Le quatuor à cordes n° 15 en sol
majeur opus 161 D 887 de Franz Schubert (1797-1828) est, selon le musicologue Harry
Halbreich, un des plus beaux quatuors jamais écrits.
Franz Schubert, peinture à l'huile d'après une aquarelle de Wilhelm August Rieder (1825) |
La composition des quinze quatuors à
cordes se déroule tout le long de la courte vie de Franz Schubert.
Toutefois la plupart d'entre eux sont antérieurs à la vingtième
année du compositeur, les six premier et le n° 10 en mi bémol
datent d'avant 1813, les n° 7 et 8 sont écrits en 1814, le n° 9 en
1815, et le n° 11 en mi majeur D 353, le plus élaboré des quatuors de
« jeunesse » est achevé en 1816 alors que le compositeur
avait 19 ans. Viennent ensuite les « grands » quatuors :
le quatuor n° 12, quartettsatz, en do mineur D 703, inachevé,
date de 1820, le quatuor n° 13 en la mineur, Rosamunde, opus
29 D 804, a été composé en 1824, le quatuor n° 14 en ré mineur,
La Jeune fille et la Mort, D 810, a été terminé en 1824,
après le précédent. Le quatuor n° 15 en sol majeur opus 161, D
887, dernier des quatuors à cordes de Schubert, date de 1826. Ses
dimensions exceptionnelles s'expliquentt peut-être par le voisinage
de la neuvième symphonie en do majeur D 944 (La Grande), dont la
composition débute en 1825 (1).
Quand Schubert écrit entre
1824 et 1826 ses grands quatuors, à la même époque, Beethoven
révolutionnait les formes dans ses quatuors à cordes n° 12 à 17. Son quatuor n° 14 en do # mineur, opus
131 de 1826, comporte en effet sept mouvements. Pour le premier
mouvement Beethoven fait appel au genre de la fugue, dans le
mouvement lent (4 ème mouvement) qui est le pivot et le centre de
gravité de l'oeuvre, il utilise la grande variation, forme
musicale qu'il porte ici à un niveau de fantaisie inégalé, le
scherzo (5 ème mouvement) est un jaillissement continu d'idées et
de rythmes, prodige d'imagination et de liberté, enfin le septième
mouvement est un rondo sonate extrêmement élaboré. Contrairement à
Beethoven, la structure formelle n'intéresse pas Schubert, cette
dernière reste infiniment classique dans les quatre mouvements de
ses quatuors et ne s'écarte pas beaucoup de celles de Haydn ou
Mozart : structure sonate du premier mouvement, mouvement lent
de forme Lied ou thème varié conventionnel, menuet ou scherzo en
troisième position et souvent rondo pour le dernier mouvement.
La révolution chez Schubert réside dans le
domaine harmonique comme nous le verrons dans cet ultime
quatuor en sol majeur.
Quand j'écoutai pour la première fois
ce quatuor, je ressentis une des plus fortes émotions musicales de
mon existence. Conscient de l'immense valeur de cette œuvre, je n'ai
jamais cessé depuis de l'écouter et chaque fois je suis saisi par
son caractère dramatique et sa tension incroyable.
Le vaste premier mouvement, allegro
molto moderato, ¾, dépasse tout ce que Schubert avait écrit
jusque là en puissance et en nouveauté.
L'alternance du mode majeur et du
mode mineur est le principe fondamental de ce mouvement. Une phrase
commencée en majeur se termine en mineur et vice versa. Ce procédé
est érigé en principe de technique compositionnelle et a un
potentiel expressif immense. En général, dans cette composition,
le mode mineur exprime la violence, tandis que la timidité semble
caractérisée par le mode majeur
(3).
