Confronter plusieurs
compositeurs sur un même texte, en l'occurence la scène dramatique
Berenice, che fai du librettiste Metastasio, poeta
cesareo de la cour impériale de Vienne à partir de 1729, voici
le pari tenté et réussi par Lea Desandre, Natalie Pérez,
Chantal Santon-Jeffery, David Stern et l'Opéra
fuoco. Cette scène est tirée du livret Antigono, écrit
en 1743, qui sera mis en musique par une quarantaine de compositeurs
pendant plus d'un demi-siècle, dont Johann Adolf Hasse et
Antonio Mazzoni. La scène isolée du contexte du livret a
également tenté de nombreux compositeurs dont Joseph Haydn et
Mariana Martinez. Enfin Johann Christian Bach et
Wolfgang Mozart ont également été sélectionnés pour avoir
mis en musique des textes voisins de celui de Metastasio, ce qui
porte à six, le nombre des compositeurs présents dans cet
enregistrement. Dans cette scène, on est au cœur du livret
d'Antigono : Berenice a décidé de se sacrifier pour sauver de
la mort son amant Demetrio, elle consent donc à épouser le roi de Macédoine
Antigono (1).
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Lea Desandre, Chantal Santon-Jeffery, Nathalie Pérez |
Tandis que Joseph Haydn
triomphe à Londres avec ses symphonies, et qu'il achève en 1795 la
symphonie Hob I.104 en ré majeur, dernière des douze Londoniennes,
il veut montrer aussi au public anglais que l'opéra italien n'a pas
de secrets pour lui. Même s'il ne l'a jamais exprimé publiquement
et dans ses écrits, il est probablement mortifié que son opéra,
composé en 1791 lors de son premier séjour à Londres, l'Anima
del Filosofo, n'ait pu être représenté pour raisons
administratives. C'est peut-être dans cette disposition d'esprit
qu'il met en chantier la partition de la scène dramatique, Berenice
, che fai,..HobXXIVa.10. Cette dernière, créée le 4 mai 1795,
porte la marque du style du Haydn tardif, caractérisé par une
concentration et une densité musicale extrêmes. On note dans le
récitatif l'usage de l'enharmonie à deux reprises à des fins
expressives et dramatiques dans deux modulations saisissantes (l'une
passant de do# mineur à si bémol majeur, l'autre de mi majeur à mi
bémol majeur) qui provoquent un changement d'éclairage fascinant
(2). L'air Perché se tanti siete est écrit dans la tonalité
de fa mineur, tonalité choisie généralement par Haydn pour
exprimer le désespoir. Cette scène de Berenice est dans la
continuité des trois splendides airs d'Orfeo dans l'Anima del
Filosofo. Le second, In un mar d'acerbe pene, également en fa
mineur, (Orfeo, effondré, constate la mort d'Euridice) faisait
également usage de l'enharmonie et de modulations audacieuses (3).
Lea Desandre, déjà auteur d'une magnifique prestation dans
l'Erismena de Cavalli, est ici dans son élément où elle peut
mettre le large ambitus de sa voix chaleureuse de mezzo -soprano
comme résonateur des tourments qui affectent l'héroïne et
peut-être également Joseph Haydn lui-même dont la vie,
contrairement aux clichés en usage, ne fut pas un long fleuve
tranquille.
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Mariana von Martinez, portrait par Anton von Maron, 1773 |
Hormis évidemment le
personnage de Berenice, toutes les scènes enregistrées ici
possèdent en commun un lien subtil. Ainsi Mariana von Martinez
(1744-1812), fille d'un riche diplomate napolitain, alors âgée de
dix ans, fit la connaissance du jeune Haydn. Ce dernier était depuis 1753 au
service de Nicola Porpora, alors professeur de chant de la fillette.
Il est établi qu'au cours des leçons de Porpora, Haydn, âgé de 22
ans, accompagnait au clavecin et que le maître napolitain appréciait
tellement son serviteur qu'il s'absentait pendant la leçon de
musique sachant que Haydn pouvait parfaitement assurer son
enseignement à sa place. Mariana prit également des leçons auprès
de Johann Adolph Hasse. Joseph et Mariana n'appartenaient pas au même
monde. Mariana habitait le troisième étage d'un vaste appartement
où le poète Metastasio était hébergé et Joseph se contentait
d'une chambre de bonne dans le toit. Mariana, en plus de chanter et
jouer du clavecin, était une compositrice accomplie. Elle animait
également un salon dans lequel ses œuvres et celles de ses
contemporains étaient exécutés. La musique de Mariana von Martinez
sera une découverte pour beaucoup d'amateurs. Typiquement Sturm
und Drang, la scène de Bérénice , composée en 1767,
s'apparente par sa véhémence à nombre de musiques symphoniques
composées dans les années 1765 à 1775 par Joseph Haydn en
particulier et exprime bien mieux que d'autres parmi ses
contemporains, la détresse et les souffrances d'une femme amoureuse.
Chantal Santon-Jeffery en donne une version particulièrement
engagée et passionnée.
