Le quatuor à cordes en sol mineur
HobIII.74, Le Cavalier, est le troisième et dernier de l'opus 74.
Les quatuors à cordes opus 71 et opus 74 sont composés par Joseph
Haydn à Vienne en 1792-3, peu après le retour du premier voyage de
Londres. Les quatuors opus 71 sont généralement réunis avec l'opus
74 pour former une série de six. Le comte Antoine von Apponyi, par
ailleurs bon violoniste, paya cent ducats pour recevoir la dédicace
de l'opus 71 et de l'opus 74 et de bénéficier d'une année de
droits exclusifs (1). On a insisté sur l'influence des symphonies
Londoniennes sur ces quatuors. Cette influence se traduit par une
écriture incorporant des procédés orchestraux et également par la
présence d'une introduction. Cette dernière n'est pas forcément
lente et ne compte que quelques mesures, toutefois elle donne aux
mouvements liminaires une personnalité unique dans le corpus des
quatuors de Haydn.
Le Cavalier polonais, Rembrandt ou son élève Willem Drost |
A première audition on est frappé par
le son unique, brillant, parfois éclatant des quatuors opus 71. Ils
furent une révélation pour moi quand je les entendis pour la
première fois! L'écriture des quatre parties est bien plus virtuose
que celle des précédents quatuors opus 64 et s'apparente aux
quatuors concertants de l'élève de Haydn, Ignaz Pleyel,. Ces
quatuors s'adressent à des exécutants chevronnés comme pouvaient
l'être Johann Peter Salomon et les relations de ce dernier (2).
On note une évolution dans les trois
quatuors de l'opus 71. Le n° 1 en si bémol majeur est celui qui se
rapproche le plus de l'opus 64 précédent, le volume sonore du n° 2
en ré majeur est déjà bien plus conséquent. Le plus brillant est
sans aucun doute le n° 3 en mi bémol majeur qui ressemble par bien
des côtés à la symphonie n° 99 contemporaine dans la même
tonalité.
Tout ce que nous avons aimé dans les
quatuors à cordes opus 71 nous le trouvons magnifié et approfondi
dans l'opus 74. Le plan des quatuors opus 74 est plus ambitieux que
celui des quatuors précédents, le cadre est notablement élargi
pour accueillir les idées nouvelles et brillantes qui affluent.
Haydn met en jeu des procédés harmoniques nouveaux, des modulations
plus hardies, il utilise les changements de tonalité pour modifier
l'éclairage, apporter des couleurs nouvelles. Ainsi les trios des
menuets commencent à être écrits dans des tonalités éloignées
qui contrastent vivement avec celle du menuetto. L'évolution vers le
scherzo est en marche. Les mouvements terminaux des opus 74 n° 1 en
do majeur et 2 en fa majeur sont les plus vastes et les plus
complexes jamais écrits par Haydn pour un quatuor à cordes, ils ont
un caractère symphonique marqué et se rapprochent des mouvements
terminaux des symphonies Londoniennes. Dans ces trois quatuors, la
virtuosité atteint des sommets, cette virtuosité n'est jamais
gratuite, elle sert à mettre en valeur les idées nouvelles du
compositeur.
Le quatuor opus 74 n° 3 en sol mineur
dit Le Cavalier est très différent de ceux qui précèdent et
s'apparente par certains côtés aux quatuors de l'opus 76. Il ménage
ainsi une transition idéale entre les deux groupes d'oeuvres. Il est
de loin le plus populaire des six de l'opus 71 et 74 et sa célébrité
est totalement justifiée. C'est de plus le plus novateur de la
série. Dans la modeste analyse musicale qui suit, j'ai voulu montrer
ce que ce quatuor avait d'exceptionnel.
Allegro, 3/4, structure sonate.
Contrairement aux trois quatuors de l'opus 71 et aux deux autres
quatuors de l'opus 74, le quatuor en sol mineur Le Cavalier ne débute
pas par une introduction. On est plongé d'emblée dans le vif du
sujet avec un thème initial à l'unisson, remarquable par les
appogiatures rapides précédant toutes les notes de ce thème sauf
la première. On a entendu dans ce thème le galop d'un cheval d'où
le surnom (Le Cavalier) de ce quatuor. Ce Cavalier de Haydn
s'apparente dans une certaine mesure à cet aristocratique
personnage, peint par Rembrandt. Toutefois, il contient en germe des
cavalcades plus débridées comme celles, inspirées de la ballade
de Lenore de Gottfried August Bürger (1774), mises en musique
par Franz Schubert dans ses quatuors à cordes n° 14 La jeune
Fille et la Mort, D 810. et n° 15, D 887. Très curieusement ce
thème du Cavalier va disparaître de la scène et cela pendant toute
l'exposition. Cela est inhabituel car chez Haydn le thème initial
parcourt généralement toute la première partie du mouvement. Un
nouveau groupe de thèmes prend le relai : un simple arpège sur
l'accord de sol mineur au violoncelle auxquel répondent, par une
plainte très expressive, l'alto, le second violon puis le premier
violon. Un deuxième motif composé de deux noires suivies par trois
triolets de croches contraste pas son dynamisme avec ce qui précède.