L'écriture des quatre instruments fait appel
systématiquement à des trémolos extrêmement rapides (triples croches répétées dans un tempo allegro molto moderato). Ces tremolos évoquent
intensément l'orchestre, celui de la Mort d'Isolde de Richard
Wagner, par exemple, et on se prend à imaginer que Schubert
entendait un cor lorsque, au début de l'oeuvre, le premier violon
expose la mélodie au dessus des tremolos constamment modulants des
trois autres instruments. Lorsque le thème est énoncé dans les
profondeurs du violoncelle et que les tremolos grimpent dans les
hauteurs, l'effet est incroyablement Wagnérien ! Je suis
persuadé que quand il écrivait ce quatuor, Schubert pensait à une
nouvelle symphonie plus ambitieuse encore que la précédente (La
Grande en do majeur D 944 de 1825) (2). Le second thème très
différent se déroule piano dans un ambitus très restreint
ne dépassant pas l'intervalle de quarte dans sa plus grande partie,
il donne lieu à un développement intermédiaire très
dramatique, l'exposé du second thème et le développement
intermédiaire sont répétés une deuxième fois et l'exposition se
termine par des tremolos pianissimo au violoncelle qui
conduisent aux barres de reprise et au développement proprement dit.
Ce dernier, monumental, est construit sur le thème initial et fait
alterner des passages très mystérieux pianissimo en tremolos
avec des passages fortissimo d'une violence inouie. Les
modulations incessantes sont de plus en plus audacieuses et
m'évoquent certains passages du premier mouvemen de la sixième
symphonie de Mahler (rien que ça!). La reexposition très condensée
récapitule la première partie en la variant considérablement et
tout se termine avec une coda basée plus que jamais sur l'alternance
d'accords mineurs et majeurs violemment sabrés par les seize
cordes. C'est le mode majeur qui triomphe in extremis (3).
Après un tel mouvement, un contraste
s'imposait et c'est un andante un poco moto en mi mineur 4/4
qui lui est centré essentiellement sur la beauté mélodique. De
forme Lied, il fait alterner un thème magnifique chanté par le
violoncelle avec un épisode très orageux, faisant de nouveau appel
à de furieux tremolos. Le mouvement s'achève en mi mineur dans une
ambiance résignée.
Contrairement au violent scherzo du
quatorzième quatuor en ré mineur, La Jeune Fille et la Mort,
qui se déroule constamment fortissimo, ce magnifique scherzo,
dans la tonalité de si mineur, évolue presque tout le temps pianissimo dans une ambiance mystérieuse et romantique. Il est
interrompu par un adorable trio, petite valse d'une beauté mélodique
typique du meilleur Schubert.
Le quatrième mouvement, sol mineur,
Allegro assai 6/8 équilibre par sa taille (710 mesures!) le
premier mouvement. Cette tarentelle sauvage est très proche de
celle qui termine le quatrième mouvement du 14ème quatuor La
Jeune Fille et la Mort. Ici le potentiel dramatique est
également conféré par l'incessante alternance des modes majeurs et
mineurs. Le thème principal qui domine tout le mouvement a une
motricité extraordinaire et emporte tout sur son passage.
Formellement, on a affaire à un rondo sonate dans lequel refrains,
couplets et développement central sont construits sur un même
thème. Malgré la longueur de ce mouvement, la cavalcade
impitoyable, véritable course à l'abîme, ne faiblit jamais. On sent
que les quatre instruments et leurs seize cordes ne suffisent plus à
Schubert. En témoigne, dans la coda du mouvement, cet incroyable
crescendo de trente mesures (mesures 650 à 680) qui débute piano
et se termine par un triple fortissimo, climax absolu du mouvement
(4). Seul un grand orchestre symphonique pourrait rendre justice à
un tel passage.
Une telle œuvre a-t-elle eu une
postérité ? Les quatuors à cordes de Mendelssohn, Schumann ou
Brahms, me semblent relever d'esthétiques très différentes. Comme
on l'a dit déjà, ce quatuor appelle l'orchestre et c'est surtout à
Anton Bruckner à qui on pense, à son écoute.
Comment les animaux enterrent le chasseur Gravure sur bois d'après Moritz von Schwind, un familier de Franz Schubert |
Interprétation. La discographie
est pléthorique. Je suis incapable de choisir car ma version
préférée , celle du quatuor Hongrois, n'existe plus sous sa forme initiale, un disque microsillon. Le repiquage qui a été réalisé dans un CD est nettement inférieur à l'original. Le son autrefois ample et profond est devenu sec et mat.
