur l'existence et la nature du vide (3). Avec
d'autres on discute de la pluralité des mondes, sujet ultra sensible
pour les religieux qui le jugent blasphématoire. On peut rencontrer
aussi dans ces salons des conspirateurs comme Cinq Mars dont l'amitié
peut être dangereuse (4). Dans le salon d'Arthénice, Roberto est présenté à Lilia, personnage mystérieux pour laquelle il
nourrit une passion secrète.
Les obsessions de
Roberto.
Lilia est un personnage
énigmatique qu'on ne voit guère, les quelques
mots qu'elle prononce suffisent à enflammer le cœur de Roberto. Ce dernier,
prisonnier de la Daphné, lui écrira des lettres d'amour passionnées. L'île
du jour d'avant est située à 180° de longitude Est.
L'atteindre serait peut-être remonter le cours du temps et qui sait, changer le cours des évènements. La colombe couleur orange, oiseau
paradisiaque, est vue fugitivement par Roberto sur la cime d'un arbre de l'île. A la fin, l'île, la colombe
et Lilia ne forment plus qu'une seule entité, obscur objet du
désir (7) dont la possession sera la quête ultime de
Roberto.
Un roman baroque
Faits d'armes, carte de Tendre, Précieuses, déguisements, trahisons, usurpations d'identité...sont
les ingrédients d'une œuvre profondément baroque, livret d'opera
seria, genre musical qui naissait à cette époque et qui était
promis à un bel avenir au cours du siècle. L'imagination du
lecteur fait vivre ces aventures dans le décors baroque des palais
et des églises du 17ème siècle. L'esprit encyclopédique d'Eco
fait merveille et on ne se lasse pas de parenthèses qui montrent sa
culture et ses connaissances. La digression sur la symbolique de la
colombe est particulièrement brillante. Elle témoigne de la
fascination qu'éprouve Eco pour la symbolique chrétienne et que
l'on retrouve dans presque tous ses romans. Autre thème récurrent :
le Piemont et la ville de Casale Monferrato près d'Alexandrie, lieu
géométrique des romans d'Eco.
Il ne faut pas se tromper, l'action
dans ce livre ne réside pas tellement dans les cavalcades, les
aventures, les passions, elle se situe plutôt dans un monde d'idées
brillantes et surprenantes.
Bien que la traduction de Jean Noël
Schifano soit remarquable, mieux vaut lire l'Isola del Giorno
prima en italien afin de profiter de manière optimale de la sonorité et de la couleur des différentes scènes de cet opera seria.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_Trente_Ans
- http://www.larecherche.fr/idees/histoire-science/poudre-sympathie-potion-magique-01-04-2010-76865
- Sans les nommer, Eco met en scène quelques personnages célèbres du 17 ème siècle : Cyrano de Bergerac, Blaise Pascal. Ils complètent la galerie de personnages historiques : Mazarin, Colbert, Toiras. En outre le personnage du père Caspar Wanderdrossel est inspiré du scientifique Gaspar Schott, membre de la compagnie de Jésus.
- Henri Coiffier de Ruzé d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, accusé d'avoir tenté d'assassiner le cardinal de Richelieu, fut exécuté en 1642. Richelier mourut quelques mois plus tard en décembre 1642. Immédiatement Louis XIII nomme Mazarin, un protégé de Richelieu, au Conseil d'Etat (5,6).
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Mazarin
- Titre d'un film célèbre de Luis Bunuel.
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