Ce motif en triolets prend une grande importance et nous amène au
second (ou troisième si on prend en compte le thème initial) thème
proprement dit. Ce dernier en si bémol majeur, de caractère joyeux
et au rythme de valse, s'épanouit largement et est bientôt combiné
avec le motif en triolets. Ce second thème doit être joué sul
una corda, sur une corde, ce qui rend son exécution périlleuse.
La présence d'un second thème aussi clairement individualisé est
rare dans les structures sonates de Haydn (3). On arrive aux barres
de mesure et au delà, au développement. C'est le motif en triolets
de croches qui ouvre le développement et bientôt le thème initial
dont nous avions souligné les appogiatures revient en scène. Très
agressif, il est combiné avec le motif en triolets durant treize
mesures magnifiques. Le motif en triolet continue tout seul et passe
par de belles modulations. Le second thème prend le relai, mais
absolument transfiguré par d'admirables et pathétiques modulations
qui, après un groupe d'accords fortissimo amènent la
réexposition. Cette dernière ne montre d'abord pas de changements
importants sauf que le second thème reparait en sol majeur, tonalité
sur laquelle s'appuie la coda. Deux accords finaux de sol majeur en
doubles et triples cordes, scellent ce superbe mouvement. On remarque
que contrairement à l'habitude classique consistant à transposer
lors de la réexposition, le second thème à la tonique sol mineur,
Haydn considérant que son thème, exposé dans le mode majeur durant
l'exposition, ne se prête pas à une transposition dans le mode
mineur, choisit de terminer son mouvement qui avait commencé en sol
mineur, dans la tonalité homonyme majeure c'est-à-dire sol majeur.
On voit que Haydn ne considère pas la forme sonate comme un moule
immuable mais comme un support où son imagination pourra se déployer
de plus en plus librement.
Der blaue Reiter, peint en 1903 par Wassili Kandinsky |
Largo assai, mi majeur, 4/4, forme
Lied. Nous voici arrivé au sublime mouvement lent, sommet incontesté
du quatuor. Le quatuor avait débuté en sol mineur, nous voici
maintenant en mi majeur, tonalité très éloignée du sol mineur
initial. Ce mouvement au tempo très lent et en valeurs longues a un
caractère frisant l'immobilité, signalé par de nombreux auteurs
(4) et commun à certaines œuvres antérieures de Haydn (largo de la
symphonie n° 64 et de la symphonie n° 86) et postérieures comme les mouvements lents de plusieurs quatuors de l'opus 76, notamment le n° 1 en sol majeur, le
n° 4 en si bémol majeur, le n° 6 en mi bémol majeur. On peut
aussi penser au lento final du quatuor à cordes n° 2 de Bela
Bartok. Le thème, énoncé mezza voce, a un profil ascendant et s'oriente vers la dominante si majeur quand survient une
extraordinaire modulation aboutissant à un accord fortissimo de sol
majeur comportant une quinte et une sixte augmentée. Ce passage, un
des sommets de toute la musique, a longtemps constitué un mystère
pour moi et pendant longtemps, je ne comprenais pas ce que le
compositeur avait voulu dire. Il m'a fallu du temps pour qu'enfin, il
s'impose à moi. Après les barres de mesures ce thème passe par
d'admirables modulations, do dièze mineur forte puis sol majeur
pianissimo. Après les barres de mesures on arrive à un intermède
dans la tonalité de mi mineur. Le thème est maintenant renversé et
module constamment, on atteint un climax d'expression sur un accord
de la bémol majeur comportant une septième. On assiste ensuite à
un pathétique échange de ce thème renversé entre le violoncelle
et le premier violon assorti de dissonances troublantes. Le retour du
thème initie une géniale variation de la première partie avec des
broderies de triples croches. On remarque tout particulièrement deux
mesures magiques en trémolos de triples croches tandis que l'accord
fortissimo qui m'avait tant frappé revient avec une vigueur
renouvelée. La fin du mouvement est constamment pianissimo et
tout s'achève dans un murmure évanescent. Dans ce mouvement
l'économie des moyens utilisés n'a d'égale que l'intensité des
sentiments exprimés.
