L'écoute
de
L'Anima del Filosofo
de Joseph Haydn a été pour moi une révélation qui me fait
classer très haut cette oeuvre dans mon panthéon musical.
Portrait de Joseph Haydn par Thomas Hardy (1791) |
L'Anima
del Filosofo ossia Orfeo ed Euridice,
dramma per musica en quatre actes, écrit à Londres en 1791 sur un
livret de Carlo Francesco Badini, est un opéra seria, genre très en
vogue à cette époque comme l'attestent les œuvres nombreuses
d'Antonio Salieri (Axur
re d'Ormus),
de Giovanni Paisiello (Fedra),
de Cimarosa (Gli
Orazi ed i Curiazi, Artemisa regina di Caria),
de Alessio Prati (La
vendetta di Nino)....On
rappelle ici que l'opera seria traite de sujets nobles, mythologiques
ou historiques et qu'une lieto
fine
(fin heureuse) était de rigueur.
L'Anima
del Filosofo conte l'histoire d'Orfeo et d'Euridice. Créonte,
père d'Euridice a imprudemment promis sa fille à Arideo. Mais
Euridice est amoureuse du poète Orfeo et son amour est payé de
retour. Voulant échapper à Arideo furieux, Euridice est piquée par
un serpent et meurt. Avec sa lyre et son chant, le poète attendrit
les esprits infernaux et est autorisé à chercher Euridice aux
Enfers. Il ne doit pas regarder Euridice tant qu'il n'est pas
retourné dans le monde des vivants. Euridice et Orfeo n'arrivant pas
à se controler, se regardent et Euridice disparaît à jamais.
Un
opéra en cinq actes qui n'en comporte que quatre.
Les circonstances de la composition et de la non représentation de
ce chef-d'oeuvre pour des raisons essentiellement administratives, ainsi
que son analyse musicale ont été détaillés par Marc Vignal (1,2).
L'opéra fut représenté pour la première fois en 1951 à Florence
avec Maria Callas dans le rôle d'Euridice et Boris Christoff dans
celui de Créonte (3). Tels que nous sont parvenus les quatre actes
de l'oeuvre, l'opéra semble incomplet puisque cinq actes étaient
prévus ainsi que le déclare de façon très explicite Haydn dans
une lettre écrite à sa maitresse Luigia Polzelli le 14 mars 1791.
De plus le contenu du livret de Carlo Francesco Badini ne correspond
pas au deuxième titre de l'oeuvre, la philosophie n'étant évoquée
que de façon marginale au 3ème acte. On peut toujours imaginer avec
Marc Vignal un
5ème acte exaltant la philosophie que Haydn et Badini, sachant que
l'opéra ne serait pas représenté, renoncèrent à écrire.
En tout état de cause, telle qu'elle est, la structure en quatre
actes est parfaitement cohérente aux plans musicaux et dramatiques.
Contrairement aux Orfeo
ed Euridice
contemporains que Haydn avait dirigés à Eszterhàza (Gluck, 1776;
Bertoni, 1788) aux conclusions optimistes, l'Orfeo de Haydn (comme
celui de Luigi Rossi, 1647) se termine avec la mort définitive
d'Euridice. Dans l'opéra de Haydn, la fin est particulièrement
tragique, la lente plongée d'Orfeo dans les ténèbres se poursuit.
Orfeo est empoisonné par les Bacchantes. Ces dernières sont
finalement englouties dans une terrible tempête.
La Mort d'Orphée, 5ème siècle avant J.-C., Musée du Louvre |
Inutile
donc de se pencher sur ce 5ème acte dont on ne saura probablement
jamais rien, par contre, on peut tout de même constater que tel
qu'il nous est parvenu, cet opéra présente une lacune. Au 4 ème
acte, Orfeo, imprudent et irréfléchi, malgré les
recommandations du Génie, ne peut s'empêcher de poser son regard
sur son épouse qui alors est enlevée pour toujours par les Furies. Cette scène dramatiquement essentielle consiste en un
simple récitatif sec alors qu'on s'attend à un duetto palpitant des
deux époux. On a dit que cette faille reflétait le peu d'intérêt
de Haydn pour l'action dramatique. Je ne suis pas d'accord et pense
que cette lacune reflète l'inachèvement du quatrième acte. D'abord
Carlo Francesco Badini, auteur du livret, est aussi coupable que
Haydn, ensuite il me semble probable que Haydn, arrivé à ce point
de la composition de son opéra, savait qu'il ne serait jamais
représenté et déjà pensait à une version de concert contenant
les numéros déjà écrits les plus marquants de son œuvre (version
qui fut d'ailleurs exécutée le 26 mai 1791). L'insertion d'une
scène dramatique ne comportait plus aucun intérêt, dans ces
conditions, pour lui.