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La Michaelerplatz, là se trouvait l'immeuble où Mariana Martinez tenait salon. |
Les liens entre Haydn et
Mozart sont entrés dans la légende. Quand Wolfgang Mozart
compose sa scène A Berenice K 70 en 1767, il est âgé de
onze ans mais à cette époque son modèle n'est pas Joseph Haydn
mais Johann Christian Bach. Le récitatif accompagné A
Berenice... et l'aria Sol nascente nous montrent un jeune
Mozart désireux de montrer ce qu'il savait faire. Il accumule les
difficultés les plus périlleuses : vocalises véloces et
suraigus vertigineux qui ne laissent plus beaucoup de place à
l'émotion. L'aria Sol nascente..., de type napolitain avec da
capo et de plan A,A1,B,A',A'1, montre bien l'incapacité de cette
forme musicale à exprimer une action dramatique en évolution. En
effet les sections A', A1 etc... ne sont que des variations plus ou
moins ornées de la section A ce qui entraine forcément un certain
statisme dans l'éxpression des sentiments. Mozart reconnaitra
bientôt les limites de cette structure et dès son Lucio Silla de
1772, tentera en partie de s'en affranchir. Chantal Santon-Jeffery se
joue des difficultés et nous régale de superbes vocalises,
coloratures et de magnifiques suraigus.
L'aria de Johann
Christian Bach (1735-1782) tirée de son pasticcio Catone in
Utica, Confuta, smarrita, composé en 1764, évolue dans
le même climat que la scène de Metastasio. Cet air est
caractéristique du tempérament dramatique du Bach de Londres que
l'Opéra fuoco a magnifié dans l'opéra seria Zanaïda (1763)
et qui aboutira à un accomplissement dans son génial Temistocle
(1772), monté il y a quelques années par Christophe Rousset et les
Talens lyriques. Ce compositeur sous-estimé est remarquable par son
don mélodique exceptionnel toujours sous-tendu par une écriture
serrée et une instrumentation audacieuse, qualités probablement
héritées de son illustre père. Cet air tragique est très
habilement orchestré et fait assez peu appel à la virtuosité,
Nathalie Pérez en donne une version sensible et émouvante
d'une voix au timbre très pur.
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Le Bach de Londres par Thomas Gainsborough |
Antonio Mazzoni
(1717-1785) est né à Bologne. Il fit l'essentiel de sa carrière en
Italie en tant que compositeur d'opéras, sauf une escapade à
Lisbonne en 1753 suite à une commande du souverain Joseph 1er du
Portugal d'un opéra Antigono. Le séjour de Mazzoni fut
brutalement interrompu en 1755 par le tremblement de terre du 1er
novembre 1755 qui détruisit intégralement la ville. La scena di
Berenice tirée d'Antigono montre que ce contemporain de Carl
Philipp Emmanuel Bach dont la jeunesse a plongé dans le monde
baroque, s'est très vite converti au style galant comme le montre
cette scène. Les femmes étant interdites à cette époque sur la
scène des théâtres du Portugal, le rôle de Berenice fut écrit
pour un castrat. Le récitatif est remarquable par son caractère
passionné mais l'air qui suit, axé sur la beauté mélodique,
présente un caractère moins tendu et Natalie Pérez montre que sa
voix peut facilement s'adapter aux changements d'humeur et aux
difficultés techniques de ce rôle, notamment des vocalises à un
tempo rapide.
La
révélation de cet enregistrement est la scena di Berenice
tirée d'Antigono de Johann Adolf Hasse (1699-1783).
Antigono est composé en 1743 à partir d'un livret écrit la même
année par Metastasio pour Hasse et à une époque où le style
baroque triomphait encore chez les compoiteurs français et la
plupart des allemands. Curieusement cette œuvre de Hasse tourne le
dos au style baroque et est déjà très moderne d'esprit. Cela est
visible déjà dans l'alerte sinfonia qui ouvre l'opéra et dans
laquelle les cors naturels nous invitent à une belle partie de
chasse. Après un gracieux andantino qui anticipe les mouvements
lents des symphonies antérieures à 1760, dédiées au comte Morzin
de Haydn, le troisième mouvement est un allegro molto au rythme
tourbillonnant et aux allures de...valse !. Dans le récitatif
et l'aria qui suit, on admire la façon dont Hasse suit avec
précision la poésie du texte de Metastasio, en outre, les affects
sont rendus par une harmonie audacieuse parée d'étonnants et
vibrants chromatismes. Dans ce récitatif et air magnifiques, la voix
de Lea Desandre est particulièrement captivante. La mezzo est dans
son élément et nous régale de son timbre chaleureux au service des
passions exprimées par Hasse.
David Stern et Opera fuoco
sont à la hauteur de l'enjeu. Les couleurs chatoyantes de cet
orchestre jouant sur instruments d'époque peuvent se déployer
librement dans la scène de Haydn dont la richesse instrumentale et
harmonique est pratiquement celle du 19ème siècle. Opera fuoco
n'est toutefois pas en reste dans les autres pièces et notamment
dans les tumultueux accompagnements orchestraux de la scène d'Anna
Martinez et de celle de Hasse. Il rend aussi justice au charme
exquis, de l'aria de Johann Christian Bach.
Nul doute que ce disque
montre la richesse du répertoire de l'air de concert ou de la
cantate profane dans la deuxième moitié du 18ème siècle et donne
une furieuse envie d'en apprendre davantage sur l'opera seria, un
genre opératique que les six musiciens choisis pour ce disque ont
cultivé tout au long de leur vie.
Berenice,
che fai ? Lea
Desandre,
mezzo-soprano, Natalie
Pérez,
soprano, Chantal
Santon Jeffery,
soprano, Opéra
Fuoco,
David
Stern,
direction. Label Apartemusic.com
- Cet article est une version légèrement modifiée d'une chronique parue dans la revue BaroquiadeS http://www.baroquiades.com/articles/recording/1/berenice-che-fai-opera-fuoco
- Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard, 1988, p 1227-8.
- http://piero1809.blogspot.fr/2016/03/lanima-del-filosofo.html
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