Socrate immaginario, commedia
per musica (commedeja pe' mmuseca en
napolitain), a été composé par Giovanni Paisiello en 1775
et représenté au Teatro nuovo di Napoli la même année. Le
livret est attribué aux abbés Giovanni Battista Lorenzi et
Ferdinando Galiani (1). On a tendance de nos jours à oublier
l'économiste du Siècle des Lumières, nommé en second. Pourtant sa
contribution au livret de cet opéra est rappelée constamment dans
la correspondance qu'il eut avec Madame d'Epinay, animatrice d'un
célèbre salon parisien (2).
Socrate, ses deux épouses et Alcibiade, musée des Beaux Arts de Strasbourg |
Tammaro, un bourgeois de Modugno s'est
entiché de la philosophie de l'ancienne Grèce, il se prend pour
Socrate et s'est mis dans la tête de faire,
de son entourage familial, des disciples. A son barbier,
Mastro Antonio, il a donné le nom de Platon et a décidé de lui
donner sa fille Emilia (qu'il appelle Sofrosina) en mariage. Sa femme
Rosa (devenue Xantippe) est excédée par la nouvelle manie de son
époux d'autant plus qu'à l'instar du vrai Socrate, Tammaro veut
prendre une seconde épouse, en l'occurence Cilla, fille d'Antonio,
baptisée pour la circonstance du nom d'Aspasia. Ces manigances ne
plaisent pas à tout le monde car Emilia est amoureuse d'Ippolito et
Cillia est promise à Calandrino, serviteur de Tammaro.
L'entourage de Tammaro imagine un
stratagème, ils rentrent dans le jeu de Tammaro, se déguisent en
grecs de l'antiquité puis en Furies qui
terrorisent le faux Socrate. Ce dernier a beau supplier, les Furies
sont inflexibles et le menacent de sévices multiples. Elles le
conduisent finalement sur sa demande à son démon (daimonion),
signe divin, afin qu'il reçoive ses conseils et ses ordres. Le pseudo-démon
(en fait Rosa ou Ippolito sous un déguisement) intime à Tamarro
l'ordre de marier sa fille Emilia à Ippolito.. Enfin un tribunal
d'Athènes condamne Tammaro à mort. Il devra boire la cigüe.
Stoïque, Tammaro s'exécute et sombre..... dans un profond sommeil.
La cigüe était un somnifère et le faux Socrate s'éveille guéri
de son obsession. Tout rentre donc dans l'ordre et chacun épouse sa
chacune au milieu des réjouissances habituelles.
La mort de Socrate, Jacques Louis David |
Ce livret évidemment spirituel et
souvent comique, est plus profond qu'il n'y paraît et en cela on
reconnait la patte de l'abbé Galiani, un des brillants esprits de son
temps. Le thème majeur est celui de l'idée fixe, désordre mental
aux effets dévastateurs sur l'entourage du sujet atteint. Ce thème
est fréquemment traité dans le théâtre des 17ème et 18ème
siècle, par Paisiello lui-même (Gli astrologi immaginari,
1779). Domenico Cimarosa dans Armida immaginaria (1778) le
maniera également avec des effets encore plus radicaux. Après
Molière et avant Honoré de Balzac (3), toutes proportions gardées,
ce thème de l'idée fixe est traité ici de manière
aristophanesque, dans le but de provoquer le rire.
Sur cette trame Paisiello compose une
musique éblouissante. Le ton est généralement gai, spirituel
parfois bouffon mais des passages importants sont écrits dans un
style sérieux voire dramatique. Mastro Antonio et sa fille Cilla
s'expriment en dialecte napolitain tandis que les autres
protagonistes parlent le toscan. Ce point est important, Paisiello,
composant principalement pour le peuple de Naples, se devait
d'utiliser la langue locale. Il le fait si bien que ces passages en
napolitain déchainent encore le rire de nos jours dans une ville où
70 % de la population s'exprime encore dans le dialecte local. Dans
une œuvre de vastes dimensions, les nombreux airs sont extrêmement
courts et donnent à l'oeuvre un rythme soutenu et même endiablé.
Bref on ne s'ennuie jamais ! Ces airs ont souvent un caractère
populaire marqué et font appel au chant napolitain. Ils sont
dépourvus de virtuosité et en cela se démarquent totalement de
l'opéra seria. On retrouve certains éléments de l'opéra seria,
réformé par Calzabigi et Gluck, dans les récitatifs accompagnés,
dans les nombreux choeurs et dans les personnages d'Ippolito et
d'Emilia.
Dès la première scène et dès les
premières mesures : Fuora, birbaccio..., on est surpris
par la vigueur et la nervosité de ce magnifique sextuor.
L'aria di Lauretta qui suit, Una
rosa e un giacinto... possède tout le charme et la spontanéité
typiques des airs de soubrettes.
Un sommet de ce premier acte est l'air
d'Ippolito avec hautbois obligé, Lagrime miei di affanno...On
est subjugué par la noblesse et les harmonies troublantes de la
musique qui expriment bien le désespoir du fiancé d'Emilia quand il
apprend qu'elle est promise à Mastro Antonio.. Joseph Haydn qui ne
connaissait probablement pas Socrate immaginario mais était
familier de bien d'autres opéras de Paisiello (La Frascatana
par exemple parmi bien d'autres) qu'il avait montés, remaniés et
dirigés, écrivit dans ses opéras postérieurs à Socrate
Immaginaro plusieurs airs dans le même style.