On revient sur terre avec le menuetto
¾ en sol majeur et son trio en sol mineur. Ce dernier est typique
des menuets et trios en sol mineur du classicisme viennois en général
et ceux de Wolfgang Mozart en particulier, comme le menuetto du
quintette en sol mineur K 516 ou bien le trio (en sol mineur) du
quatuor en sol majeur K 387 faisant partie de la série dédiée à
Joseph Haydn.
Finale, Allegro con brio, 4/4,
structure sonate. Il débute par un thème haletant remarquable par
ses syncopes et ses oppositions de nuances qui plus que le premier
mouvement peut évoquer une cavalcade. On remarque un groupe de
quatre doubles croches liées qui jouera un rôle important tout au
long du morceau. Sans transition le premier violon attaque le second
thème en si bémol majeur, le relatif majeur de sol mineur, avec un
accompagnement syncopé du second violon et de l'alto. Ce thème
aérien est issu du premier même si sa gaité insouciante et son
humour le différencient fondamentalement de lui. Ce thème s'étale
confortablement et est enrichi d'un pittoresque canon entre les deux
violons. Cette présence d'un second thème épanoui est une
caractéristique de ce quatuor (3). A la fin de l'exposition, la
virtuosité atteint des sommets au propre et au figuré avec un
premier violon naviguant autour du si bémol suraigu. Le magnifique
développement comporte trois parties, une première partie basée
sur le second thème suivie d'un travail harmonique et rythmique sur
le premier thème mettant en relief les oppositions de nuances
signalées au début du morceau. La troisième partie, très
dramatique, est fondée sur le motif de quatre doubles croches liées
qui aboutit à un climax fortissimo du premier violon qui répète
obstinément l'incipit du second thème, accompagné par un
martellement sauvage des trois autres instruments. C'est la
réexposition qui, après un ostinato très dramatique du violoncelle
sur les quatre croches liées, aboutit rapidement à un point
d'orgue. L'armature change alors et comme dans le premier mouvement,
on passse en sol majeur avec le second thème plus entrainant et
joyeux que jamais. A partir de là plus aucun nuage ne vient ternir
le déroulé de la musique et la brillante péroraison finale. Cette
œuvre qui avait commencé dans une agitation fiévreuse se termine
par l'affirmation d'une santé morale retrouvée (5).
Le cavalier français, François Aimé Louis Dumoulin (1799), Musée historique de Vevey, photo Rama |
Les plus célèbres quatuors à cordes
(Budapest, Festetics, Amadeus, Los Angeles...) ont interprété ce
quatuor Le Cavalier. Je suis incapable de désigner une version de
référence et laisse au lecteur de ces lignes le soin de faire son
choix.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp 1271-1284.
- H.C. Robbins Landon, David Wyn Jones, Haydn, his life and its music, Indiana University Press, Bloomington and Indianapolis, 1987, pp 289-297.
- Dans beaucoup de structures sonates de Haydn, le second thème est souvent une émanation du premier. En tous cas, il n'est pas clairement individualisé comme il peut l'être chez Mozart ou bien le jeune Beethoven.
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, pp. 1346.
- Haydn n'est pas le personnage béat d'optimisme que la légende du papa Haydn a forgée, il a ses moments d'angoisse et de doute frisant parfois la dépression comme le montrent certaines œuvres (adagio non troppo e cantabile du trio n° 27 en ré mineur HobXV.23, deuxième mouvement de la sonate n° 61 en ré majeur, HobXVI.51, variations en fa mineur pour pianoforte HobXVII.6, contemporaines du quatuor Le Cavalier, l'opéra Orfeo ed Euridice dans son intégralité) etc....
- On trouvera l'analyse musicale des autres quatuors des opus 71 et 74 dans : http://haydn.aforumfree.com/t694-les-quatuors-opus-71 et dans http://haydn.aforumfree.com/t695-les-quatuors-opus-74
Merci pour ce guide d'écoute qui m'a poussée à réécouter récemment ce quatuor !
RépondreSupprimerBonnes fêtes (musicales) à vous !
Merci pour vos encouragements. Bonnes fêtes à vous également!
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