Autre
mystère. Il semble que la très belle sinfonia qui ouvre l'opéra
ait été composée après coup, probablement en 1794 puisque Haydn
l'a notée dans l'Entwurf-Katalog en 1794. Bien que cette sinfonia
ait été prévue également pour servir de préface à Windsor
Castle, un spectacle composé par Salomon, l'impresario de Haydn, il
ne fait aucun doute qu'elle a été écrite avant tout pour servir
d'ouverture à Orfeo. On retrouve en effet dans le thème principal
du presto de la sinfonia, une citation presque textuelle d'un des
thèmes de l'air d'Orfeo de l'acte II. S'il
s'avère que cette ouverture a bien été composée en 1794, on peut
en conclure que Haydn gardait quand même espoir de faire représenter
un jour son opéra.
La
Musique. La musique de Haydn est magnifique d'un bout à l'autre
de l'opéra et il est difficile de dégager des sommets. Les deux
premiers actes sont particulièrement inspirés et indiscutablement
représentent le sommet de la production de Haydn dans le domaine de
l'opéra. L'instrumentation de cet opéra est exceptionnellement
riche et comporte en plus des cordes : 2 flûtes, deux hautbois,
deux cors anglais, deux clarinettes, deux bassons, deux cors, deux
trompettes, deux trombones, deux timbales, une harpe et le continuo.
Le cor anglais est un instrument que Haydn utilise depuis ses jeunes
années dans des œuvres d'exception comme la symphonie n° 22 Le
Philosophe (coïncidence!). C'était, à ma connaissance, la première
fois que Haydn introduisait la clarinette dans une œuvre
symphonique.
La
sinfonia en do mineur qui ouvre l'opéra donne parfaitement le climat
de l'oeuvre. On est d'emblée plongé dans une atmosphère tragique,
fiévreuse et romantique annonçant Carl Maria von Weber.
Les
choeurs jouent un rôle capital. Les plus beaux se situent au début
et à la fin de l'oeuvre. Dans le premier (Ferma
il piede, o principessa...),
le choeur avertit Euridice que des monstres hantent la forêt vers
laquelle elle se dirige. Aux appels puissants du choeur (Fuggi,
fuggi...),
Euridice répond en implorant la pitié (Per
pieta, per pieta...).
L'émouvant
choeur des âmes sans sépulture (Infelici
ombre dolenti...)
qui ouvre le 4ème acte me fait penser au Requiem
que Mozart entreprendra quelques mois plus tard. L’opéra
se termine par un choeur impressionnant avec trombones dans la
tonalité de ré mineur (Oh
che orrore, che spavento...)
qui frappe par sa brièveté, sa densité, sa concentration, son
climat de grande oppression jusqu’au roulement de timbales final
pianissimo. Cette musique dense et sans air me fait penser à celle
du dernier Schumann, le concerto pour violon par exemple. En tous
cas, on est loin du cliché du papa Haydn.
Les
autres sommets de cet opéra sont les trois airs d'Orfeo dont les
audaces (modulations enharmoniques), sans équivalent dans l'oeuvre
vocale de Haydn et de la plupart de ses contemporains, durent
effrayer le chanteur Davidde, destinataire de l'oeuvre. Le premier
air Rendete
a questo seno...est
précédé par un magnifique solo de harpe, le second air en fa
mineur In
un mar d'acerbe pene....est
une aria
di disperazione
d'une intensité inégalée dans toute l'oeuvre de Haydn. Orfeo
souvent abattu et passif se montre ici sous un jour bien plus
énergique et révolté.
La
sublime cavatine d'Euridice (Del
mio core il voto estremo...)
est le sommet émotionnel de l'oeuvre. On note dans l'accompagnement
la présence de deux cors anglais.
Dans
un opéra à la ligne mélodique si moderne, le célèbre air du
Génie, Al
tuo seno fortunato...étonne
pas son archaïsme, il s'agit d'une aria
da capo
avec colorature qui nous ramènent trente ans en arrière. Haydn
s'est pourtant surpassé dans un air d'une merveilleuse vocalité.
Les acrobaties, mélismes, vocalises présentent aisance et naturel
et donnent à la soprano l'occasion de montrer tous ses talents et de
grimper jusqu'au contre mi soit un demi-ton plus bas que le fameux
air de la Reine de la Nuit composé quelques mois plus tard par l'ami
Mozart.
Enfin
les trois airs de Créonte sont remarquables. Créonte représente la
stabilité et la raison dans la folie délirante qui l'entoure. C'est
bien lui qui est le philosophe du titre de l'opéra. On cite souvent
Sarastro dans le premier air en mi majeur, Il
pensier sta negli oggetti...