L'air de Cilla, So' fegliolella...en
dialecte napolitain est charmant et met en évidence la simplicité
et la (fausse?) innocence de la jeune fille.
Le finale de cet acte I est un feu
d'artifice d'invention. Il s'ouvre avec le choeur des disciples :
Andron apanton Socrates sofotatos..., auquel Mastro Antonio
répond par Patron apantalon soreta scrofototos...., mélange
de grec et de napolitain sans queue ni tête, jouant sur des
assonances pseudogrecques (4). La musique se grave instantanément
dans la tête et ce choeur eut un succès immédiat.
Rosa chante ensuite une authentique
chanson napolitaine : Volle il destino mio... qu'Ippolito
accompagne à la guitare avec beaucoup de sentiment et de mélancolie.
Tous les protagonistes et l'orchestre
entonnent ensuite une tarentelle endiablée, passage peut-être le
plus génial de l'opéra. On est confondu par la sauvagerie, voire
l'hystérie de la musique. L'acte I se termine dans la confusion
générale par un ensemble déchainé, chantant et jouant toutes
forces déployées.
L'inspiration de l'acte II s'élève
encore d'un cran !
Il commence sur le mode bouffe avec un
air de Tamaro Figli, ma non di padre dans lequel le faux
Socrate, sombrant dans la folie, demande à Antonio et Ippolito
d'épouser tous deux Emilia afin d'engendrer des filosofi,
mitologi, antiquari, istorici...dont il pourra être fier...
Mastro Antonio poursuit avec un air
très amusant en dialecte : T'aggio dite, po parlammo ?
On arrive à un vaste épisode
comportant d'abord une aria de Tammaro s'accompagnant à la harpe :
Kalimera, Kalispera...destiné à amadouer les Furies. Ces
dernières répliquent d'une façon très menaçante : Chi
tra quest'orride caverne orribili...et se mettent à danser
autour de Tammaro. On constate que cette scène mime de près les
scènes infernales d'Orfeo et Euridice de Gluck (4). La danse
échevelée des Furies à trois temps, en mode de chaconne, ressemble
beaucoup à celle de Gluck en plus violente! Tammaro supplie les
Furies de le conduire vers son démon. Elles acceptent et le
conduisent vers Rosa et Ippolito déguisés. Le dernier choeur des
Furies, Misero bufalo, est le plus impressionnant. .Ensuite on
assiste à une montée progressive de l'agitation jusqu'à
l'embrasement final. Cete dernière scène est introduite par un
magnifique prélude orchestral très dramatique, qui préfigure
étonnamment l'ouverture de Don Giovanni.
Après ce flamboyant acte II, la messe
est dite et l'acte III ne sera plus qu'un appendice un peu convenu.
Il était temps de renoncer à cette division en trois actes et
d'adopter celle en deux actes, bien plus adaptée aux dramme
giocosi qui suivront bientôt, notamment le brillant Re
Teodoro in Venezia (1784) du même compositeur.
Socrate immaginario, empreint de commedia del arte et d'esprit du Siècle des Lumières, est
probablement ce qui se faisait de mieux dans la commedia per
musica autour des années 1775. A son écoute on comprend le
succès qu'il obtint pendant plusieurs décennies ainsi que l'échec
de La finta giardiniera de Wolfgang Mozart composé quelques
mois avant. La lourdeur et l'ennui émanant d'un livret attribué à
Giuseppe Petrosellini (librettiste qu'on a connu plus inspiré) ont
sans doute desservi la musique du salzbourgeois, en dépit de beaux
moments dramatiques (5). A cette époque de sa vie, Mozart, âgé de
dix huit ans, ne faisait pas le poids devant un compositeur au sommet
de son art et s'exprimant dans sa langue maternelle avec la bouche de
Mastro Antonio. Ce n'est que dans Il Mondo della Luna sur un
livret de Goldoni de Giuseppe Haydn (1776) et surtout dans l'Armida
immaginaria de Domenico Cimarosa (1778) qu'on retrouvera la
vitalité et la fantaisie débridée de l'oeuvre de Paisiello.
Un magnifique enregistrement de ce chef
d'oeuvre est encore disponible à prix doux. Il a été édité par
le label Bongiovanni à qui on doit d'avoir ressuscité un répertoire
(l'opéra italien du 18ème siècle) à moitié oublié. Les
chanteurs sont excellents notamment le remarquable Domenico Colaianni
dans le rôle de Mastro Antonio et Christophoros Stamboglis dans
celui de Tammaro, Giovanni di Stefano en assure la direction musicale
avec finesse. Cet enregistrement date de 1998 et il serait bon qu'une
mise à jour avec des instruments d'époque soit publiée rapidement.
.
- Michele Scherillo, L'Opera buffa napoletana durante il settecento. Storia letteraria., Delhi-110052, India, 2016, pp. 396-443.
- Giovanni Carli Ballola, Filosofi, Mitologi, Antiquari, Istorici, Testo sul Socrate Immaginario, Incizione Bongiovanni, 1998.
- Balzac, à plusieurs reprises, traite César Birotteau de Socrate bête.
- Anthony R. DelDonna, Opera, Theatrical Culture and Society in Late Eighteenth-Century Naples, Routledge, New York, 2016.
- Toutefois La Finta Giardiniera connut un succès durable dans ses versions allemandes successives : Die Gärtnerin aus Liebe, dont la plus tardive daterait de 1789. La version italienne fut également éclipsée par l'opéra éponyme contemporain de Pasquale Anfossi qui triompha dans la péninsule.
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