La question des tempi est primordiale. Une bonne exécution doit avant tout respecter la volonté du compositeur. Ce dernier a indiqué pour le premier mouvement Allegro molto moderato. On ne peut être plus précis ! Le second mouvement est un andante un poco moto. Il faut impérativement établir un contraste entre les deux mouvements et donc le premier ne doit pas être joué trop lentement, comme un andante, comme on l'entend trop souvent, mais comme un allegro dans un tempo très modéré. Quel est le tempo giusto ? Pour moi le temps d'exécution doit être compris entre 13 et 14 minutes pour le premier mouvement, ce que font quelques quatuors (quatuor Prazack pour ne citer qu'un exemple), malheureusement cette bonne intention est gâchée par la manie de ralentir les trente premières mesures qui sont capitales. Rien ne l'indique sur la partition ! Alors pourquoi introduire du pathos dans un quatuor qui n'en a absolument pas besoin ?
La question des tempi est primordiale. Une bonne exécution doit avant tout respecter la volonté du compositeur. Ce dernier a indiqué pour le premier mouvement Allegro molto moderato. On ne peut être plus précis ! Le second mouvement est un andante un poco moto. Il faut impérativement établir un contraste entre les deux mouvements et donc le premier ne doit pas être joué trop lentement, comme un andante, comme on l'entend trop souvent, mais comme un allegro dans un tempo très modéré. Quel est le tempo giusto ? Pour moi le temps d'exécution doit être compris entre 13 et 14 minutes pour le premier mouvement, ce que font quelques quatuors (quatuor Prazack pour ne citer qu'un exemple), malheureusement cette bonne intention est gâchée par la manie de ralentir les trente premières mesures qui sont capitales. Rien ne l'indique sur la partition ! Alors pourquoi introduire du pathos dans un quatuor qui n'en a absolument pas besoin ?
Une émission de music3 de la rtbf a été
consacrée à ce quatuor et Harry Halbreich figurait dans le jury
pour départager les meilleurs versions. Un classement a été
effectué (5).
- Catalogue des œuvres de Schubert : https://fr.wikipedia.org/wiki/Catalogue_Deutsch
- La symphonie n° 10 en ré majeur, reconstruite à partir d'esquisses, ne donne malheureusement qu'une faible idée de ce qui aurait pu être l'ultime symphonie de Franz Schubert.
- Certaines considérations développées dans cet article sont inspirées de l'analyse musicologique de ce quatuor développée par Edouard Lindenberg dans la notice accompagnant la partition P.H. 41, éditée par Heugel et Cie.
- La partition est impressionnante et reflète au plan visuel l'exaltation qui règne dans cette coda.
- La biographie de Franz Schubert publiée dans Wikipedia est excellente. https://fr.wikipedia.org/wiki/Franz_Schubert
Salut Pierre,
RépondreSupprimerConnais-tu cette interprétation du Quatuor Terpsycordes ?
J'ai mis un extrait sur le site ama-alsace.fr.
Personnellement, j'aime beaucoup.
A bientôt,
Jean-Louis
Bonjour Jean Louis. Merci pour ton commentaire. J'aime beaucoup l'interprétation du quatuor Terpsycordes. Le tempo général est bon. Techniquement c'est magnifique. Deux bémols cependant:
RépondreSupprimer-un peu trop sage, cela manque de punch et d'un grain de folie;
-ils ralentissent considérablement le portique d'entrée alors que Schubert n'a rien indiqué sur la partition. Il n'y a aucune raison de ralentir ce portique qui présente le thème principal cela casse le mouvement. De même l'accelerando à la fin du développement n'est pas justifié.
Bien amicalement. Pierre.
J'ai un excellent vinyl PHILIPS "TRESORS CLASSIQUES" enregistrement de 1978 par le Quartetto Italiano. Excellent état général. Si amateur, me contacter.
RépondreSupprimerMerci pour l'information.
Supprimer