En
tout état de cause Orfeo met un terme à la période allant de 1784
à 1790, celle du grand élan créateur où Joseph Haydn compose
des oeuvres géniales, la 88 ème symphonie en sol majeur (1787), à
mon humble avis, la plus grande des 107, le trio en la bemol majeur
pour piano, violon et violoncelle (Hob.XV.14) (1790) et son sublime
adagio, le 5 ème quatuor en mi bemol majeur de l’opus 64 (1790)
qui impressionna Mozart par son élan irresistible, son extrême
beauté mélodique, sa perfection formelle au point qu'il reprit le
thème du finale pour son quintette en mi bemol majeur KV 614, la 58
ème sonate en ut majeur (HobXVI.48), etc…
Haydn dirigeant un quatuor. A droite J. Haydn bien reconnaissable, au violoncelle Johann Baptist Vanhal, au premier plan Dittersdorf et à sa gauche Mozart nettement plus jeune. |
L'interprétation.
Celle
de Christopher Hogwood (1997) et The academy of ancient music
(label l'Oiseau lyre) est la plus estimable, la plus propre et sans
doute la mieux historiquement informée. Cecilia Bartoli, Uwe
Heilmann et Ildebrando Archangelo y sont excellents.
La
plus ancienne (1967), un enregistrement public avec Richard
Bonynge à la baguette, présente des défauts importants; en plus d'une prise de son
médiocre, des clarinettes remplacent inexplicablement les cors
anglais dans la cavatine d’Euridice. Des ornements, des mélismes,
des cadences ornent les airs dans un style bellinien, en outre les
interprètes ajoutent des suraigus très bel
canto
dignes des années 1830. Toutefois le timbre de la voix de Joan
Sutherland me plait infiniment, de plus le génial Nicolaï Gedda,
ténor héroïque, donne à ce personnage d’Orfeo une stature et
une épaisseur conforme à l’esprit de l’oeuvre et rend justice
au formidable air en fa mineur d’Orfeo (In
un mar d'acerbe pene...),
enfin on ne peut pas être insensible à la voix extraordinaire de
Spiro Malas dans le rôle de Créonte.
On
peut aussi voir sur You Tube un très beau film d'une représentation
dirigée par Nikolaus Harnoncourt avec le Concentus Musicus et
les chanteurs d'exception suivants: Cecilia
Bartoli, Eurydice ; Roberto
Sacca, Orfeo ; Wolfgang Holzmair, Creonte ; Eva Mei,
Genio ; Choeur Arnold Schonberg.
Le
Pinchgut opera de Sydney a donné en 2010 une version intéressante
sur instruments d'époque, sous la direction d'Anthony Walker (choeur
Cantillation). Très intelligemment, les producteurs ont inséré,
dans la scène fatidique de la deuxième mort d'Euridice, le sublime
poco adagio du trio n° 36 en mi bémol HobXV.22, joué par la harpe
qui apporte la plénitude au quatrième acte.
Enfin
L'Atelier Lyrique de Tourcoing
a monté en 2009 une production nouvelle de l'Anima
del Filosofo. Cette dernière
propose une lecture philosophique du chef-d'oeuvre de Haydn et
Badini, irriguée par l'esprit du Siècle des Lumières. Le mythe
devient ainsi une fable. Dans un monde où règnent encore des forces
obscures, la philosophie, la raison, la connaissance de soi sont des
antidotes. Parce qu'ils les ont ignorées ou négligées et ont cédé
à leurs pulsions, Orfeo et Euridice ont perdu leur amour et leur
vie. La direction musicale a été assurée par Jean-Claude Malgoire
et la mise en scène par Alita Baldi. Hjördis Thebault, Euridice ;
Joseph Cornwell, Orfeo ; Pierre Yves Pruvot, Créonte ;
Isabelle Poulenard, Génie. La critique unanime a salué ce spectacle
avec enthousiasme.
Le
fait que ces deux dernières versions ont disparu d'internet et n'ont
pas été gravées est un vrai drame.
Au Siècle des Lumières, n'avoir aucune prise sur son destin est une
grande frustration pour l'homme épris de liberté. Pour illustrer
ces considérations, Haydn a trouvé des accents qu'on ne rencontrera
ni dans sa musique passée ni dans celle composée après 1791.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1215-1222.
- En fait le King's Theater où devait être représenté Orfeo ed Euridice n'avait pas obtenu la licence accordée par le Roi et le parlement pour exécuter des opéras italiens.
- Il ne reste apparemment aucune trace de cette représentation historique. Euridice, Maria Callas ; Creonte, Boris Christoff ; Orfeo, Thyge Thygesen ; Genio, Julanna Farkas, tous placés sous la direction d'Erich Kleiber. Haydn eut des mots très durs pour Rosa Lops, la soprano prévue pour le rôle d'Euridice (1). Il aurait probablement été satisfait par les prestations de Maria Callas, Joan Sutherland et Cecilia Bartoli!
- H.C. Robbins Landon, Haydn: chronicle and works, volume III - Haydn in England (1791-1795), Indiana University Press, 1976, p. 324.
existe il un enregistrement de la premiere mondiale de 1951 au MAggio Fiorentino avec Callas Boris christoff ...
RépondreSupprimerIl ne reste aucune trace de cette représentation. Il y a longtemps déjà, je craignais déjà que le matériel d'enregistrement fût irrémédiablement détruit ou perdu.
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